Le plus gros rachat de l’industrie du jeu vidéo va redistribuer les cartes dans le monde du gaming. C’est peu ou prou de cette manière que nous pourrions résumer les avis des principaux analystes du marché interrogés chez GamesIndustry.
Sommaire
- Un tournant dans l’histoire du jeu vidéo
- La guerre des services et du contenu plutôt que la bataille des consoles
- Dans toutes les poches
- Vers plus de concurrence… ou un futur monopole ?
- Sony forcé de réagir
Un tournant dans l’histoire du jeu vidéo
Comme nous le disions dans notre article se focalisant sur le rachat d’Activision Blizzard King par Microsoft, peu importe l’angle d’analyse, Microsoft a désormais toutes les cartes en main pour devenir un acteur extrêmement influent, si ce n’est le plus important, de ces prochaines années dans le gaming. Après avoir racheté divers studios talentueux en 2018/2019 tels que Ninja Theory (Hellblade), Playground Games (Forza Horizon), Double Fine (Psychonauts) et après avoir mis le grappin sur des éditeurs tels que Bethesda (The Elder Scrolls, Doom) et Activision Blizzard King (Call of Duty, Warcraft, Diablo, Candy Crush), le mastodonte américain a les infrastructures, les services, le hardware, les studios, les licences et l'expertise sur console/PC/mobile.
Interrogés par le site GamesIndustry, des analystes et des développeurs ont fait part de leurs avis sur la récente acquisition de Microsoft pesant 69 milliards de dollars. Tous s’accordent à dire que l'arrivée d’Activision dans la famille Xbox va provoquer des remous chez Sony, mais aussi dans toute l’industrie. Serkan Toto de Kantan Games, un cabinet de conseil indépendant axé sur l'industrie du jeu vidéo, déclare que “nous assisterons à une évolution significative une fois que les deux sociétés seront pleinement intégrées”. Ces évolutions, Karol Severin de Midia Research les voit explosives pour Microsoft, qualifiant la finalisation du rachat de “Big Bang dans le monde du jeu” pour la firme de Redmond. Ce rapprochement entre les deux sociétés va en effet faire gagner quelques places à Microsoft sur le podium des sociétés générant le plus de revenus dans le gaming. Elle arriverait même hypothétiquement au coude-à-coude avec Sony, jusque-là en pole position des constructeurs réalisant le chiffre d’affaires le plus élevé.
La guerre des services et du contenu plutôt que la bataille des consoles
Phil Spencer, le patron de Microsoft Gaming, rappelle souvent que la vente des consoles n’est pas l’unique indicateur à prendre en compte pour juger la bonne santé d’un constructeur. “Sa vision a toujours été de transformer la marque, centrée sur la console, vers une plateforme axée sur le contenu” souligne Emilie Avera. D’après elle, le rachat d’Activision “renforcera la stratégie” du constructeur. En outre, sa politique de rendre ses jeux disponibles partout grâce au Cloud et au PC, bien qu’elle fasse perdre de la force de frappe aux consoles Xbox, “est particulièrement pertinente dans les pays où les consoles ne deviendront peut-être jamais une plate-forme viable”. Les investissements de Sony dans le PC, les services, mais aussi dans le mobile, le Cloud ainsi que le jeu Live indiquent que PlayStation se prépare également à une transition musclée.
À propos du Game Pass, les experts sont persuadés que l’ajout des jeux Activision Blizzard vont donner un coup de boost aux abonnements. Une récente étude de CivicScience montre que le pourcentage d'adultes américains au moins “assez susceptibles” et “très susceptibles” de s'abonner au Xbox Game Pass atteint les 17 % au total en 2023, en progression de 5 % par rapport à l’année précédente. “Nous estimons que près de la moitié des abonnés au Xbox Game Pass seront abonnés au niveau Ultimate (le plus cher - ndlr) à la fin de l'année 2023”, explique George Jijiashvili d’Omdia, chez GamesIndustry. “Cela contraste fortement avec le PS Plus, dont nous estimons qu'environ deux tiers seront abonnés au niveau Essential, le moins cher”. “Si le dernier Call of Duty arrive dans le Game Pass, n'est-ce pas compliqué de dire non au service ?” résume Mike Rose, le patron de No More Robots.
Avant que les jeux d'Activision n'arrivent dans le Game Pass, c'est Starfield qui est parvenu à booster le service. "Lorsqu'il est sorti, nous avons établi un record du plus grand nombre d’abonnements Game Pass souscris en une seule journée" expliquait Satya Nadlla lors des derniers résultats trimestriels de sa société. Malgré son succès dans le Game Pass, Starfield est arrivé en tête des ventes aux Etats-Unis au mois de septembre, et à la deuxième place en Europe et au Royaume-Uni.
Dans toutes les poches
Officiellement, les deux concurrents misent tous les deux sur le mobile pour ces prochaines années. D’après GamesIndustry qui reprend les estimations d’IDG, les revenus des jeux mobiles atteindront plus de 122 milliards de dollars en 2023, contre 59 milliards de dollars pour les consoles et 46 milliards de dollars pour le PC. Malheureusement, ni Sony ni Microsoft n’ont annoncé de plans détaillés sur la façon dont ils pensent s’y prendre. Durant ses multiples entretiens avec les régulateurs, la firme de Redmond n’a cessé de rappeler que King était la motivation principale du rachat. Malgré tout, Serkan Toto estime que “King restera King sans beaucoup de changements”, “sans synergies particulières avec les autres propriétés intellectuelles de Microsoft”. Pour Mike Rose, Microsoft va se lancer dans “un casse-tête mathématique” afin de déterminer comment attirer de nouveaux joueurs sur mobile sans trop grignoter les bénéfices.
Vers plus de concurrence… ou un futur monopole ?
Même si les principales agences régulatrices mondiales, à l’exception de la FTC, n’ont pas vu de données indiquant un éventuel monopole de la firme de Redmond en cas de fusion validée, l’éventualité de voir un Microsoft absolument incontournable dans l’industrie du jeu vidéo est plus que crédible selon les analystes interrogés. Bien que Karol Severin insiste sur le fait que faire du service son modèle commercial principal est toujours risqué, il ajoute que plus le Game Pass gagnera d’abonnés, plus les éditeurs seront dépendants de l’écosystème Xbox. “L’un des effets est que leur pouvoir de négociation s’en trouvera affaibli” prévient-il. Emilie Avera, quant à elle, compare le rachat d’ABK à ceux de Marvel, Pixar et Lucasfilm par Disney en termes “d’empreinte culturelle”. De quoi assimiler Xbox à un “bloc” qui pèse lourd. Très lourd.
Imre Jele, ancien cofondateur de Bossa Studios, s’inquiète ouvertement de la tournure des événements. “Honnêtement, je n'ai pas encore vu le public, ou le reste d’un écosystème, avoir des bénéfices de la domination d'une entreprise sur le marché” déclare-t-il. “Je crains qu'une compagnie ne prenne le dessus et n'ait le dernier mot sur le marché des jeux” ajoute-t-il. Afin d’éviter la mainmise du mastodonte américain sur le marché du streaming de jeux, la CMA est parvenue à contraindre les équipes de Phil Spencer à céder les droits des jeux Activision à Ubisoft pour le Cloud. Est-ce suffisant ? “Cela ne devrait pas nuire à Microsoft” juge Piers Harding-Rolls d’Ampere Analysis. Même son de cloche pour George Jijiashvili, qui rappelle que le Cloud ne représentera que 3 % des dépenses totales dans les jeux en 2023, et que ce chiffre devrait atteindre un petit 5 % d’ici à 2027. En ce qui concerne les indés, Jörg Tittel (The Last Worker) craint que les softs des petits studios soient noyés par les propositions AAA du Game Pass, tandis que Mike Rose voit plutôt un nombre de joueurs plus élevé pour essayer les titres indés intégrés au service.
George Jijiashvili juge que la fusion “fait pencher la balance nettement en faveur de Microsoft”, donnant à l’entreprise dirigée par Satya Nadella une “grande opportunité de dicter l'avenir de l'industrie des jeux”. Les mots sont lâchés. Durant le procès opposant Microsoft à la FTC, nous avons appris qu’Xbox avait pour ambition de devenir “le leader de l'industrie en matière de chiffre d'affaires généré en 2030” en “doublant son chiffre d'affaires au cours de cette période”. Cela signifie qu’en sept ans, la société va devoir passer de 16,22 milliards de dollars générés à 32 milliards de dollars de revenus. L'intégration d'Activision Blizzard King va les aider, mais ce rachat n’est donc qu’une étape dans la roadmap de la firme de Redmond.
Sony forcé de réagir
“Il sera de plus en plus difficile de concurrencer Microsoft sur les jeux” annonce Karol Severin. La marque dont Internet s’amuse à dire qu’elle propose plus de nouvelles manettes que de jeux aura bientôt l’opportunité de sortir au moins quatre AAA par an. Une vieille promesse faite par Matt Booty, le monsieur jeux de l’entreprise, qui va enfin pouvoir être tenue. PlayStation, de son côté, en promet au moins deux par an.
Nous nous souvenons encore qu’à l’annonce du projet de rachat d’Activision en janvier 2022, certains fans de la marque PlayStation suppliaient l’entreprise japonaise d’acheter Capcom, Square-Enix ou même Konami afin de riposter. Ce futur du jeu vidéo que prépare Microsoft pousse forcément les forces adverses à réévaluer les directions qui peuvent être prises pour lutter. Théoriquement, Sony peut encore s’endetter pour acquérir un éditeur. C’est d’ailleurs sur ce scénario que mise Serkan Toto. “Je m'attends à d'autres investissements et acquisitions pour PlayStation, y compris une acquisition importante qui ferait bouger les choses de manière significative”, explique-t-il. Piers Harding-Rolls estime lui aussi que Sony restera actif dans le domaine des fusions et acquisitions.
Et si la meilleure arme de Sony pour refroidir les ardeurs de Microsoft était tout simplement de devenir toujours plus gros dans le divertissement en approfondissant les synergies qui existent déjà entre ses différents segments ? C’est en tout cas ce que pense Karol Severin. Étant bien implanté dans le jeu vidéo, la musique, le cinéma et les séries animées, le groupe japonais pourrait frapper fort s’il proposait un abonnement commun regroupant l’accès à plusieurs de ses services. C’est en tout cas l’avis de Karol Severin, "Sony possède l'un des catalogues de contenu les plus impressionnants au monde" dit-il chez GamesIndustry. “Le rassembler dans une offre d'abonnement pourrait constituer une réponse concurrentielle solide aux efforts multiplateforme de la Xbox”.
Les chiffres publiés par Sony au cours de l’année 2023 montrent que la marque PlayStation est robuste mais qu’elle est aussi en train d’évoluer. Alors que le Live Service ne représentait que 12 % des investissements durant l’année fiscale 2019, il représentera 60 % des investissements lors de l’année fiscale 2025. En outre, Sony a confirmé que les investissements dans les nouvelles IP allaient augmenter. Malheureusement, Jim Ryan ne sera pas présent chez Sony pour voir les retombées de sa politique, l’homme d’affaires britannique ayant décidé de quitter la société le mois dernier.
En acquérant l’éditeur leader sur consoles de salon, à la deuxième place sur mobile et à la troisième place sur PC, Microsoft s’est sécurisé les services d’un des géants du gaming les plus influents de ces dernières années. La fusion va également créer un monstre du jeu Live, fournissant à Xbox une part de marché potentiellement deux fois supérieure à celle de Sony en matière d’Utilisateurs Actifs Mensuels. Avec les soldats de Call of Duty ainsi que les démonistes de Warcraft dans ses rangs, les équipes de Phil Spencer ont définitivement de quoi remporter bien plus que des batailles.