Les jeux vidéo, peut-être plus encore que le cinéma et la littérature, sont un formidable moyen de voyager dans des univers d’une richesse insoupçonnée. Les histoires qu'ils racontent, même les plus simples, demandent d'avantage d’implication de la part du joueur qui n’est juste spectateur : il est acteur à part entière. En développant au fil du temps des univers plus grands, plus denses, les éditeurs ont eux aussi tout à y gagner. Alors, même si gérer un lore peut parfois s’avérer difficile, s’il vous plaît, ne leur faites pas de mal.
C’est lors du DICE Summit 2017 que Bonnie Ross, la patronne du studio 343 Industries, a fait une déclaration assez inattendue. Quelques mots, qu’elle a explicités ensuite sur les réseaux sociaux. Mais suffisamment pour déclencher chez l’auteur de ces lignes une profonde (si si) réflexion. Quels étaient-ils, ces mots ? Oh finalement, presque rien. Alors que Ross présentait le futur de la franchise Halo, elle a notamment fait savoir que les prochains jeux reposeraient sur des scénarios plus simples, ou tout du moins, plus abordables pour tout un chacun. Une affirmation qui a déclenché foule de réactions négatives chez les fans de la série, qui s’attendent d’ores et déjà à ce que le lore de la série soit cantonné aux futurs produits dérivés aux couleurs du Master Chief.
Il me semble nécessaire, avant de poursuivre cet article, d’expliquer ce qu’est un lore. Ou tout du moins d’établir une définition sur laquelle nous nous mettrons d’accord, vous et moi. Il s’agit d’un mot anglais, défini par le dictionnaire de Cambridge comme étant « les connaissances traditionnelles et les récits à propos d’un sujet donné » ; on le retrouve également en tant que suffixe dans le mot « folklore », défini par le même dictionnaire comme étant l’ensemble « des récits traditionnels et la culture d’un groupe de personnes ». Dans le jeu vidéo, un lore est donc l’ensemble des données, des personnages, des récits et des informations qui fondent la structure de l’univers d’un titre, d’une série. On parle souvent de background, un anglicisme manquant toutefois de précision. Tous les jeux ne disposent pas d’un univers riche en détails, et tous les joueurs n’en sont d’ailleurs pas forcément friands. Ajoutons à cela que mal utilisé, un lore peut venir alourdir un récit, et perdre le joueur dans un ensemble de données pas forcément nécessaires à la bonne compréhension de l’intrigue principale.
Trop de lore tue le lore ?
C’est précisément ce que semblait pointer du doigt Bonnie Ross. Il faut dire qu’en plus de 15 ans d’existence, la franchise Halo a multiplié les jeux, les comics, les romans, et même les courts-métrages pour enrichir un univers en perpétuelle expansion. Une démarche rapidement entreprise par Bungie, puisque le premier roman estampillé Halo était sorti avant même le premier jeu. Intitulé Fall of Reach, il présentait la genèse des Spartan-II et la bataille de Reach. Cette dernière aura d’ailleurs droit à un jeu complet… dix années plus tard ! La personne chargée de maintenir la cohérence du lore de Halo, Frank O’Connor, fait partie des rares transfuges de Bungie, qui ont quitté le studio de Bellevue pour s’installer quelques kilomètres plus loin à Kirkland, chez 343 Industries. Avec une mission clairement établie : développer toujours plus l’univers de la série, et ce par tous les moyens. Ce qui est passé, principalement, par une avalanche de romans et de comics.
Le passage de témoin fut officiel pour les joueurs le 6 novembre 2012, date à laquelle parut Halo 4, la première création originale de 343. Nouvelle trilogie, nouveaux personnages, et surtout pour les nouveaux venus, une trame lourdasse et des enjeux pas évidents à saisir. Rebelote avec Halo 5 : Guardians en 2015. Le ressenti est toutefois bien différent du côté des fans de la série, qui ont pu apprécier les nombreuses références aux comics et romans, et donc l’omniprésence du lore dans la narration des deux jeux. Le tout offre homogénéité et continuité dans un ensemble de médias pourtant tous très différents les uns des autres. Et c’est précisément cela qui a valu des critiques un peu tièdes d’une partie des joueurs et de la presse. Dans une industrie aussi riche que la nôtre, qui a véritablement le temps le temps de lire tous les romans et bandes dessinées d’une seule licence, pour être certain de comprendre les tenants et aboutissants d’un jeu à venir ? Pas grand monde en vérité, sinon les fans les plus impliqués. Une situation difficile pour 343 Industries, qui devra satisfaire les fans et le plus grand public.
Si la déclaration de Ross peut faire peur à la première lecture, elle a toutefois tenu à signaler par la suite que cela ne signifiait pas la fin du ‘’lore’’ de Halo, et a pris en exemple le récent cas de Halo Wars 2. Le Stratégie raconte en effet une toute nouvelle histoire, et pioche assez peu dans le lore de la série ; tout juste est-il nécessaire d’avoir joué au premier épisode pour comprendre l’essentiel. Toutefois, l’introduction de nouveaux personnages, et notamment Atriox, pose question : présenté comme la plus formidable menace connue par l’hégémonie covenante, le leader Brute n’avait pourtant jamais été évoqué par le passé, pas plus que son armés de Bannis. Si Halo Wars 2 était sorti il y a dix ans, Atriox et sa bande se seraient incrustés dans aucun souci dans la maison en construction qu’était le lore d’Halo. Aujourd’hui, la chose est plus compliquée. Un souci de cohérence qui représente une faille dans la vision de Ross, et qui met en péril quinze années de travail.
Tout raser pour mieux construire : le choix de la facilité
Car si la franchise Halo et tout ce qui la compose pèsent un sacré paquet de fric pour 343 Industries et Microsoft, elle n’en est pas moins un genre de supertanker difficile à manœuvrer. Et par leur volonté, qui plus est : Microsoft souhaitait développer sa franchise et a donné carte blanche à son studio, qui a multiplié les personnages, les récits, les événements. Résultat ? Désormais, chaque changement de cap (ici, les nouveaux éléments scénaristiques) doit être calculé au préalable, un casse-tête sans nom lorsque l’on gère un business qui chiffre en dizaines de millions de dollars.
C’est pour cette même raison que Disney a préféré sortir le napalm. La marque de Mickey s’est payé Star Wars en octobre 2012 et n’a pas hésité, dans la foulée, à mettre à mort la majeure partie du lore de la saga de George Lucas. Ce dernier a une chose en commun avec JRR Tolkien : il adore son univers. Mais contrairement au père de la Terre du Milieu, qui a dédié sa vie à son œuvre, à sa richesse et à sa cohérence, Lucas a préféré distribuer à tour de bras des autorisations d’exploitation. Ce qui signifie que, sous sa bénédiction (vu les enjeux économiques, comment refuser ?), les romans et les comics se sont multipliés et ont rapidement formé un lore titanesque, sur lesquels les films suivants se sont installés, tout du moins en partie. Au moment de relancer la licence dans les salles sombres, le géant Disney ne pouvait tout simplement pas s’embarrasser de tant de complications. Mickey a déboursé la coquette somme de quatre milliards de dollars et compte bien voir son investissement fructifier. Alors, pour les prochains films et notamment les spin-off, il fallait bien entendu faire table rase du passé. Quitte à jeter à la poubelle 40 années de récits et de personnages.
Ce qui est une grave erreur. Si je comprends parfaitement les intérêts économiques, et la difficulté que représente le fait de devoir jongler avec un lore aussi touffu que celui de Star Wars (et dans une moindre mesure, celui de Halo), c’est précisément cet univers étendu, enrichi, qui lui donne cette saveur toute particulière. Qui maintient vivace l’intérêt des fans sur le long terme, et surtout, permet d’en attirer de nouveaux. En fin de compte, tout le monde est gagnant. C'est valable également dans le monde du jeu vidéo. Encore plus, serait-on tenté de dire, au moment où celui-ci se cherche encore une place, en tant qu'art.
Vivre à travers le temps
Car les plus grandes œuvres, celles que l’on n’oublie pas, sont celles qui voyagent à travers le temps, et qui nous accompagnent tout au long de notre vie. Les plus grands récits sont ceux qui s’inscrivent durablement dans l’imaginaire de l’Homme. Et ce depuis la nuit des temps, ou presque. Pourquoi parle-t-on encore aujourd’hui d’Achille et d'Hercule, au point de les voir au cinéma, 3000 ans après que leurs noms ont été prononcés pour la première fois ? Si aujourd’hui les Métamorphoses d’Ovide font partie de la littérature classique, il ne faut pas oublier qu’autrefois, elles fussent avant tout des récits populaires, qu’on racontait aux enfants le soir avant qu’ils s’endorment. À cet égard, Star Wars n’est pas bien différent. Cela fait presque 40 ans que la saga venue d’une galaxie lointaine, très lointaine, fait rêver les gosses du monde entier. Le Seigneur des Anneaux, et l’ensemble de l’œuvre de Tolkien, également. Ces deux univers font désormais partie de la pop culture, et se transmettent de génération en génération. Pour ma part, c’est mon père, fan de Star Wars, qui m’a fait découvrir très tôt la première trilogie. C’est lui également qui m’a dirigé vers Tolkien, avant même les films de Peter Jackson. Plus que des films ou des bouquins, ce sont des univers qu’il a souhaité partager avec moi. Des univers qui manquent au jeu vidéo.
Ce n’est pourtant pas faute d’essayer. J’ai mentionné le cas Halo plus haut, mais s’il est peut-être celui qui a développé le lore le plu dense, il n’est pas seul. Même Nintendo s’y est essayé, notamment avec Metroid et Zelda. Le premier a eu droit à quelques mangas et comics, levant le mystère sur l'enfance de Samus et ses liens avec les Chozos ; tandis que le second s’est attelé à se construire une véritable chronologie officielle. Alors certes, celle-ci est sujette à débat chez les fans. Certains, comme votre serviteur, estiment que Big N essaie tant bien que mal de coller les morceaux pour satisfaire la demande de cohérence d’une partie du public, mais clairement, l’ensemble est plutôt fragile. Mais qu'importe !
Car pour quiconque se montre curieux, ces univers étendus sont une véritable bénédiction. Pour un rat de bibliothèque tel que moi, quel plaisir ce fut de rechercher les différents ouvrages dédiés à l'univers de Metroid, de Zelda, de Mass Effect, de Halo. De découvrir toutes ces histoires qui m'étaient inconnues jusque là. D'empiler les connaissances, de les tester, de débattre avec d'autres joueurs. Je ne compte plus les discussions passionnantes que j'ai pu avoir avec des fans de Starcraft, de The Witcher, ou de Fallout, qui me détaillaient les chronologies de leurs univers de cœur. Lorsque je joue, peu de choses m'emballent plus que la découverte d'un objet, d'une peinture, ou l'évocation d'un personnage ou d'un événement, dont je comprends toute la portée, tout le sens, grâce à ces lectures. Il y a sans doute ici un peu d'autosatisfaction, mais c'est surtout le plaisir de visiter un monde qui n'est pas une coquille vide. Un nouvel univers où chaque chose a une raison d'exister. C'est ce qui lui donne véritablement corps, et fait de ces jeux une expérience semblable à nulle autre.