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Sujet : [SF][Roman] Vertige Stellaire

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MP
Niveau 10
27 juin 2017 à 09:05:59

La porte s'ouvrir brusquement, d'un coup de pied net et précis. Guilhem embrassa la scène d'un regard circulaire, notant et détaillant tout. Les deux femmes et les deux hommes qu'il avait identifiés se tenaient assis dans de confortables fauteuils déployés autour d'une table en verre et en acier, où des rafraîchissements avaient été disposés. Un projecteur holo veillait sur la scène, sentinelle aux lumières mystérieuses qui dansaient dans l'air du salon. Derrière les fauteuils, divers meubles de bois et quelques œuvres d'arts accrochées aux murs. Derrière de longues baies vitrées, une terrasse en bois suspendait la demeure au-dessus du vide, dominant Port-Kristian et la nature environnante.

Le groupe semblait avoir été surpris en pleine discussion, des crayons traînaient, désordonnés, sur une liasse de feuilles en papiers sur lesquelles étaient griffonnés quelques notes et schémas incompréhensibles pour Guilhem. Il renonça à éclaircir ce qu'elles pouvaient impliquer. Pour lui, seul le visage tiraillé de surprise et de colère de la dissidente Miki O'Hara faisait sens avec cette réalité tangible. Le calme du lieu tranchait avec la mort, la mort qui régnait dehors et qui faucherait la ville avant la nuit, tandis qu'ici, on s'apprêtait à concevoir quelques grands projets sans lendemain. La rébellion avait quitté son habit d'amateurisme. Ce qui s'offrait à l'adjudant loyaliste, c'était la preuve par l'image des compétences et de la volonté farouche mais policée de lutter contre son camp. Le souvenir d'une nausée traversa sa gorge, il s'avança, fixa la future captive.

Elle ne le lâchait pas du regard. Trop surprise pour réagir, elle restait là, la bouche ouverte, assise dans ce fauteuil immaculé couvert d'un tissu délicatement brodé, imitation élégante d'un original français datant du dix-huitième siècle, dont la valeur devait être astronomique. Elle se tenait pourtant dedans avec une négligence certaine, les jambes croisés, le dos avachis, alanguie peut-être d'avoir trop discuté, trop pensé et trop imaginé de scénarios sordides pour les causes qu'elle jugeait bon de défendre. Mais elle ne parlait pas. Elle ne faisait pas cette offense à Guilhem. « Elle pourrait avoir mon âge », nota-t-il. « Elle pourrait avoir mon âge et être dans une situation sociale identique. Pourquoi ? ».

Randir, d'un pas lourd s'approcha d'eux. Sa radio crachota, brisant le silence de cette rencontre. A son tour, il observa. Il pouvait voir son frère d'arme figé face à quatre individus assis, leurs têtes tournées vers lui, dans une attente curieuse, ou la tension ne faisait qu'empirer. Une tension qu'il trouvait presque belle dans les traits de la femme. Son apparence juvénile devait la rendre désirable pour un mâle humain. Randir remarqua le regard étrange que portait Guilhem à la dissidente, un mélange d'envie et de répugnance qui l'intriguait.

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MP
Niveau 10
27 juin 2017 à 09:09:00

— A qui avons-nous à faire ? Questionna Miki.
— Adjudant Randir, adjudant de Choire. Confrérie des Externes.

Le ton de Guilhem ne laissa pas le moindre doute à la femme. Elle sourit, troublée et amusée. D'un mouvement sec, elle se leva.

— Alors on m'aura retrouvé finalement ?
— Il semblerait.
— Mon petit jeu prendrait-il fin ? M'accuse-t-on de quelque chose, adjudant de Choire ? D'ailleurs, tant que j'y pense, vous saluerez messire Alfred de Choire et lui transmettrez mes amitiés.
— Vous connaissez mon père ? Questionna-t-il en retenant un tremblement.
— Aussi bien que la politesse me le permet, adjudant. Je suis sûr qu'il doit être très fier d'avoir un fils aussi dévoué que vous.

Elle restait droite. Aussi solide qu'un arbre dans la tempête, grinçant et gesticulant dans le vent tout en se courbant pour mieux supporter le grain et la tourmente. « Elle cache avec trop de confiance son jeu », nota-t-il. Avec un certain vertige, Guilhem constatait qu'il n'avait aucun angle d'attaque viable. Miki O'Hara n'était pas une femme ordinaire. Il trancha dans le vif, choisissant la seule approche qui soudain s'imposa à son esprit et fonça, tête baissé, dans cette stratégie.

— Vous êtes recherchée pour haute-trahison contre le Dieu-Machine et la Confédération, énonça Guilhem, conscient que ces mots glisseraient sur elle comme une pluie d'été.
— Rien que ça ?
— Vous êtes accusée du meurtre de plusieurs dignitaires représentant l'autorité de la Confédération sur Barnard Prime, ainsi que de la destruction de lieu publique et d'exactions commises à l’encontre des armées régulières de la Confédération.

Elle se laissa partir à rire. Un rire franc, cristallin, qui rebondit sur les murs de la pièce, tandis que Guilhem ne bougeait pas d'un cil, le visage grave, tendu.

— Prouvez-le, répliqua Miki.
— Je n'ai pas besoin de preuves pour vous inculper. La loi mécaniste m'autorise à vous arrêter sans justifications concrètes.

Un geste passa dans l'assemblé. L'un des hommes qui discutait avec Miki fouilla dans sa poche, et Guilhem devina le canon d'une arme braqué sur lui. En guise de réponse, il déploya le fusil qui se logeait dans son épaule droite. Il envoya une bordée de fléchette à son attention, tout en arrosant les deux autres intervenants. L'instant d'après, le groupe s'effondrait au sol.

— Vous devriez reconsidérer votre attitude, madame O'Hara, reprit Guilhem. Les motifs qui justifient votre avis de recherche n'ont rien de volage, ni de risible. Pour être honnête, j'aurais même pu vous abattre sans vous informer de quoi que ce soit. J'en aurais tiré un honneur et une gloire certaine.
— Pourtant, vous ne l'avez pas fait, nota Miki. Et j'imagine que vous me traitez avec un tant soit peu d'égard parce que je suis une femme, n'est-ce pas ? Charmante attention.

Il ne trouva rien à répondre. Une flamme passa dans le regard de la femme, tandis que le coin droit de sa bouche se relevait en un rictus étrange.

— J'avais prévu la possibilité d'une arrestation. J'ai donc pris certaine … précaution pour que celle-ci ne vous soit pas trop facile.
— Vous parlez du minage de l'astroport ? Je sais que vous avez les commandes près de vous. Si je tentais

quoique ce soit, je suis absolument certain que vous feriez sauter l'endroit.

Elle s'empourpra.

— Comment l'avez-vous su ?
— C'est mon petit secret à moi, madame O'Hara. Disons que, je lis en vous très facilement.
— Vous bluffez, adjudant. Depuis le début, vous n'avez aucune preuve. Seulement l'avis de recherche qui traîne sur la planète et les ordres de vos supérieurs.
— Et donc ? Ceci devrait me convaincre de rebrousser chemin ?
— Il aurait fallu me tuer quand vous en aviez l'occasion, adjudant de Choire.

Vive et électrique, elle bondit vers un meuble ouvragé où trônait une série de commande tactile. Elle appuya sur l'une d'entre elle sans que Guilhem ne bouge le petit doigt. Tremblante, elle le fixait. Elle avait échoué.

— Croyez-bien que j'ai relayé les informations, expliqua Guilhem. Du moment où j'ai compris que vous aviez prévu de faire de l'astroport un joli feu de joie, des systèmes de brouillages ont été posé. Vous pouvez remercier les cybernautes présents avec nous de vous éviter quelques ennuis supplémentaires.
— Ordure …
— Drôle d'expression dans votre bouche, madame O'Hara. Je m'attendais à plus de retenue.

Elle secoua la tête.

— Vous commettez une grave erreur. Je plains votre conscience...
— Plaigniez plutôt vos hommes. Ce sont eux qui ont fait de moi un parfait produit de la loi Mécanique. Et ne croyez pas que je serai magnanime face à cela. J'ai une dette envers eux, et je pense que vous allez m'aider à mettre la main sur les imbéciles qui ont cru bon de me capturer.
— Je suis curieuse d'apprendre de quelle façon, répliqua-t-elle avec un sourire cynique.
— Il est inutile que je m'abaisse à vous expliquer ce que vous allez voir. J'ignore si cela vous ferra mal. J'espère que cela sera le cas.

D'un geste précis, il lui saisit les poignets. Elle sursauta, chercha à se débattre, et Randir se porta à son secours.

— Immobilisez là, s'il vous plaît, adjudant.

Le Naneyë s'en chargea, un sourire malsain sur les lèvres.

— Madame O'Hara, considérez-vous chanceuse que mon père m'ait inculqué quelques principes de bienséances. S'il n'y avait que moi, je m'occuperai de votre cas d'une façon bien moins … diplomatique.

Ses yeux se contractèrent, il y vit une haine profonde, mais cette haine ne l'impressionnait plus. Il la tenait. Il allait enfin savoir où ses bourreaux s'étaient cachés.

— Randir, prêt ?

Il hocha la tête. Un sourire pervers anima le visage de Guilhem. Il força son esprit à dépasser la frontière de son corps, et percuta avec force celui de l'hérétique. Il tomba dans une soupe poisseuse plus malodorante qu'un charnier. Il crut perdre pied, jusqu'à ce que la surface de ses bottes rencontre un rocher aiguisé, et qu'il ne parvienne à s'y tenir quelques instants. Un maelström d'images l'assaillit sans qu'il ne se sente en danger. L'âme pourrie de cette femme l'accueillait sans douceur, sans aménité. « Un juste retour des choses ». Il savait qu'elle ne se laisserait pas faire. Si elle avait réussi à tenir son rôle dans ce monde d'homme, ce n'était pas un jeune freluquet, aussi impressionnant soit-il, qui allait la faire cracher le morceau.

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MP
Niveau 10
27 juin 2017 à 09:10:06

Les eaux putrides se déversèrent dans une mer de souvenir. Les confettis d'un passé doré et d'une jeunesse lointaine flottait sous le soleil d'un présent lointain, terni par les nuages noirs de la présence de Guilhem. Miki O'Hara descendait d'une riche famille assermenté à la Confédération, son père travaillait pour plusieurs bureaux centraux et jouissait de privilèges conséquents. Dans les atolls perdus de son passé, elle se perdait en fête somptueuse, en débauche de luxe tapageur et d'insouciance réservée à une jeunesse dorée, perdue entre étude et liberté, entre devoir et désir, contradictoires. Elle avait jouit de l'influence de son père pour bénéficier de confortable revenu en échange de quelques interventions en faveurs de la Confédération, ainsi que d'un emploi fictif. Les femmes, vingt ans auparavant, ne pouvaient pas prétendre à remplir la moindre fonction dans les institutions de la Confédération. La misogynie ambiante s'était fendue quelques années plus tard, mais Miki avait déjà choisi que cette soumission ne lui irait guère. Quittant la Terre, elle avait pris pied sur Prime, riche d'un confortable héritage et de la volonté forte de fonder une compagnie d’exploitation minière en marge du conglomérat d'état. Une réussite relative lui avait souri, jusqu'au changement de gouverneur qui l'avait dépossédé de ses biens. L'homme, un vieillard réactionnaire affilié aux penchants les plus brutaux de la Confédération, lui avait tout prit. Excédée, elle avait alors usée de son influence pour fomenter un soulèvement, renversant le système quelques mois auparavant. Elle savait qu'elle jouait sa vie sur une simple insoumission, et qu'être reprise lui coûterait plus que sa liberté. Et cette rébellion avait fini par lui échapper à nouveau. Les plus libertaires de ses lieutenants avaient décidé de pousser plus loin la révolte.

Elle avait perdue.

Cette réunion devait solder son départ. Garantie d'être couverte et dissimulée, elle aurait pu se retirer dans une arrière base discrète, à l'abri de toute agitation. Elle aurait pu se faire à cette vie de silence, elle s'apprêtait même à signer. Mais Guilhem était arrivé. Il avait sapé tous ses espoirs de vivre. Elle ne pouvait même pas espérer une mort convenable. Elle ne pourrait plus en décider.

Sa situation le toucha, un peu. Elle n'aurait pas été femme qu'une grande carrière se serait ouverte à elle. La justice du Culte semblait bien précaire dans une telle situation. Avait-il raison de la poursuivre, animal blessé, alors qu'ils étaient si semblables. Il se rappela pourquoi il était venu. Il revit ses bourreaux. Et les derniers soupçons de culpabilité qui agitait son esprit s'envolèrent.

Trois d'entre eux résidaient à Port-Kristian, le dernier avait été tué peu après son arrivée en ville. Des bagnards envoyés sur Prime, qui avaient échappé à la Conversion réservée aux repris de justice. De stupides hérétiques, bien loin de la distinction et de l'intelligence de Miki O'Hara. Des combattants fiers d'avoir massacré un aristocrate. Un exploit dont il se savait la victime. Miki désapprouvait aussi cette méthode, mais elle n'avait pas pu leur tenir tête.

Il sentit comme un soulagement en elle. Il remonta vers la surface, laissant les souvenirs là où ils étaient.

— C'était ça que vous cherchiez, murmura-t-elle. Si seulement...

Elle ne finit pas sa phrase. La voix lourde de Flinn emplit la maison. Miki et Guilhem échangèrent un dernier regard, avant qu'il ne la remette sur ses jambes.

— Bon travail, messieurs, commenta Flinn, en arrivant à leur hauteur.
— Nous n'avons fait que notre devoir, répondirent-ils en écho.
— Nous allons prendre le relais. Restez ici, nous vous donnerons les instructions pour l'extraction.

Il attrapa la prisonnière par l'épaule, et la conduisit sans ménagement vers le hall d'entrée. Randir suivit son chef, laissant seul Guilhem.

Il pouvait se venger. Ses bourreaux se tenaient à quelques kilomètres à peine. Mais, conscient de ce qu'il avait vu et de la situation politique dans lesquels les mettait l'amiral Trent, il comprit avec amertume que le mirage offert par son commandant ne serait jamais qu'un vain songe de vengeance. Il regarda une dernière fois vers la ville. Des panaches de fumées s'en élevaient. Elle brûlait. Elle brûlait, tout comme brûlait une partie de sa confiance.

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MP
Niveau 10
27 juin 2017 à 09:13:29

Ils n'avaient plus besoin de parler. Comme si, d'un accord tacite, ils avaient abandonnés le langage pour mieux se mettre au diapason de ce monde et de la réalité leur imposait. Un spectacle mortifère, captivant, destructeur et enrichissant, qui s’étalait et s'écrasait dans leurs yeux comme les couleurs et les balles d'un assassinat mis en scène pour mieux en faire ressortir toute la cruelle beauté.

Les canons de l'Ankara s'illuminèrent comme autant de nouvelles étoiles, leurs gueules béantes crachant de longs traits bleutés, déchirant les ténèbres de l'espace, tout droit orienté sur la cuvette verdoyante de Port-Kristian. Il y eut un instant, un seul, où le doute quant à l’inéluctable finalité de l'horreur fut permis. L'instant d'une seconde, suspendu à l'irréaliste désir de ne pas voir le pragmatisme de la mort s'abattre, mais au contraire, s'abandonner à l'échec et au défaitisme, un souffle de vie l'emportant sur la tempête apocalyptique.

Un flash violent leur fit détourner les yeux. Elle baissa la tête, il continua de fixer la lumière, ébloui, tandis que les tons du bleu viraient au jaune, à l'orange, puis au rouge. Les capteurs de son armure, braqués sur l'événement, discernaient tant de composés différents qu'ils saturaient, traduisant une vague, trop vague, idée de l'enfer qui en un seul instant, avait fait de Port-Kristian l'ombre d'un sépulcre où seuls la chaleur et le vent rôdaient. Les maisons devinrent des pierres nues, à vif. Les rues, des vallons vides de vie. Et les habitants, autant de souvenirs morts que de grains de poussières poussés au vent du désespoir et de l'oubli.

— C'est fini, murmura Miki.

En effet, tout était terminé. Guilhem l'avait capturée, toisée, plainte et maudite, avant de lui-même se soumettre aux ordres du commandant Flinn. L'extraction n'avait été qu'une banale affaire d'escorte, le duo improbable de la femme et du cyborg encadré par quatre soldats qui les menèrent jusqu'à une navette vide. Le pilote avait eu pour consigne de la rapatrier vivante, là-haut, quelqu’un soit le prix, et de la laisser sous la bonne garde de l'adjudant de Choire. Voilà comment il se trouvait à côté d'elle, à regarder l'échec de celle-ci résonner dans le creux de la soute, face à l'échec de la ville pulvérisée face aux rayons exotiques de l'Ankara. Tout était terminé, songea-t-il à nouveau. Tout cela avait-il encore un sens ? Était-il possible que l'amiral eut tiré sur ses propres hommes pour nettoyer toute insoumission ? Combien avaient vu leurs vies s'achever le temps d'un battement de cil, dans le feu d'une pluie de molécules fatales ? Guilhem secoua la tête, tandis que la fleur crevant à la surface de Prime s'étiolait et mourrait déjà, quelques centaines de kilomètres sous eux.

— Vous avez perdu, répondit-il.

Elle sourit.

— Cela devait-il être autrement ? Je n'avais, de toute façon, aucune chance.
— Alors, pourquoi toute cette mise en scène ? Pourquoi cette désinvolture, cette façade d'assurance, si vous saviez que tout était joué d'avance ?
— Vous ne pouvez pas comprendre, répondit-elle doucement, avant de sourire et de soupirer tout à la fois.

Son échec, soudain, lui avait fait mal. Elle était semblable à lui, quelle injustice ! Pourquoi avait-elle cédé aux sirènes de la liberté ? Pourquoi n'avait-elle pu se résigner à une vie calme où lui aurait pu la croiser, la rencontrer ailleurs, et ne pas tomber … amoureux ? Le mot lui parut trop fort. Il se ravisa. « J'ai dû manquer quelque chose. Cela n'a pas de sens ». Pourtant, alors qu'il questionnait sa conscience, il remarqua que la définition même du désir remplissait parfaitement l'état émotionnel dans lequel il se trouvait. Un relent d'humanité dans sa chair blessé, une bouffée d'angoisse, de remords, de regret et d'espoir. Un désir qui le poussait à franchir à nouveau le pas. Laissant son esprit glisser hors de lui, il s'échappa de ses propres contraintes.

Elle était en paix. Elle avait fait ce qu'elle estimait bon, et elle pouvait à présent partir sereine. Elle avait vu arriver cet homme au milieu de sa vie – au sens littéral – mais elle ne l'avait pas haï. Elle le plaignait aussi. Il se trouvait là par le concours de circonstance relativement semblable aux siennes. Une vie subie plus que choisi, de mauvaises rencontres, des expériences douloureuses qui avaient achevé de refermer son esprit sur des concepts étranges, difformes et effrayants. Mais elle sentait son humanité. Cette fragilité qu'il ne voulait surtout pas montrer. Elle avait senti à son regard combien il regrettait d'avoir croisé son existence, et d'insinuer en lui le doute. Elle le devinait troublé, amoureux pour la première fois, face à la féminité courageuse et mise à nue qu'elle exprimait. Elle aurait pu, à cet instant, le tuer sans qu'il ne réagisse. Mais non. Au contraire. Elle le laissait voir en elle comme dans un livre ouvert. Non pas pour raconter son histoire, où le convaincre qu'il s'égarait dans une voie en impasse. Non. Elle laissait faire pour qu'il goutte à cette humanité qu'on lui avait finalement appris à détester. Et en mordant dans le fruit défendu, à ouvrir pour toujours son regard sur des perceptions et des connaissances qu'il ne pourrait plus jamais nier.

— Que se passera-t-il pour moi ?
— J’avais posé une question, répondit abruptement Guilhem. J’attendais une réponse.
— Réponse que je vous ai donnée. Est-il vraiment nécessaire que je développe ? Adjudant, vous ne voyez pas vous-même les causes de tout cela ?

Il se planta face à elle, debout et les bras croisés, retrouvant un peu de la superbe qu’il avait perdu en contemplant la ville de sa captive être réduite en cendre.

— Non, trancha-t-il. Non, je ne vois absolument pas. Et c’est bien cela le problème.

Elle sourit.

— A vos yeux, rien ne justifierait ce que j'ai fait. Vous aurez beau avoir contemplé ma vie, vous n'iriez pas plus au fond des choses et des motivations profondes qui m'ont tenu et emmené jusque-là.
— Pourtant, la justice...
— Quelle justice ? Je suis une femme. Une femme qui a commis le péché cardinal de vouloir dépasser le rôle pour lequel on l'avait investi. J'ai eu l'orgueil de fouler du pied cette même justice. Je savais que je prenais des risques en faisant le choix de ne pas adhérer à ces beaux principes foncièrement injustes qui fondent la Confédération.
— Vous n’auriez pas du.

Il la fixait, d'un regard qui déjà, avait perdu cet éclat de jeunesse et de désinvolture qu'elle avait aimé. Elle secoua la tête. La brèche qui s’était ouverte en Guilhem se refermait déjà, avec rapidité. La trace d’humanité qu’elle avait perçue se perdait à nouveau dans les considérations matérialistes qui le possédaient.

— Si vous comptez me faire la leçon, adjudant, autant nous en tenir ici.
— Votre sort ne vous intéresse plus ?

Elle soupira, posa les mains sur ses genoux, avant de conclure d’un ton lassé.

— Cela fait un peu trop longtemps qu’il n’y a plus rien d’intéressant dans mon avenir.

Il haussa un sourcil, ne répondit pas, et décida de la laisser tranquille.

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MP
Niveau 10
28 juin 2017 à 10:21:08

PARTIE I.

13.

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MP
Niveau 10
28 juin 2017 à 10:22:18

Flinn avait oublié l'odeur du béton brûlé. Cette odeur à la fois douce et amère, aux relents de cuir, de métal vieilli et d'une légère – presque inexistante – note d'épice qui nappait l'air comme un sirop épais et gluant. Le soleil luisait, quelques centimètres au-dessus de l'horizon, dans une torpeur turbide que ne ménageaient pas les réacteurs vrombissant d'un appareil au décollage. Il observa la machine s'élever dans les airs en ne bougeant pas d'un cil, fasciné malgré l'habitude, frappé par le miracle de la technologie qui arrachait loin du sol un équipage en direction de l'espace. « Il n'y a pas si longtemps, c'était moi, là-haut, à leur place ». Une pensée étrange, qui le dérangeait autant qu'elle le rassurait.

La nuit, déjà, chassait l'odeur et la chaleur du jour. Une ombre s'étirait docilement, celle d'un mat de transmission qui venait à caresser la surface mat d'un hangar ouvert sur le sable du désert. Un ballet silencieux, éternel, qui ne cessa qu'à la chute complète de l'astre dans les tréfonds de l'horizon rougi par son aura. Une impression de mystère, à nouveau, étreignit Flinn, qui patientait et se réjouissait de l'attente que lui imposait le débarquement de ses hommes. Comme si le temps, tellement précieux, avait donné ses largesse à l'officier pour qu'il jouisse d'un instant étiré à une poignée de minutes, lui permettant de prendre les plus belles et les plus simples photographies mentales qu'il lui ait été donné d'observer. L'astroport de Civimundi-Sud n'avait qu'une banalité fade à offrir, un mélange haché de sable, de béton et d'acier s'affrontant sur un territoire qui, doucement, se desséchait. Il éprouvait avec difficulté ce qui s'était tenu là avant. Une « banlieue », des immeubles, des maisons, des magasins et des routes, le tout posé comme par la main distraite d'une puissance divine, aléatoire ordonnancement qui ruisselait d'une beauté et d'une utilité particulière. « Comment faisaient les Hommes avant ? ». Une question qui souvent revenait le hanter, lui qui n'avait qu'une très vague idée de l'histoire humaine et toute la période précédant l'hégémonie de la Confédération.

— Mon commandant ?
— Oui, Guilhem ?
— Mon commandant, ne croyez-vous pas que nous aurions dû faire … autrement ?
— Par rapport à quoi ?
— A l'amiral Trent, au rapatriement, à la chute de Port-Kristian, à … à tout ce qui vient de se passer.

Flinn se retourna, croisa les bras, et toisa son subalterne d'un œil sec. Guilhem, drapé dans une splendide cape d'apparat, perdit pourtant de sa superbe à la vue du visage dur de l'officier.

— Attendez un peu que le Très Saint Magister rectifie tout cela. Si Trent a fauté, il sera puni, et nous serons remis à la place qui nous convient.
— Mais, mon commandant...
— Il suffit.

Flinn n'avait pas haussé le ton de sa voix. La façon brute avec laquelle il avait prononcé ces simples mots coupa toute envie à Guilhem de continuer son argumentaire. Arrivé sur Terre depuis quelques minutes à peine, il souhaitait déjà que l'injustice manifeste dont il avait été victime soit jugée. Un point de vue, qui, visiblement, agaçait Flinn.

— Je sais très bien ce qu'il s'est passé et je vois très bien où tu veux en venir, reprit Flinn. Tu as parfaitement accompli ta mission, et comme je te l'ai promis, tu auras ce que tu mérites. Quant à ce qui m'attend, cela ne regarde que moi.

Prudent, Guilhem eut la sagesse de ne pas répondre. Il hocha la tête, et à son tour, se laissa surprendre par la beauté linéaire du paysage. Dans le grondement des appareils, la voix de chacun des Externes semblaient assourdie. Il reconnaissait pourtant à merveille le timbre de chacun. Seul dans un premier temps, l'adjudant sentit à ses côtés la présence ferme et rassurante de Randir. Le Naneyë s’éclaircit la gorge, forçant Guilhem à se retourner.

— J'ai tout suivi.
— De la conversation ?
— Oui, confirma Randir. Tu as cru bien faire, et c'est tout à ton honneur. Mais je ne suis pas persuadé que cela soit la bonne manière de faire entendre ton point de vue sur le sujet.
— Et vous comptez me faire la morale ?

L'agressivité de Guilhem l'incita à simplement hausser les épaules, et à s'éloigner. « Que me veulent-ils tous ? Nous nous sommes battus et nous n'aurons rien, c'est cela, notre récompense ? » . Il était malade à cette simple idée. Personne ne semblait s'apercevoir de la mascarade, ou du moins, chacun préférait abdiquer face à l'égo de Trent, sûr de son bon droit sur l'Ankara. Aussi, quand l'adjudant aperçu l'amiral surgir de la fumée enveloppant la navette, il choisit de s'éloigner pour ne pas entendre les sarcasmes de l'officier envers Flinn.

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MP
Niveau 10
28 juin 2017 à 10:38:21

Le sourire étincelant de Gustav Trent semblait adresser à Flinn un parfait message d'avertissement. Un sourire de surface qui dévoilait une dentition impeccable, quatre minuscules canines sur des gencives grisâtres, loin des crocs longs comme un pouce humain qui siégeait dans la gueule du Naneyë. Une invitation à la complaisance pour mieux mordre l'appétit de pouvoir qui dévorait les viscères du commandant, sagement remis à sa place par l'homme qui avait daigné le transporter, lui et ses hommes, vers une mission dont il s'apprêtait à tirer tout le prestige.

La solennité de l’événement à venir avait contraint, dans une obligation agréablement complaisante, l'amiral Trent à se vêtir d'une armure d'apparat et d'une cape dont le tissu flamboyait au soleil couchant. Les chevrons du haut-officier rutilaient sous l'éclat rubescent du crépuscule, assortis à la pourpre et grenat des cordons d'une volumineuse fourragère qui trônait à son épaule droite. Les gantelets en argent qui couvraient ses mains dissimulaient à merveille la nature robotique de ces dernières, incitant à croire que Gustav Trent n'était qu'un homme de forte corpulence. Soucieux de son apparence, coqueluche d'un monde aristocrate dont l'immense masse demeurait sur Terre en permanence, il s'était autorisé l'apport d'implant qui ne dénaturait pas ses traits. Ses deux yeux imitaient à la perfection des organes naturels, masquant une technologie de pointe derrière laquelle courraient des milliards et des milliards de cellules électroniques. Son cerveau, ses centres auditifs, ainsi que la majeure partie de son système nerveux n'existaient plus sous une forme vivante. La plastique de la silice et du verre avaient achevé de transformer l'amiral en une machine de commandement sophistiqué, un individu qui usait de son bon droit sur les hommes servant à ses côtés, au mépris de la convenance la plus totale. Un machiavélisme qui, tout en définissant le plus parfaitement l’individu, le rendait indispensable aux yeux des hautes instances de la Confédération. Aussi, tandis que Flinn le dévisageait, son sourire s'étira et s’étrécit en une mince bande de chair entrouverte, un malicieux regard le rendant moins antipathique et moins prévisible. Une raison supplémentaire pour le commandant de rester sur ses gardes.

— Commandant Flinn... Je vois que vous n'avez pas perdu de temps pour descendre de la navette. La Terre vous manquait tant que cela ?
— Vous n'imaginez pas, mon amiral.
— Voilà une très belle soirée qui s'annonce. N'êtes-vous pas de cet avis ?
— Si, mais j'aurais sans doute bien des affaires à régler avant de profiter de …
— Ne parlons pas de la paperasserie, coupa Trent. Accordez-moi quelques minutes de votre précieux temps pour que nous réglions nos affaires. J'ai fait préparer un petit salon dans les bâtiments de l'astroport, nous
aurons tout le loisir de nous étendre sur le sujet là-bas.

Pieds et poings liés, Flinn ne pouvait pas refuser l'offre.

— Je suppose que mes hommes sont invités à patienter ici.
— Tout comme les miens, naturellement, commandant.
— Alors je vous suis.

La tête haute, Trent ouvrit la marche. Après quelques minutes passées à zigzaguer entre les véhicules s'apprêtant à partir et les transports terrestres ondulant comme de grossières chenilles de métal, le duo pénétra dans le grand dôme couvert de poussière qui constituait l'unique bâtiment des voyageurs de l'astroport. Se présentant au garde en faction, Trent fut dirigé vers une pièce abritant quelques fauteuils et rafraîchissement disposés avec soin face à une baie vitré ouvrant sur l'ouest.

— J'imagine que vous ne m'invitez pas pour parler de météorologie, mon amiral.
— Etes-vous donc si pressé, commandant ?
— D'en finir avec cette mission ? Absolument. Des semaines sans sommeil m'ont rendu maussade.
— Et visiblement prompt à oublier quelques détails... Car bien entendu, je tiens à laisser derrière nous une affaire propre et bien tenue.

Trent s'installa sans douceur dans un fauteuil. L'épaisse silhouette de Flinn écrasait la scène, dominant la pièce comme la seule certitude dans un monde où les paroles qui allaient voler dans l'éclat de la pièce ne serait que des intimidations et des menaces.

— Quelles sont vos conditions, mon amiral ?
— Des … Des conditions, commandant ? S'esclaffa Trent. Voilà une bonne blague … Vous n'avez donc pas compris ce qui m’intéressait au plus haut point dans cette mission ?
— Oh, si, bien sûr que si. Vous défilerez avec vos hommes en tête d'un cortège qui soldera votre triomphe dans la reconquête de Barnard Prime. Vous allez jouir de tout ce qui en découle, prestige pouvoir et argent, en nous demandant de ne pas éventer l'affaire sous couvert de je ne sais quelle nécessité d’État.
— Une vision bien pessimiste de votre investissement dans cette mission, commandant.
— Je ne compte pas vous doubler, ni vous manquer de respect, mon amiral. Mes hommes et moi-même nous contenterons de raccompagner la captive au Palais dans la plus complète discrétion. L'argent ne m’intéresse pas, ni le prestige.
— En revanche, le pouvoir, oui, répliqua Trent.
— Nous sommes deux dans cette partie, mon amiral.
— Mais il n'y aura qu'un seul vainqueur pour la Confédération. Sans moi, votre petit débarquement n'aurait été qu'un doux rêve d'Inquisiteur. Vous vous persuadez que votre ordre de mission vous a ouvert les portes, commandant ? Détrompez-vous. J'aurais pu vous mettre aux arrêts dès votre premier retour à bord. Une insubordination est un bon motif, facile à justifier et à argumenter. Qu'aurait valu votre parole de Naneyë face à un haut-officier assermenté...
— Tel n'est pas le cas.
— Car j'en ai décidé ainsi. Aussi, la captive restera avec moi, et je la mènerai personnellement aux pieds du Très Saint Magister. Je vous remercie tout naturellement de votre pleine et entière coopération dans cette mission d'importance, mission qui a délivré du joug des ténèbres et du mensonge un monde aussi riche que peut l'être Barnard Prime.

Flinn observa la victoire couler sur le visage de l'amiral. Un sourire de conquérant l'animait, tandis que ses joues se plissaient, suivi de ce regard vif et assuré.

— Soyez heureux d'être seulement libre de retrouver une autre mission, commandant.

La phrase fit sourire Flinn. Il réprima un rire sonore, et se mit à arpenter la salle.

— Je me surprends de votre amateurisme, mon amiral.
— Amateurisme ? La pièce est brouillée. Aucune écoutez possible. Et je sais qu'aucun de vos cybernautes n'avait le matériel à bord pour fabriquer quoi que ce soit qui permettrait une telle chose.
— Vous ne voyez pas, mon amiral ?
— A moins d'être en relation directe avec le Très Saint Magister, ce dont je doute fort, vous n'avez aucun moyen de me coincer.

Flinn désigna son aug' .

— Revoyez vos brouilleurs. J'ai contacté Le Commandus Magnus en personne dès que nous nous sommes posé. Nous avons conversé par écrit, ce qui garantissait une bonne discrétion. Et notre canal d'écoute est tenu par une sécurité à toute épreuve.

Trent blêmit.

— Vous vous êtes trompé sur mon compte, mon amiral. Je n'ai fait que mon travail, et je n'ai désobéi à aucun ordre. En revanche, vous, vous avez commis une faute grave. Une entrave à mission prioritaire cela s'appelle, me semble-t-il, une tentative de haute-trahison. Et en empêchant un Noble Clerc, vous avez semé une belle pagaille dans votre futur emploi du temps, mon amiral. Quel dommage que vous n'ayez pas retenu la leçon de l'affaire Nielsen. Un homme qu'on jugeait digne de confiance … Tremper à ce point dans des manipulations et des malversations envers le pouvoir central … Je frisonne à l'idée de ce qu'il a subit.
— Vous … Vous êtes une ordure, répliqua Trent, glacial.
— Je n'ai menti à aucun instant, mon amiral. En revanche, je doute qu'une cour de justice vous soit clémente lorsqu'elle apprendra vos liens de parenté avec cette chère Miki O'Hara. Quel dommage, cette encombrante cousine qui a changé de nom …
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça.
— Si, et d'ailleurs, en parlant de sortie, je vais vous faire ici même mes adieux, mon amiral. J'espère que vous saurez profiter du temps de liberté qu'il vous reste. Oh, ne vous inquiétez pas, vous l'aurez votre triomphe. Je ne vous ferai pas l'affront de vous voler cet instant de gloire. J'espère juste que vous serez vous montrer digne de porter les fiers étendards de la Confédération.

Sans ajouter un mot de plus, Flinn laissa seul l'amiral Trent, assis sur son fauteuil, le regard vide, ruisselant de sueur.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:39:21

Pour Flinn, la tension qui avait bandé ses muscles se retira à l'instant même où il dégrafa son aug'. L'instrument, rendu inutile par le brouillage du bâtiment, retomba mollement sur le cou de l'officier, encore attaché par une simple boucle de cuir et d'acier. Après avoir servi de longues années, l'interface venait de succomber de fatigue, vaincu par un ultime effort qui avait achevé de griller ses circuits et son intelligence embarquée. Il avait accompli sa mission.

Le mensonge du Naneyë avait fonctionné bien au-delà de ses espérances. Vaincu, Trent n'oserait pas aller réclamer une revanche dans les lois de la Confédération. Son honneur lui interdisait toute considération d'aide publique après la prise de pouvoir abusive dont il avait été l'instigateur sur Prime. Il avait joué, il avait perdu, et son adversaire se relevait grandi de cette épreuve. Un adversaire qui foulait d'un pas souple le sol de l'astroport, revenant à bon rythme vers ses hommes, un sourire de triomphe accroché solidement à ses babines.

— Tout va bien, commandant ? osa Leenk.
— A merveille, sergent.
— Mais... L'amiral...
— Il s'en remettra.

Un grognement commun s'étira entre les soldats. Tous avaient compris le sort qu'avait réservé leur supérieur à cet homme.

— Sergent, veuillez contacter le bureau personnel du Très Saint Magister. Faites savoir que la captive est entre de bonnes mains, et que nous souhaitons la laisser le plus rapidement possible aux bons soins de la justice séculière. Précisez qu'il s'agit là d'une consigne fournit par le Très Saint Magister en personne, et qu'aucun retard ne l'amuserait.
— Tout de suite, Commandant.

Flinn acquiesça d'un hochement de tête, avant de reprendre.

— Quant à vous autres, messieurs, emportez vos effets avec vous. Nous partirons avec un transporteur vers le Palais, et nous ne revenons plus ici. Veillez donc à laisser le superflu dans la navette.

Tous s'exécutèrent, à l'exception de Guilhem.

— Adjudant de Choire, n'avez-vous donc rien à prendre ?
— Rien d'important, commandant. Rien de ce que je possède n'est à bord.

Le Naneyë s'apprêtait à lui faire rejoindre le reste de l’escouade lorsque Leenk se rapprocha, la mine grave. Il se pencha vers son officier, lui délivrant un message que Flinn nota, avant de congédier Leenk. A son tour, sa mine s'assombrit. « Un élément qui arrive à point nommé » songea-t-il. L'imprévu faisait partie de son quotidien, mais à cet instant, il aurait préféré qu'une routine grisâtre prenne la place de ce qui venait de bousculer son plan.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:41:46

PARTIE I.

14.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:42:55

Le Palais étalait sa masse anguleuse dans la nuit chamarrée de Civimundi. Çà et là, des lueurs naissantes éclairaient quelques fenêtres, ainsi que la petite cour qui venait mourir au pied du tarmac de la zone d’atterrissage. Flinn avait vu une silhouette se déplacer le long d'une coursive, au troisième étage. Une silhouette, puis quatre à sa suite, et une masse indistincte de bras et de tête se dessinant dans le clair-obscur baignant les lieux. Il se savait attendu, mais il n'espérait pas que le Très Saint Magister ait eu la patience et le temps d'observer de ses propres yeux la descente des Externes sur ses terres. L'honneur que leur faisait le maître des lieux par cette discrète mais évidente présence le gonfla d’orgueil et lui laissait apercevoir les ors et l'agrément d'une soirée où sa gloire personnelle serait un motif de satisfaction accepté et encouragé. Seulement, avant les plaisirs de la récompense dûment mérité, un dernier obstacle se dressait sur sa route.

Guilhem n'avait pas ouvert la bouche depuis le départ de l'astroport. A intervalles réguliers, il dévisageait l'officier, sans ouvrir la bouche, sans ciller, sans bouger. Il semblait attendre quelque chose. Flinn savait qu'il ne pourrait pas lui cacher la vérité plus longtemps sans le mettre dans un embarras qui aurait pu ruiner la confiance et l'assurance nouvellement acquis par le jeune homme. Tandis que les Externes débarquaient en s'extasiant avec une certaine discrétion sur la beauté brute des lieux, Flinn décida qu'il devait définitivement régler la situation.

— Adjudant de Choire ?

Guilhem ne feinta pas la surprise. Une moue indifférente ceignait son visage d'une tension molle, flegmatique, où une certaine fatigue pouvait se deviner dans les cernes et les ridules de son front.

— Adjudant, reprit l'officier, je souhaiterai vous voir quelques minutes. Seul à seul.
— C'est une urgence ?

Flinn ne répondit pas, se contenant de hocher la tête discrètement. D'un geste qu'il voulait doux, il invita Guilhem à revenir dans le transporteur, vidé de ses occupants. Le pilote demanda à l'officier s'il devait rester, avant de comprendre qu'il n'était pas invité à conserver ses commandes. Silencieux, il laissa les deux hommes seul à seul, prenant un soin exagéré à refermer les portes du sas.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:45:01

Le cœur de Guilhem aurait dû battre la chamade. Il n'en avait plus. A la place, une sueur glacée dégoulinait de sa tempe gauche, venant mourir sur la pommette osseuse de sa joue. Ses mains crispé sur les cuisses, il attendait avec douleur que les paroles de son supérieur surgissent de sa bouche. Le commandant avait ce regard presque creux, vide, débarrassé de son aug', un regard planté dans un lointain impalpable qui transperçait Guilhem sans qu'il ne puisse s'emparer de la lame qui le clouait ainsi dans cette réalité trop concrète, trop solide. Les détails de la soute lui sautaient au visage comme autant d'insectes hostiles, qu'il tentait de déloger de son esprit sans y parvenir. Puis, avec une lenteur relative, Flinn croisa ses mains face à lui, planta son regard dans le sien, et soupira.

— Adjudant, j'ai reçu voilà trente minutes une nouvelle dont je me serais bien passé. Une très mauvaises nouvelles.
— Cela me concerne-t-il ?
— J'ai bien peur que oui.

Un silence de plomb s'écrasa sur les épaules de Guilhem. Il entendit les souvenirs de son souffle pénétrer au creux de ses oreilles. Puis, sans retenu, Flinn acheva.

— Votre père, la baron-général Alfred de Choire … Votre père a trouvé la mort dans un grave accident de transport il y a trois semaines... Il semble que le transporteur qui le convoyait vers ses terres se soit écrasés suite à une avarie moteur générale.
— Je …

Flinn attrapa la main droite de Guilhem, le fixa du regard, et poursuivit.

— Votre mère, la baronne Ameline de Choire, a été retrouvé dans la propriété familiale sans vie il y a un peu plus de deux semaines. Suivant la coutume, leurs corps ont été enterrés dans le caveau prévu par votre père.

Une nouvelle pause, qui avait pour Guilhem, la consistance d'un choc sur son crâne.

— Je suis désolé, Guilhem... Profondément et sincèrement désolé... Si je peux faire quoi que ce soit pour vous...

L'adjudant hocha la tête, tandis qu'une larme perla de son œil. Flinn se permit de poser avec bienveillance une main sur son épaule.

— Nous ne vous laisserons pas ainsi, adjudant. Soyez sûr que tous les Externes se joignent à moi pour vous présenter leurs plus sincères condoléances.
— Merci, mon commandant.

D'un geste maladroit, Guilhem attrapa la larme qui pendait à ses cils, et l'essuya avec douceur.

— Comment … Quand avez-vous …
— Dès notre arrivée, adjudant. Une série de message à l'attention de l'escouade était adressé dans notre attente. Le sergent Leenk m'a prévenu de cette missive avec une certaine délicatesse, mais je ne voulais pas vous faire l'offense de l'annoncer devant tous.
— Merci de cette attention, mon commandant.

Flinn, mal à l'aise, se leva et adressa un sourire triste à Guilhem. Il ouvrit le sas, laissant le jeune homme seul quelques instants. Le silence de la soute résonnait à ses oreilles. Et soudain, comme une digue démunie face à un gigantesque raz de marée, son sens commun vola en éclat.

Une symphonie d'émotion contradictoire le balaya. Les poils de sa barbe mal rasées se hérissèrent, tandis qu'un violent tremblement lui serra les mâchoires. Sa pupille se dilata, et un flot de larmes mal contenu s'ébranla vers le sol. Il passa une main contre ses lèvre, ferma l'œil, le rouvrit, recommença ce geste dix fois, et dix fois cependant, ne put l'empêcher. Une horrible douleur vrilla ses entrailles disparues, tandis que le poids sur ses épaules devint intolérable. « Pourquoi ? » puis « Non, c'est impossible » furent les premiers vecteurs de sens qui le traversèrent en fusant dans son esprit. Son père … Et sa mère ? Morts ? Disparus ? Les photos de deux portraits officiels lui revinrent en mémoire, l'un en habits militaires de cérémonie, couvert d'une cape semblable à celle dont on avait ceint ses épaules, et l'autre, plus petit, plus intime, d'une femme assise sur une chaise, le regard porté au loin, un regard qui rappelait en écho la soie de sa robe et l'éclat du chapeau sur ses longs cheveux. Les deux portraits disparaissaient, reprit par le reflux d'une mer impitoyable, une mer de réalité et de contingence qui les éloignaient de son nécessaire deuil.

Après la tristesse, la colère se dessina plus clairement en lui. Son père … Il osait disparaître alors qu'il revenait, lui, le fils prodigue, auréole de gloire ? Quand enfin l'avenir souriait à Guilhem, son ascendant choisissait le tragique et stupide accident pour esquisser un pas en dehors de la scène. Lucide, Guilhem savait que jamais il ne tiendrait sa vengeance. Que son frère seul pourrait le regarder tel qu'il était à présent : une sorte de héros encore fragile, mais prometteur. Il ne pourrait pas tenir la dragée haute à son père, simplement accepter la charge pour laquelle il existait : devenir le maître de sa baronnie, en priant secrètement pour qu'on ne décide pas de mettre un terme à la carrière qui venait de s'offrir à lui.

Et sa mère, qu'avait-elle donc fait ? Elle avait abdiqué face au chagrin. Elle avait choisi le romantisme au pragmatisme, en se laissant mourir. Car oui, elle ne pouvait que s'être laissé glisser dans la tombe, auprès de son époux, las d'une vie dont les seules tracas consistaient à choisir une garde-robe pour l'hiver prochain et parler au creux d'un salon propret des derniers ragots de Civimundi. Quelle vie pénible avait-elle eut... Quel calvaire que celui de cette femme, dont la punition fut d'enfanter de deux garçons qu'elle savait condamnés à grandir loin d'elle et de ce qu'elle pensait être de l'amour, et qui ne tenait pas moins de l'égoïsme le plus primaire. « Il est mort, mais elle, elle s'est suicidée ». Guilhem, à cet instant précis, aurait voulu se ruer dans le caveau s'il avait été à côté de lui, et cracher sur leur tombe, pour vomir toute la haine qui pourrissait en lui depuis si longtemps. Eux, ses propres parents, ils l'avaient ignoré. Ils en avaient fait un fils d'aristocrate sans désir ni consistance propre. Un simple pantin qui toujours les décevait, alors qu'ils auraient dû être fiers, fiers qu'il survive malgré tout, et que le Dieu-Machine ne l'ait pas gardé en vie par erreur.

« Et ma récompense : un héritage que je ne supporte pas ». Le cynisme supplanta la colère. Ce domaine, ce nom, cette charge, il les aurait volontiers donné à son cadet, pour mieux repartir, se perdre dans les méandres de ce futur qui avait écarté le rideau des possibles, lui laissant croire que la liberté pour lui était né avec la mécanisation de son corps et l'attention bienveillante du commandant Flinn. Flinn … Un extraterrestre. C'était pourtant lui qui tenait lieu de figure paternelle, bien plus que son propre géniteur. Un être qui avait osé croire en lui pour le relever de la fange où il se noyait. Flinn, qui avait la décence de le laisser seul pour qu'il se retrouve mieux, qu'il comprenne toute la cruauté et le bénéfice de la situation.
« Que diraient-ils s'ils me voyaient ainsi ? ». Guilhem n'avait jamais véritablement quitté son statut d'enfant. En partant sur Prime, il n'était encore que le petit garçon répondant à l'injonction de son père. En revenant sur Terre, il l'enterrait, lui et ses conseils pourtant précieux. En revenant sur Terre, il enterrait dans le même temps son enfance, son histoire passée, devenait un homme neuf. Comme une renaissance, teintée d'un sentiment de différence inébranlable, indestructible.

Se ressaisissant, Guilhem essuya ses larmes. « Je ne peux pas me présenter face au Très Saint Magister dans cet état ». Avec un effort maladroit, il se redressa, et tenta d'arranger avec frénésie les plis qu'il avait fait sur sa cape. La porte s'ouvrit, et Flinn se présenta à nouveau. Guilhem l'observa, sans haine ni bienveillance, simplement comme une évidence, un absolu. Le Naneyë se rapprocha de lui, s'agenouilla, et entreprit de remettre correctement le vêtement de son subalterne.

— Ils nous attendent, adjudant. Je sais que votre chagrin est …
— Pardonnez mon attitude, mon commandant.
— Je ne voulais pas paraître inopportun, adjudant, mais comprenez bien que le Très Saint Magister a d'autres affaires à régler après les nôtres.
— Oui, bien sûr mon commandant, je comprends.

Flinn sourit, l'aida à se relever.

— Je suis fier de vous, adjudant. J'espère que votre père l'aurait été.

Un sourire barra aussi le visage de Guilhem, plus mordant et cynique que jamais.

— Lui seul le sait, mon commandant.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:48:30

Les lourds protocoles du Palais imposèrent à l'escouade de patienter plus d'une trentaine de minutes supplémentaires. L'accession récente de Siegfried au poste suprême, sa jeunesse, et la volonté tenace de réforme qu'il chérissait n'avaient pas suffi à venir à bout de la pompe ordonnancé qui régnait entre les murs de béton et de verre de l'écrin du pouvoir central. Flinn, habitué à ce cérémoniel particulier, goûtait à cette joie sans nom du temps perdu, inutile, assis sur la rampe du transporteur. Guilhem, à ses côtés, qui semblait réfléchir avec une concentration toute relative, l'interpella.

— Et maintenant, commandant ?
— Encore un peu de patience, Guilhem. On va nous envoyer quelqu'un d'ici peu.
L'adjudant soupira.
— Vous ne pensez pas que nous avons déjà trop attendu ? Après les caprices de l'amiral Trent, nous …
— Assis, et silence ! Aboya Flinn.

Guilhem ne broncha pas. L'officier reprit, d'une voix calme.

— Nous avons une captive avec nous. Nous sommes un groupe de vingt personnes. Pensez bien que la garde rapprochée du Très Saint Magister s'assure que nous ayons pattes blanches avant d'entrer. Personne ne prendrait le moindre risque de commettre une bévue sur ce plan là.
— L'affaire du Commandus Magnus Keller, je présume ?
— Son assassinat a effectivement motivé des critères de vigilance supplémentaire. Mais s'il n'y avait que ça …

Flinn se garda d'ajouter quelque mot que ce soit. Il avait discuté avec Siegfried avant son départ, en tête à tête. Et cet entretien lui avait révélé avec une clarté frappante combien la position du Très Saint Magister était périlleuse. Un cercle fermé de privilégiés et de confidents connaissaient l'étendue du problème de la délicate et friable légitimité de Siegfried, et tous se sentaient investis d'un devoir de silence autour de celle-ci. Naïvement, Flinn espéra que le triomphe dont il était l'instigateur redorerait le blason jeune et pourtant écorné du maître suprême de la Confédération. Une naïveté qui l'étonnait, et qui le plongeait dans d'étranges paradoxes ayant pour traits communs la question du bien, du pouvoir, de la justice et de la loyauté.
Un homme à l'impeccable tenue crème brodée d'or se présenta sur le tarmac. La richesse des tissus qu'il portait laissait deviner avec une certaine aisance une armure de défense fine et soigneusement arrangée sur un corps encore jeune, docile et bien entretenu. Guilhem se leva d'un bond, Flinn se contenta de suivre le mouvement, sans précipitation, fendu d'un large sourire et d'un salut aussi amical que sincère.

— Sergent Do Santos, c'est un plaisir de vous revoir.
— La même chose pour moi, commandant Flinn.

Les deux soldats se serrèrent la main. Guilhem les dévisagea, avant que le Naneyë ne reprenne la parole.

— Sergent, je vous présente l'adjudant de Choire, qui a rejoint notre compagnie sur Prime.
— Adjudant, répondit poliment le sous-officier.
— Sergent...
— Commandant, le Très Saint Magister tenait à vous faire savoir qu'il était disposé à vous recevoir maintenant.
— Bien.

Le jeune sous-officier ouvrit la marche, suivit de Flinn, Guilhem et du reste des Externes, qui avaient vu dans l'arrivée de l'homme la délivrance face à une attente fastidieuse. Tandis qu'ils franchissaient les portes extérieures du gigantesque bâtiment, Flinn estima nécessaire d'expliquer points de la situation à Guilhem.

— Le sergent Dos Santos est l'héritier d'une dynastie militaire, tout comme vous, adjudant. Il sert les forces de sécurité du Palais depuis quelques années, et j'ai le loisir de le rencontrer à chacune de mes venues. J'ai servi un temps auprès de son père, un fameux Inquisiteur qui officie souvent loin de la Terre.
— C'est votre aide de camp ?
— La situation pourrait le laisser croire, mais c'est simplement l'habitude et l'amabilité du Très Saint Magister à attacher à ses visiteurs réguliers un guide en particulier qui a noué entre nous une relation amicale.
— Un maître et son disciple ?
— Ne dites pas n'importe quoi, adjudant...

Flinn avait assorti cette dernière réponse d'un sourire féroce, que Guilhem trouvait tout aussi étrange qu'adapté.

— Commandant, si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.
— Bien sûr, sergent.

Le sous-officier se dirigea vers une entrée terne et monolithique, le pas souple. Flinn s'amusa à penser que le jeune homme était un cyborg, mais qu'étrangement les protocoles du palais le noyaient sous un flot de tissus et de décorations qui le rendait presque plus humain.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:48:56

PARTIE I.

15.

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MP
Niveau 10
28 juin 2017 à 10:52:43

Une salle. Un couloir. Une autre salle, un autre couloir. Le défilement rapide des lieux chargea Guilhem d'une émotion lourde, noble, qu'il traînait au même rythme que ses pas sur l'albâtre du sol. Personne n'osait plus parler, tandis que le sergent Eutrope Do Santos menait le convoi vers sa destination finale. Une dernière série de porte se dressa au détour d'un énième couloir. Deux lourds battants plus noirs que la nuit, contre lesquels le sous-officier frappa fermement. Un instant passa, et les portes s'ouvrirent.

Le hall, majestueux, se découpait comme un vide entre trois murs hauts striés des marbrures d'une pierre rouge et d'aplats blancs et torturés. Une fenêtre, couvrant l'intégralité d'un mur, s'ouvrait sur un jardin sommaire, peuplé de bambous qui s'étageaient le long d'un bassin carré, illuminé, et dont les reflets bleutés jouaient sur les pourtours d'une cour étroite. La nuit venait déposer sur ce décor sec mais monumental son aura de mystère, rendant les rares objets et meubles des lieux aussi somptueux que s'ils avaient été d'or et de pierres précieuses, transformant leurs bois et leurs métaux en un matériau rutilent, irréel, presque divin.

— Très Saint Magister, l'escouade de la Confrérie des Externes, sous le commandement honoraire de monseigneur Flinn, au grade commandant des Saintes Armées et de Noble Clerc, annonça d'une voix grave le sergent Dos Santos.

La foule des habituels jeta son regard, comme une seule bête aux dizaines d'yeux, vers le groupe qui pénétrait dans l'un des lieux les plus prestigieux de la Confédération. Généraux, aide de camp, administratifs, courtisans, marchands, inquisiteurs, cybernautes, moines et serviteurs, tous composaient la toile vivante des fidèles, et tendaient sur le mur un jeu d'ombres où se détachaient une expression, une posture, comme figé dans le temps. La dévotion se lisait dans cette mise en scène, dévotion toute relative où la puissance des militaires venaient trancher avec l'humilité des plus chétifs serviteurs, et dont l'harmonie seule découlait de la présence d'un individu à part. Au milieu de ce décor, la silhouette élancée du Magister Siegfried semblait s'anoblir à chaque instant, porté par un courant invisible qui venaient à caresser la magnificence de son armure, de sa cape, de ses bottes, tout autant que celle de ses traits fins et protégés de l'invariable courroux du temps.

Lorsqu'il vit ses invités, il traversa le vaste espace de la salle où il patientait depuis de longues minutes, et leur adressa un sourire à la fois sincère et discret, ciselé par des années de travail dans ce théâtre de protocole et convenance, sans pour cela qu'il soit moins honnête ou faux que s'il l'adressait à un groupe de connaissance perdues de vues depuis de nombreuses années.

— Le Dieu-Machine vous bénisse.
— C'est un honneur de vous rencontrer, Très Saint Magister. Le Dieu-Machine vous bénisse également, entama Flinn.
— Commandant.

Flinn s'immobilisa dans un parfait salut militaire, avant de poser un genou à terre.

— Relevez-vous, commandant. Votre loyauté me touche, mais vous méritez de rester debout. Vous avez tant fait pour la Confédération, commandant.
— Je n'ai fait qu'assurer ma mission.
— Et vous l'avez exécuté avec brio, commandant.

Le Magister s'écarta, et toisa avec insistance la seule femme du groupe. Lourdement menotté, Miki O'Hara se tenait raide, dardant son regard méprisant vers le jeune homme qui incarnait le pouvoir qu'elle haïssait.

— La captive … Du très bon travail, commandant. Vous et vos hommes méritaient une récompense à la hauteur de la tâche. Vous avez libéré Barnard Prime des démons et chimères qui cette personne tentait d'imposer par la force et le chaos.
— Ainsi donc, le Très Saint Magister de l'Imposture envoie ses sbires plutôt que de faire le travail lui-même ?

Une myriade de canons se braquèrent sur Miki O'Hara. Elle ne cilla pas. Le Magister Sigfried, désarçonné un court instant, se baissa à son niveau.

— Je ne devrais même pas prendre la peine de m'adresser à une félonne dans votre genre. Comprenez bien, madame, que ce qui vous arrive actuellement n'est pas de mon ressort, mais du votre.
— Des paroles ! Railla-t-elle. De belles paroles, et sans …
— Faites la taire, souffla Siegfried.

Les deux Naneyë qui escortaient la captive la giflèrent avec force. Un éclat de sang fusa dans la pièce, Miki se retrouva inconsciente.

— Elle sera puni pour sa traîtrise, commenta le Magister.
— Il sera fait selon votre désir, Très Saint Magister, répondit Flinn.
— Les gardes du Palais vont la conduire dans sa cellule. Sa vue est une insulte à notre pouvoir.

Quatre imposants cyborgs se détachèrent de la foule des fidèles, et embarquèrent sans ménagement Miki. La tête ballante, la bouche ouverte, elle laissa derrière elle la trace à demi-effacé de son sang.

— L'escouade qui a permis à Barnard Prime d'être débarrassée de cette menace sera remerciée comme il se doit. Je réglerai les détails plus tard, mais soyez assurés, messieurs, que vos efforts n'auront pas été vains. Pour le moment, mes serviteurs s'occuperont de vous. Nous organiserons un triomphe où vous aurez toute votre place.

Les soldats s'inclinèrent respectueusement. Lorsqu'ils se redressèrent, Flinn décocha un long regard à l'adresse à Randir. Il se retira alors silencieusement, suivit par tous les hommes qui composaient le groupe. Guilhem s'apprêtait à les suivre, mais Flinn le retint.

— Que la Confédération soit témoin du courage de ces hommes. Qu'elle soit également attentive à ce qui attend cette traîtresse. Allez, et répandez ma parole là où vous porterons vos pas.

La formule consacrée invita, aussi sûrement que si Siegfried l'avait dit de manière direct, la foule des fidèles à se retirer. Dans un concert de tissus froissés et de bruissement mécaniques, serviteurs comme officiers se courbèrent et reculèrent, jusqu'à laisser tomber sur eux le claquement étouffé de la porte retombant sur le hall. Seuls, les trois hommes restant se regardèrent en silence, de longues secondes. Siegfried se rapprocha davantage, et posa sa main sur l'épaule du Naneyë. La situation relevait d'un certain comique, car Flinn dépassait d'une bonne trentaine de centimètre la stature de son maître. Mais ce simple geste, plus que la reconnaissance du Magister, révélait le lien amical et ancien qui unissait les deux individus. Flinn avait vu grandir le Magister, et avait d'une certaine façon participé à son éducation. Réciproquement, c'était le père du Magister, Le Commandus Magnus Gregor Mac Mordan, qui avait fait de Flinn un confédéré accompli.

— Et si nous passions aux choses sérieuses ? nota Siegfried.
— Avec plaisir, commenta Flinn.

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Niveau 10
28 juin 2017 à 10:55:49

Un relâchement général s'installa. Siegfried, quoique plus détendu, continuait à afficher le grain fin et perçant d'une politesse naturelle, associée à un charisme et une tenue exemplaire. Guilhem avait vu passé dans son regard de cyborg l'étincelle d'un changement, qu'il n'aurait pas sû définir, mais qui avait remodelé le dessin et la savante sculpture de ses traits, de son attention, et de sa physionomie générale. Le dévisageant longuement, il nota qu'il ressemblait tout à la fois à son père, terrible héros aux traits grossiers mais empreint d'une noblesse sauvage, et à sa mère, femme de délicate apparence qui avait eu le mérite de laisser vivre en lui la possibilité d'une autre existence spirituelle que celle des armées, du pouvoir, et de la violence de ces deux derniers.

Siegfried avait vingt-deux ans à cet instant. Le pouvoir l'avait intronisé à son poste de Très Saint Magister depuis deux ans, et déjà, l'inavouable poids de l'exercice avait retravaillé son apparence. Son front haut, presque bombé, laissait une cartographie en filigrane tailler un réseau de ride à sa surface, et dès qu'il riait ou qu'une expression venait à troubler son calme, ce réseau resurgissait avec toujours plus d'éclat. Les mêmes rides ternissaient le coin de son œil droit, un bleu céruléen qui tirait tout à la fois vers le gris d'une mer d'hiver et l'éclat d'une pierre jaune et étincelante comme une braise figée, et prolongeait le trait naturel de son regard d'un autre trait, comme l'aune de sa concentration, retombant sans sommation sur son attention et son apparence encore juvénile. Son nez échappait à la règle établie, mais pas sa bouche. Ses efforts pour laisser pousser une barbe encore blonde et chatoyante n'avaient rien changé. L'organe de son pouvoir, celui modelait le Verbe et rendait chacune de ses pensées se réaliser lorsqu'il prenait la peine de l'articuler à sa parole, cet organe se flétrissait à ses commissure, tandis que l'habile teinture qui délicatement le rendait plus mature se chargeait d'une masse de plus en plus conséquente de poils grisonnant, piquetant l'ensemble d'une moucheture et d'une hermine noble mais irréversible.
Guilhem se demanda longtemps comment un être aussi jeune avait pu voir le poids des années se poser si violemment sur lui sans qu'il n'y change rien. Il se souvint de quelques bribes de conversations remontant à sa vie d'avant, dans une soirée quelconque, où il avait appris que le Très Saint Magister souffrait de diverses maladies dégénératives, et que même les meilleures thérapies géniques disponibles ne pouvaient pas toutes les soigner. Une rumeur qui en fondait une autre, celle du désir d'enfantement de Siegfried, tandis qu'il avait été courtisé par toute la gente féminine de la Confédération, et dont on affirmait qu'elle se terminerait très prochainement en un mariage somptueux.

Mais en cet instant, seul un peu de détente et une complicité rare entre le maître de la Confédération et son tuteur revenant de mission animait le hall, déserté, laissant pour seul témoin Guilhem et son étonnement.

— Flinn, je suis très heureux de te revoir enfin … Tu n'imagines pas tout ce qu'il s'est passé ici pendant ton absence.
— Alors même sans moi, tu continues à ne pas t'ennuyer ? Dois-je prendre ceci comme un compliment ?
— Méfie-toi, je pourrais bien avoir l'envie de te nommer à un poste ne nécessitant plus que tu partes aussi loin.
— Tu oserais ?
— Parfaitement.

Et les deux individus se mirent à rire bruyamment. Guilhem restait à l'écart, continuant à détailler avec moins de scrupules son maître. Son visage, aussi gracieux et fatigué fut-il, ne tranchait pas avec la préciosité de ses atours. Siegfried était un cyborg, et son corps avaient été doré à l'or fin, donnant à celui-ci l'apparence d'une armure. Ceint d'une cape noire simple, et portant le holster d'un sabre ionique de cérémonie, il apparaissait à part, moins massif et presque moins solennel que Flinn. Guilhem s'étonnait de trouver l'homme si simple, presque accessible, et aurait volontiers aimé se joindre à la plaisanterie qu'il entretenait avec le Naneyë, mais il savait qu'il ne le pouvait pas, et que jamais son sauveur n'aurait permis un tel comportement. Flinn avait presque éduqué Siegfried, il l'avait vu grandir, et ne gardait ici que les reliques d'un rapport plus amical, presque familial, que l'accession au trône du jeune homme n'avait pas pu changer.

— Trent m'a envoyé son rapport. Barnard Prime a passablement souffert de la rébellion.
— J'imagine qu'il a quelques peu négligé de parler du bombardement qu'il a opéré sur Port-Krisitian ?
— J'aurais été surpris que tu ne le soulignes pas. Sur ce coup tactique, il n'a pas manqué de culot... Mais ça ne le sauvera pas du placard.
— A cause de l'affaire de la captive ?
— Non, ajouta Siegfried d'une voix plus sombre. Il prend un peu trop de place depuis quelques temps. Il rêvait d'un triomphe à la romaine, et en reprenant Prime, il vient de se l'offrir sur un plateau.
Malheureusement pour lui, il y a une kyrielle de jeunes et brillants officiers qui attendent leur tour au portillon pour commander un aussi puissant vaisseau que l’Ankara.
— A son âge, cela devient dangereux d'avoir trop d'ambitions, répliqua avec un sourire féroce Flinn.
— Je n'en pense pas moins.
— Alors tu le laisseras parader sur Civimundi ?
— Si cela peut calmer ses ardeurs...

Flinn laissa passer un court instant avant de répondre.

— Je ne reconnais pas là ton mordant habituel, Siegfried. Avec tout le respect que je te dois, je pense que tu commets une erreur stratégique...
— J'aimerais bien te dire que tu as tort, hélas, il y a bien un peu de vérité là-dedans.

Flinn s'assit sur l'un des fauteuils disposés près de la fenêtre, imité par Siegfried et Guilhem quelques instants plus tard.

— Siegfried, que s'est-il passé pendant que nous étions sur Prime ?

Le Magister fixa le sol, puis ses interlocuteurs, et dans un semblant de soupir, reprit.

— La succession du Très Saint Magister Oddarick est loin de se passer aussi calmement que prévu. La Sainte Cléricature m'a fait savoir par voix officielle qu'elle attendait plus de fermeté de la part du pouvoir central vis à vis des derniers événements sur les colonies terrestres. Naturellement, c'est une fin de non-recevoir vis à vis des dernières réformes que j'ai voulu lancer... Un jeu honnête, en somme. Mais un jeu qui vient contrarier mes plans. La Sainte Cléricature commence à émettre quelques réserves vis à vis de mes choix et de mes décisions récentes, et même si elle vieillit et que ses membres sont de plus en plus souvent cantonnés à des missions pour la forme, je ne peux pas négliger son influence.
— Et ton père ? Il n'en dit rien ?
— Il aimerait bien trouver une solution pour me sortir de cette situation. Mais il fait ce qu'il peut pour ménager la Sainte Cléricature sans non plus contrarier les projets que j'aimerais mettre en place.

Flinn hocha la tête.

— Je constate qu'il est absent...
— Trop de travail. D'ailleurs, il me fait transmettre ses félicitations pour la mission.
— Il aurait pu prendre la peine de venir, railla Flinn. Je sais que nous sommes tous occupés, mais pour son ancien apprenti... Six mois que je ne l'ai pas revu. Un record.
— Il est débordé, Flinn.
— Je sais, je sais...

Un silence pesant s'insinua dans le hall. Flinn fixait l'extérieur, tandis que Siegfried, plongé dans ses pensées, se demandait comment allait se finir cet accrochage avec l'Inquisition. Guilhem, seul, laissait vagabonder son esprit sans but particulier.

— Et pour mes hommes ?

Flinn n'avait pris aucune précaution. La question désarçonna Siegfried, qui hasarda une réponse.

— Et bien … Je ne sais pas trop. L'objectif que je t'avais assigné a été parfaitement rempli, mais je ne peux pas les rendre plus héroïques que Trent et ses hommes si je veux l'évincer de son poste en douceur... Ils seront financièrement récompensés comme il se doit, et je leur ouvrirais quelques opportunités pour qu'ils grimpent dans la hiérarchie. Ça, et une grosse permission de … Disons trois à six mois ? Je ne pourrais faire plus.
— Je comprends, nota Flinn.
— Et ce jeune homme ? Je vois qu'il nous écoute depuis tout à l'heure, mais je n'ai pas eu le plaisir d'être présenté.

Guilhem eut l'impression que le sol se dérobait sous pieds. Malhabile, il se leva.

— Adjudant Guilhem de Choire, Très Saint Magister.

Siegfried eut un sourire poli à son adresse.

— Le fils ainé du général de Choire... Je suis sincèrement désolé pour vos parents, adjudant. Soyez sûr que la Confédération aura porté le deuil de leur disparition.
— J'en suis touché, Très Saint Magister.
— Je suppose que vous l'avez appris en arrivant sur Terre ?
— Oui, Très Saint Magister.
— Notre rencontre est donc un peu fortuite... Je comprendrais que vous n'ayez pas l'esprit très disponible pour parler plus longuement avec moi, mais avant de vous accorder le repos que vous méritez, j'aimerais régler quelques menus détails avec vous.

Siegfried se leva.

— Adjudant, à genoux.

Guilhem s’exécuta sans broncher.

— Guilhem de Choire, fils d'Alfred de Choire, soit élevé au titre de baron de Haute-Septimanie, de Mazamet et de Camarès, pour les services rendus à la Confédération par ta personne et celle de ton père. Puisses-tu te montrer méritant de cette titulature.
— Je servirais la Confédération dans la force et dans l'honneur. Vous, Très Saint Magister Siegfried, êtes mon maître, et je suis votre fidèle serviteur.

Siegfried invita Guilhem à se relever.

— Je suis bien désolé de cette mise en scène en pareil deuil, adjudant, mais il aurait été discourtois et insultant pour la mémoire de votre père que je ne me charge pas moi-même de cette élévation. D'autre part, j'ai reçu le rapport du Commandant Flinn ici présent, et j'ai été stupéfait par l'aventure de votre sauvetage. C'est une bien étrange situation que vous avez vécu sur Prime... Une étrange situation qui nous révèle de précieux dons. Les cybernautes se sont attachés à ce rapport dès que je leur ai remis, et j'espère, adjudant, que nous trouverons bien vite la réponse au mystère de ces dons. Naturellement, il serait regrettable que vous ne puissiez exprimer tout le talent qui germe en vous, et suite aux conseils avisés du Commandant Flinn, j'estime nécessaire de vous placer sous sa tutelle pour vous former en tant que Noble Clerc.
L'annonce secoua Guilhem, à nouveau. Le Magister venait quelques minutes auparavant de mettre l'Inquisition au même rang qu'une institution tatillonne qui gênait son pouvoir, mais n'avait pas hésité un seul instant à le nommer apprenti. Il n'osa pas le questionner sur le sujet, par impolitesse, et inclina docilement la tête.
— J'ai toute confiance en son jugement pour qu'il fasse de vous un de nos plus brillants éléments, adjudant.
— C'est trop d'honneur, Très Saint Magister.
— Attendez donc avant de me remercier.

Flinn haussa un sourcil, curieux.

— J'imagine que tu ne comptes pas nous laisser moisir trop longtemps à Civimundi.
— Non, en effet, Flinn. Après le remarquable travail que tu as effectué sur Prime, j'aimerais te confier une tâche de représentation plus en vue.
— Et quel type de mission ?

Siegfried sourit.

— Le type de mission qui va t'expédier vers les étoiles d'ici quelques mois. Mais avant ça … Tu vas prendre un peu de repos. Et tu vas t'occuper de ta nouvelle recrue.

Flinn sourit à son tour.

— Te voilà très prévenant tout à coup.
— Je préfère que mes proches alliés soient en forme.
— Alors j'en déduis que nous restons à Civimundi pour le moment ?
— Oui, Flinn. Car hélas, il est probable que je te fasse revenir très prochainement.
— Et je ne peux pas savoir quel genre de mission...

Siegfried sourit, coupant cours aux tergiversations de Flinn.

— Ainsi en a dit le Très Saint Magister. Il est tard, et tout le monde y gagnera à se retirer.

Flinn s'inclina avec subtilité, imité par Guilhem, tandis que Siegfried se retirait sans un mot, laissant le maître et son élève, seuls.

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MP
Niveau 10
28 juin 2017 à 10:56:17

Comme ça, on ne parlera plus de la première partie, et on va entrer un peu plus dans le vif du sujet.

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MP
Niveau 10
29 juin 2017 à 10:48:42

PARTIE II.

1.

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MP
Niveau 10
29 juin 2017 à 10:56:12

2163

L'attention de Gregor se perdait dans le gigantisme de la ville. La canopée des toits et des pics, l'éclat blafard des néons, des lumières, des flashs de la foudre, l'odeur piquante de l'ozone qui régnait à six cents mètres d'altitude, le bourdonnement strident des champs protecteurs excités par l’électricité statique ambiante, toute cette vie mettait ses sens en alertes. La terrasse, un éclat de béton blanc et triangulaire qui s'avançait dans le vide, abritait pour un temps une réunion informelle et anonyme. La foule des administratifs et des hauts gradés savait que la dizaine d'individus se trouvaient dans le dédale des bâtiments, mais tous ignoraient le lieu de leur rencontre.

Ici, le luxe et l'opulence étaient réduits au minimum. De lourds et nobles fauteuils d'un bois sombre étaient discrètement ciselés en pompeuses arabesques s'étalaient autour d'une table ronde en ébène empestant l'encaustique grasse. Plus loin quelques plants filiformes de bambous génétiquement modifiés donnaient une touche de verticalité pourpre auprès d'un bassin carré où paressait une eau limpide. Le bruit blanc et doux de la surface caressé par un jet d'eau était totalement occulté par le piaillement des boucliers, agités de spasmes colorés et convulsifs qui dessinaient de chatoyantes fractales sur le bol d'énergie protégeant les dignitaires. Gregor, perdu, préférait contempler cette ville plutôt que ces hommes, aussi lourds et nobles que les circonvolutions sculptées des fauteuils. D'une certaine façon, ils représentaient les automatismes de sa pensée, chacun pouvant se résumer à son trait de caractère le plus notable. Des allégories. Cette pensée lui arracha un sourire, sourire qui se perdit dans un mouvement de tête et de cape, tandis que dix paires d'yeux le fixaient sans joie.

— Commandus Magnus ?
— Je pense que la réunion peut commencer, poursuivit Gregor sans noter l'angoisse de son interlocuteur. Le Major Beik, en me représentant auprès du Très Saint Magister Siegfried pour l'hommage de la Confédération au défunt Très Saint Magister Oddarick, est excusé.
Il les dévisagea un par un. Des hommes d'apparence mûrs, solides, qui dissimulaient tout comme lui leurs âges réels.
— Qu'en est-il du Maréchal Isphaïl ?

La question relevait de la mise en scène pure et simple. Le maréchal Yosoph Isphaïl avait dû se détacher pour superviser une opération d'envergure sur l'Est australien. Un soulèvement populaire contre les manques en tout genre qui sévissaient sur l’île-continent, et qui avait rappelé Gregor à de ternes souvenirs. Il n'avait pas hésité à envoyer le plus jeune de ses lieutenants assurer une répression ferme sur les cités de Sydney, Melbourne et Canberra. Il ne tolérerait pas l'échec, et tous ici le savaient.

— Sa mission auprès du peuple australien lui a demandé plus de temps que nécessaire, Commandus Magnus, répondit avec une certaine douceur un grand brun voûté et dont les doigts s'agitaient sur un crayon.
— À quand relève votre dernier contact avec IsphaÏl, Maréchal Dernec'h ?

Les yeux bioniques du militaire luirent d’un éclat bleuté, tandis qu'un sourire rempli d'audace crevait sa barbe bouclée et soigneusement tenue.

— Une heure et sept minutes, Commandus Magnus.
— Bien. Maréchal, vous reprendrez contact avec notre confrère pour lui signifier le compte-rendu de notre réunion. Dans le même ordre d'idée… Je suppose que vous avez procuration pour sa décision concernant l'ordre du jour.
— C'est exact, Commandus Magnus.
— Je vois que vous n'avais pas perdu de temps.

À nouveau, le Maréchal Dernec'h sourit.

— J'agis du mieux possible, Commandus Magnus. Il me semblait stupide pour vous contacter au sujet de broutilles de cet ordre-là.
— Vous m'épargnez quelques soucis supplémentaires. C'est tout à votre honneur. Au moins faites-vous preuves d'un peu plus de clairvoyances que nos frères de la Sainte Inquisition.

Il y eut un murmure dans la petite assemblée. Dernec'h ne put réprimer qu'à grande peine une réponse bien sentie sur le sujet. Car si le Commandus Magnus essuyait des difficultés avec l'autorité spirituelle de la Confédération dont il était le gardien, le maréchal ne s’embarrassait pas de considérations respectueuses à l'égard de l'institution. Il haïssait ce corps d'état impérieux, ces hommes au-dessus des lois qui inspiraient une terreur notoire dans les rues et les maisons. Le peuple, comme lui, haïssait l'Inquisition, bien ce soit pour des raisons profondément différentes. Julien Dernec'h n'y voyait qu'un passe-droit en forme de pruderie, de prières et de malédictions vaines qui nuisaient à l'efficacité réelle de la Confédération.
— Commandus Magnus, l’ordre du jour ne devait-il pas attendre la présence de représentant de la Sainte Docte ?
— Bien sûr que si, Maréchal Eldward. Cependant, la question de ma nomination n'est pas le seul et unique point que nous aurons à aborder ce soir. Avant de nous lancer dans ce sujet qui nous occupera un certain temps, il serait bon de régler quelques petites questions techniques. Dernec'h ?
— Oui Commandus Magnus ?
— J'ai cru comprendre que vous souhaitiez vous retirer d'ici peu de temps. C'est tout à votre honneur, mais il faudra régler la question de votre succession. Vous avez bien conscience que je n'ai qu'un pouvoir limité sur le sujet, mais je pourrais transmettre votre souhait au Très Saint Magister.
— Ce serait un grand honneur, Commandus Magnus.

Le jeu ne dupait personne. Un certain Seyman Macalan, général discret mais habile, avait avancé ses pions suffisamment lentement pour ne pas paraître grossier. La clarté de son but n'en semblait pas moins aveuglante. Proche de Dernec'h, il lorgnait sur le siège de son supérieur avec tant d'avidité qu'il en était devenu un sujet de plaisanterie répandu dans les hautes sphères du pouvoir militaire. Gregor le savait, Siegfried aussi. Même s'il fallait attendre son retour pour officialiser une éventuelle décision, le successeur serait introduit d'ici peu dans ce cercle où quelques sujets brûlaient les doigts des officiers.

— Alors, décision est prise, Julien ?
— Absolument, Commandus Magnus. Ma décision est prise. Je ne vous cacherais pas le nom de mon successeur, il est notoirement connu. Néanmoins, une petite présentation officieuse de ce bien sympathique général me semble plus… civilisée. Je vous ai fait parvenir son dossier complet, vous n'aurez qu'à ouvrir vos terminaux com.

Quelques lueurs illuminèrent les implants optiques des cyborgs. Un bourdonnement gras et riche remplit l'air, un bourdonnement étrangement dissonant avec celui des boucliers qui s'irisaient au-dessus de leurs têtes.

— Parfait, Maréchal. Nous prenons acte de la candidature, et nous vous ferons parvenir notre décision. Autre chose ?

Aucun des militaires ne prit la parole. Certains secouèrent clairement la tête.

— À présent, entrons dans le vif du sujet.

Gregor se leva, et entama de marcher doucement, en fixant la marée brute et fixe de la ville qui mugissait, si loin et si proche.

— Ce n'est pas une grande nouvelle, et pour être parfaitement honnête, notre conseil extraordinaire de ce jour n'est qu'une formalité assez peu engageante. Vous m'avez tous affirmé votre soutien concernant mon rôle en tant que Sage Guide de la Sainte Cléricature. Bien que les instructions que j'ai formulé concernant la modernisation de l'appareil politique et militaire ne soient que des recommandations en ce qui concerne les Saintes Armées, vous les avez appliquez avec un certain zèle.
— Et ce fut un grand honneur pour nous de nous montrer dignes de votre confiance, Commandus Magnus.

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MP
Niveau 10
29 juin 2017 à 10:59:23

L'individu qui avait pris la parole d'une voix claire et légèrement traînante se nommait Atavus Mörl. Il avait intégré le prestigieux cercle des chefs militaires suprême lorsque le Maréchal Jurdard s'était retiré. Habituellement peu bavard, il avait surpris ses confrères en prenant ainsi la parole. Son sa longue cape cérémonielle de laine grise brodée de fils d'argent, son corps mécanique bruissait faiblement. Son teint blafard contrastait avec la violence de ses traits, lignes raides et osseuses d'un crâne rond et puissant où s’enchâssaient divers implants cybernétiques. Sa barbe noire soigneusement tenue le rendait juvénile, bien loin de son cinquantenaire approchant. Le maréchal Mörl avait dès son investiture montré sa fidélité au Commandus Magnus. Comme bien des hommes encore enfants lors des assauts victorieux de Six et de Vladivostok, il voyait dans la silhouette ferme et autoritaire le reflet du héros éternel de la nation confédéré. Pour lui, suivre la décision du Commandus Magnus et la faire appliquer dans les rangs des armées qu'il dirigeait ne pouvait qu'être naturel.

— Je vous remercie, Maréchal Mörl. Je sais que vous vous êtes montré à la hauteur du défi, tout comme je sais que je peux compter sur votre soutien.

L’intéressé hocha la tête. Gregor reprit.

— Je sais que je prêche à des convaincus de longues dates, et que vos travaux préparatoires nous ont ouvert de confortables moyens d'action. Vous avez très vite compris l’intérêt que revêtaient de telles réformes, et je ne peux qu'être fier de votre perspicacité.

Gregor ne put réprimer un sourire triste.

— Il n'en va pas hélas de même pour nos frères Clercs. Et j'ai bien peur que les échecs répétés que j'ai pu constater lors des séances préparatoires ne pénalisent la poursuite des réformes. Sachez, messieurs, que jamais je ne remettrais en cause la légitimité et le bien-fondé de la noble et grande Cléricature du culte.
— Nous ne doutons et n'avons jamais douté de votre foi envers le Dieu-Machine, Commandus Magnus. Vous êtes un héros de la Confédération, et l'exemple même de la dévotion la plus noble qu'un homme puisse manifester. Mais l'Inquisition est vieillissante, corrompue par un fanatisme souvent aveugle et violent, compléta Dernec'h.
— Une vision que je partage totalement, Maréchal. Même si le fait de ce fanatisme reste le cas d'une petite minorité d'individus. Individus auxquels nous devons malgré tout concéder une vaillance et une bravoure sans faille pour le maintien de la foi.
— Si je peux me permettre, Commandus Magnus, je trouve votre décision bien indulgente au regard des humiliations et des sous-entendues que laisse filtrer l'institution.

Gregor se retourna vers l'assemblée, se pencha sur la table. Sa main droite s'appuya lourdement sur le lourd plateau d'ébène.

— On ne peut pas se battre contre ce genre de chose dans un monde où le Culte est tout. Oui, j'étais un rebelle. Oui, j'ai tenté de nuire à la Confédération dans ma prime jeunesse. Oui, je l'ai payé dans ma chair, et j'ai accepté mon fardeau pour avancer et tenter de trouver une forme d’apaisement. Mais contre des bruits de couloirs et des fantômes, il n'y a rien. Rien que la puissance des actes que l'on peut réaliser pour faire grandir la foi. Je comprends votre point de vue, Maréchal, mais j'y perdrais trop de temps et d'énergie.
— Dans ce cas, laissez nous mener la réunion. Avec ou sans l'aval de la Sainte Cléricature, nous réformerons la politique de la Confédération.
— Je ne peux pas, Maréchal Dernec'h.
— Vous avez bataillé avec suffisamment de sagesse pour vous reposer sur nous, Commandus Magnus. Sinon, pourquoi serions-nous là ? Pourquoi aurions-nous fait tout ce chemin ensemble ? Pour l'amour de la forme ?

Un rire timide passa dans l'assemblée. L'atmosphère se détendit soudainement. Gregor en profita pour se rasseoir.

— Vous gagnez, Maréchal. Mais n'allez pas trop loin pour autant.
— Un baroud d'honneur pour un vieux tacticien usé, Commandus Magnus. Je sais où je vais mettre les pieds avec les deux Clercs que nous accueillons.
— Alors prions le Dieu-Machine qu'il leurs accorde un peu de sang-froid.

À nouveau, un rire léger résonna sous le dôme crépitant d'énergie qui les couvrait. Un sous-officier, jusqu'alors en retrait, s'avança discrètement vers le maître de cérémonie. Il se pencha discrètement vers son oreille. Gregor ne put réprimer une moue désapprobatrice.

— Messieurs, on m'informe que deux Nobles Clercs patientent depuis quelques minutes. Ils souhaitent nous rencontrer, comme convenu. Si vous n'y voyez pas d'objections, je vous propose de clore notre séance, et de nous en tenir à une décision fort simple. Nous laisserons le Maréchal Dernec'h exposer son point de vue en notre nom, et j'arbitrerais en dernier lieu.
— Et si la Sainte Cléricature refuse encore une fois ? Demanda Atavus Mörl.
— Alors ce sera la mort dans l'âme que nous devrons nous passer de leur savoir-faire.

Le silence retomba lourdement. Tous savaient ce que cachaient ces quelques mots. Un schisme entre la Sainte Cléricature et son dirigeant, une rupture entre une majorité progressiste mais sans moyen de pression, tandis qu'une minorité conservatrice et empêtrée dans d'antiques principes poussiéreux tiendrait encore la bride de l'institution. Gregor savait que la possibilité ne pouvait être négligée, mais il s'était refusé à une action franche et directe. La rupture rapide de relation en bons termes avec la Sainte Cléricature devrait faire craindre un décret d'excommunication des dignitaires religieux qui se retrouveraient à cette occasion hors la loi. Hors la loi, et dangereux. Le secret qu'ils couvaient ne tarderait pas à ressortir s'ils se trouvaient acculés face à la Confédération. Plus aucun honneur n'entrerait en compte s'ils décidaient de révéler la nature exacte du décès du Très Saint Magister Oddarick. Gregor le savait, Gregor le craignait. Il allait devoir jouer cette partie d'échecs avec plusieurs coups d'avance.

Sans un mot, il indiqua à l'ordonnance militaire d'ouvrir l'accès qui barrait la terrasse. Les lourds battants d'une porte en bronze sculpté s'ouvrirent avec une lenteur majestueuse, livrant passage à deux silhouettes encapuchonnées qui attiraient tous les regards. D'une main tremblante, la plus petite silhouette abaissa le tissu sur ses épaules, révélant un visage ridé, parchemin osseux et tavelé d'une constellation de couperose et de nævus. Les yeux gris toisèrent l’assistance sans la moindre once de cordialité, tandis qu'une bouche sèche se tordait d'un rictus méprisant. Le crâne chauve laissait à voir quelques discrets implants cérébraux. Le second, une masse musculeuse de haute stature, se redressa un peu plus, son regard d'hybride fixant avec morgue l'assemblée des militaires. La même capuche du même tissu retomba, les plis d'une robe noire en tout point similaire à celle de son supérieur direct dissimulaient les mécanismes complexes des éléments robotiques de son corps. Un cyborg, à l'âme trempée dans l'honneur et la suffisance, qui empestait d'une présence forte, indésirable.

Gregor les salua d'un léger signe de tête. Avec une cruelle ironie, ils posèrent un genou à terre et s'inclinèrent avec une déférence qui frisait le ridicule.

— Commandeur Entor, Noble Clerc Lantier, relevez-vous je vous prie.
— Monseigneur…

Ils s’exécutèrent de concert avec une précision remarquable. Sans ajouter un mot, ils s'installèrent avec la même rigueur sur les deux seuls fauteuils libres. L'antipathie manifeste qu'ils affichaient plombait l'assemblée d'un silence glacial. Les coups d’œil échangés entre les deux religieux et les militaires semblaient se cristalliser avec force dans les quelques tics faciaux, les doigts s'agitant avec un agacement outrancier. Gregor percevait sans mal cette tension. Il savait que la partie serait difficile à jouer. Que Julien Dernec'h piaffait d'impatience d'interpréter avec bravoure la dernière partition éclatante de son rôle. Qu’Entor était un des plus vifs réactionnaires de la Sainte Cléricature, et qu'il l'avait ouvertement conspué lors de son investiture, trente-cinq ans auparavant. Cyrill l'avait averti, conscient du rôle prépondérant que le petit homme râble et désagréable menait dans les rangs de l'ordre religieux. Cyrill, qui avait eu vent de bien des rumeurs venues se perdre à ses oreilles, lui qu'on considérait comme le héros et martyre incarnant ordre et obéissance. Son prestige protégeait Gregor, rempart sans pierre et outil impalpable lui donnant toujours quelques coups d'avance sur l'échiquier. Gregor savait tout cela. Le poids de ses responsabilités le dérangeait avec plus de force que d'habitude. Et il savait que ses marges de manœuvre seraient limitées ce jour-là.

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MP
Niveau 10
29 juin 2017 à 11:02:48

— Messieurs, c'est un réel honneur de vous accueillir à notre table, enchaîna-t-il. Puisse le Dieu-Machine bénir cette assemblée et lui insuffler justesse et courage.
— Qu'Il vous entende, Commandus Magnus, poursuivit Entor.
— Je suggère que nous passions directement au sujet qui nous rassemble en comité ordinaire. Je me présente à nouveau à ma propre succession au poste de Sage Guide de la Sainte Cléricature, notamment dans un contexte de réforme de plusieurs de nos institutions, afin de garantir plus d'efficacité à la Confédération.

Entor et Lantier se regardèrent. Le plus grand des deux baissa la tête, maussade, visiblement énervé. Son maître reprit la parole.

— Nous avons le loisir d'éplucher les informations que nous a fourni votre département de communication, Commandus Magnus. Les idées exposées et les moyens envisagés nous semblent très clairs.

Il soupira.

— Cependant, Commandus Magnus, avec tout le respect que je vous dois, je me vois obligé de m'opposer vigoureusement à ce projet.

Un concert d'exclamation s'empara de l'assemblée. Entor affichait un sourire un coin, mauvais, tandis que Dernec'h et Mörl s’époumonaient et crachaient noms d'oiseaux et quolibets à l'adresse des deux nouveaux arrivants.

— Messieurs, reprit Gregor d'une voix forte. S'il vous plaît.

Le silence s'installa nouveau.

— Messieurs, j'aimerais connaître l'argumentaire du Commandeur Entor. Peut-être a-t-il de sages réflexions à nous faire part.

Le propos acide piqua le vieil inquisiteur dans son honneur. Il se redressa, fixant chaque homme de son regard perçant, prêt à attaquer.

— Je vous remercie, Commandus Magnus. Je tiens aussi à préciser que je suis ici en tant que suppléant du Major Cyrill Beik, actuellement sur Antarès-Douze, parti honorer la mémoire du Très Saint Magister Oddarick. Puisse le Dieu-Machine lui apporter sagesse et courage dans cette douloureuse épreuve, un modèle pour nous qui sommes tenus d'accomplir de basses missions ordinaires.

Gregor ne broncha pas. Entor lui faisait clairement ressentir sa haine, ainsi que son absence à la commémoration de la disparition du prédécesseur de son fils. S'emporter signait son arrêt de mort face à la Sainte Cléricature. Entor en aurait été ravi. Il laissa filer quelques secondes, avant de prendre la parole, un sourire neutre figeant son visage.

— Il faut hélas que quelques-uns s'en chargent, commandeur. Il a fallu trancher. Nous ne pouvions pas laisser le Très Saint Magister Siegfried s'abaisser à ce genre de considérations. Tout comme le Major Beik se devait d'être là-bas, pour les valeurs et les symboles qu'il incarne. À mon tour de vous poser une question, commandeur Entor. Seriez-vous prêt à mettre à mal la Confédération pour des considérations personnelles ?

Le chien de garde d'Entor jeta un regard rageur à l'adresse de Gregor. Entor lui-même mit quelques secondes avant d'afficher un air rogue, mauvais.

— Commandus Magnus, je ne vous permets pas de…
— Vous ai-je donné la parole, Entor ?

L'interlocuteur ne répondit pas. Gregor poursuivit.

— Votre présence ici est de mon fait, Entor. Ne l'oubliez pas. Je suis le garant de la Sainte Docte tout comme de la discipline des forces vives de la Confédération. Cela ne vous plait sans doute pas… Ne secouez pas la tête, je le sais Entor. Cela ne vous plaît peut-être pas, mais le monde est ainsi fait. Alors de deux choses l'une : soit je vous renvoie et je prends seul les décisions concernant la Sainte Cléricature — et vous savez tout comme moi que votre rôle ici n'est que purement consultatif si je l'estime nécessaire, soit je vous invite au débat et vous gardez pour vous vos petites piques désagréables qui n'ont rien à faire ici. Et si je vous inspire tant d'antipathie que vous semblez me le suggérer par vos charmants sous-entendus, Entor, provoquez-moi en duel.

Les Maréchaux ne purent réprimer un rire vengeur. Entor se tassa sur lui-même, un air de défi peignant encore ses traits.

— Nous réglerons ça en temps et en heure, Mac Mordan, chuchota-t-il.
— Personne n'en doute, Entor. Mais ce n'est pas à l'ordre du jour. Maréchal Dernec'h ?

Le vieil homme entama de se lever, lorsque l'inquisiteur reprit la parole.

— Une dernière information, qui, j'en suis sûr, ne manquera pas d’intéresser tous nos frères ici présents, et je vous promets de rester silencieux, Monseigneur…

Gregor secoua la tête, réprobateur. Entor n'en avait cure.

— La Sainte Cléricature a enfin pu étudier la dépouille mortelle du Très Saint Magister Oddarick. Les analyses et conclusions qui ont pu être menées à terme en dépit de quelques procédures administratives contraignantes, et elles nous offrent des résultats pour le moins étonnants. Étrange aussi, cette façon de s'ôter la vie, venant de la part d'un Homme aussi pieux que le Très Saint Magister Oddarick.
— Les Mystères ne nous seront pas tous révélés, Commandeur, trancha Dernec'h d'une voix de stentor. Le Conseil n'a pas vocation à devenir un champ de ruine. À titre personnel, j'ai entendu assez d'horreur provenir de votre bouche pour mettre en doute votre crédibilité et votre bienveillance envers la Confédération.
— L'Hérésie aurait-elle gagné le cœur même de nos plus éminents stratèges ? siffla Entor, un sourire narquois au bord des lèvres.
—Sortez, Commandeur, répliqua Gregor.

Entor ne broncha pas.

— J'ai toute ma place ici, Commandus Magnus. Avec tout le respect que je vous…
— Sortez, Commandeur Ebrahim Entor, ou ce sera la sanction pour insubordination et blasphème.

Gregor n'avait pas perdu son ton de voix neutre, calme. Une colère froide enveloppait ses mots d'un linceul de menace réelle, tangible. Entor devint blême. Il se leva, sans un mot, tandis que le Noble Clerc Lantier le suivit, prenant bien soin de lancer un dernier regard empli de sens à l'assemblée des militaires.
— Je n'en ai pas fini avec vous, Entor. Vous patienterez le temps de la réunion.

L’intéressé marqua une courte pause dans sa lourde démarche. Il n'était pas un parfait imbécile. Avec un dernier soupir, il franchit les portes qui se refermèrent dans son sillage.

Le calme retomba après le départ du haut Inquisiteur et de son subalterne. Gregor reprit la parole comme si l'algarade d'Entor n'avait jamais eu lieu.

— Messieurs, inutile de nous étaler plus longtemps sur le sujet. Vous avez pu voir par vous-même en quoi quelques membres de la Sainte Cléricature pouvaient se révéler gênants, et même dangereux.
— Vous pouvez compter sur notre confiance, Commandus Magnus, réitéra Dernec'h.
— Je le sais, Maréchal. Alors soyons brefs. Qui se prononce en faveur de ma propre succession aux titres de Commandus Magnus, Commandant factuel des Saintes Armées, Sage Guide de la Sainte Cléricature et Grand Ordonnateur des Saints Cultes, dans l'objectif avoué de mener à terme la poursuite des réforme ?

Six mains se levèrent, froissant dans un bruit sourd les capes où elles se tenaient. Gregor n'afficha aucune surprise, et se contenta de hocher la tête.

— Je vous remercie. La mise en place des structures de commandement sera laissée à la charge du Maréchal Atavus Mörl, qui assurera l'intérim le temps d'introniser le plus apte des pressentis au titre de Grand Ordinateur Titulaire.
— Ce sera un honneur, Commandus Magnus.
—Je sais que vous vous montrerez digne de cette tâche, Maréchal Mörl.

Le haut officier inclina respectueusement la tête.

— Étant donné que le calendrier des principales mesures à mettre en application a été édicté lors des séances préliminaires, je vous propose de lever la séance, ajouta Gregor.

Tous acquiescèrent. Alors que chacun se levait en discutant avec ses voisins, un éclair zébra le ciel. Une averse s'échoua contre la surface troublée du champ protecteur. Gregor refusait d'y voir un sens quelconque, mais il ne put s'empêcher de sentir l'aiguille désagréable d'un mauvais présage.

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