Inspiré par le précédent message, j'ai décidé de lire Claude Simon que je ne connaissais que de nom. Décision heureuse.

J'ai vécu le livre entier comme une expérience très singulière et je renonce à en parler de manière précise parce que je sais que je ne vais pas y parvenir et/ou que ça prendrait beaucoup trop temps.

Après quelques pages je me suis demandé si j'allais réussir à poursuivre la lecture: presque pas de ponctuation, des phrases de plusieurs pages, des parenthèses puis des parenthèses dans les parenthèses et des digressions infinies. En prime, une temporalité et une spatialité éclatées qui plongent dans l'inconfort tant ils effacent les repères sur lesquels on cherche à se reposer. Mais on s'accoutume, on est immergé dans ce flux du et, physiquement, j'ai trouvé ça épuisant et exaltant à la fois.

Pour faire court, le livre traite de la débâcle de 40 vécu par un groupe d’éclaireurs montés. Sauf que le récit de cette débâcle est en réalité un souvenir raconté a posteriori, mais aussi le souvenir du récit de souvenirs (bordel). La structure temporelle ne fonctionne pas de manière logique et on renonce vite à localiser le narrateur et sa position dans le récit tant il y a d’aller-retour temporels et de changements d’énonciation. Et ce qui fascine c’est justement ce flux ininterrompu et non-linéaire d’épisodes revécus et retravaillés par la mémoire du personnage principal qui, à la recherche de sens et d’identité, se reconstruit sans cesse.

Je vois tout le roman comme une quête de sens face à l’absurde qu’incarnent ici la guerre et la mort. Et cet absurde se retrouve dans les scènes de guerre sous la forme d’un flou entre la réalité et le rêve, le réel et l’irréel. Tout se décompose, tout est dissolution, de nouvelles formes hybrides naissent parmi les carcasses et ruines, le champ des phénomènes paraît ne répondre à aucune norme, le monde se transforme, tout prend la même couleur. Le temps même se fige, on ne sait plus si le même jour se répète ou si une faille a avalé les personnages.

Il y a aussi des obsessions. Une pour les ombres notamment, celles des humains. Les différentes manières dont elles paraissent suivant la provenance de la lumière. Comme si le soleil, comme la mémoire, avait le pouvoir de modifier notre image et la manière de nous percevoir. Le texte est extrêmement riche en symboles et en sens, il y a des tas de ces exemples, l’intérêt ne se réduit pas à la structure et à la syntaxe.

Ce qui relève du génie, c’est la juxtaposition parfaite du fond et de la forme. Ce que vivent les personnages, on le ressent physiquement à travers l’écriture. Que ce soit dans l’absence de ponctuation, le glissement imperceptible d’une époque à une à une autre au sein de la même phrase, l’impression de ne jamais complètement comprendre ce qui se passe et où on se trouve. Nous aussi on s’enfonce dans l’errance, à la recherche de sens, on tâtonne pour essayer de comprendre, on se perd, on vit quelque chose, une expérience.