Open Word est de retour cette semaine ! Après Radek Smektalan, qui a partagé avec nous ses réflexions personnelles sur la notion même de jeu vidéo, c'est à Sybil Collas, Narrative Designer (entre autres) de nous parler librement de sa passion sous un angle totalement différent : la valorisation du travail dans la création.
- Vampyr (Écrivain)
- Duelyst (Narrative Designer)
- Prodigy (Écrivain)
- Secret Story (Game Designer)
- ... et d'autres projets avec ou sans Y dans le titre.
"Tu as de la chance d'avoir un travail qui te plaît."
Cette phrase, trop de développeurs l'ont entendue. Qu'il s'agisse d'un ami consultant en import de cacao ou d'un employeur féru d'overtime, il semblerait que pour pas mal de gens faire du jeu vidéo est déjà une bénédiction en soi. Pouvoir en vivre, c'est annexe.
Un dev tout seul dans sa cave
Le mythe du créatif développant des jeux dans la cave de ses parents, vivant de la cuisine de maman et attendant que son génie ponde une réussite critique au gré du vent, est un fantasme révolu. La légende veut que certains ermites existent encore mais leur business model, plus vraiment.
Aujourd’hui, la passion se monétise. Les designers, graphistes, musiciens et autres artistes sont rémunérés à la hauteur du contenu créé - en théorie. Dans la pratique, les métiers du jeu vidéo sont sous-payés, en particulier en France, et poussent ceux qui le peuvent à l’exil ou au freelancing international, quand ce n’est pas à l’abandon pur et simple de leur profession. Un manque de considération qui découle d’une culture perverse de la passion et de l’art.
Les métiers de création représentent une certaine poésie. En créant, l’artiste s’exprime et gagne l’opportunité de mettre en avant sa sensibilité, ses idées : il est plutôt rare de croiser un créateur qui avancera l’argent comme raison de son choix de métier. Dans l’imaginaire collectif, l’art s'exerce sous les tuiles humides d’une chambre de bonne avec vue sur tour Eiffel (l’équivalent classe de notre cave chez les parents). Vouloir monétiser cette poésie est perçu comme de la vénalité. Un artiste, ça vit d’amour et d’eau fraîche.
Une histoire d’expertise et d’autoflagellation
Avoir une personnalité est un prérequis pour chaque artiste mais l’aspect romantique des toits parisiens et des tupperwares maternels, pour être honnête, ça n’a aucune importance. Ce qu’on attend d’un développeur, c’est la technique. Vous pouvez avoir une vision révolutionnaire, si vous n’êtes pas fichu de la mettre en forme d’une manière compréhensible et potentiellement intégrable, vous ne ferez pas long feu en studio. L’intérêt des créateurs dans le jeu vidéo vient de leur expertise et de leur capacité à créer non pour eux-mêmes, mais pour une cible (collègue, client, consommateur), selon des normes précises. Une expertise qui s’apprend, qui s’entraîne, qui se travaille sans relâche. On ne se réveille pas plus game designer ou graphiste UI qu’on ne s’improvise chirurgien dentiste.
Vingt-huit mille euros. C'est ce que m'ont coûté quatre années d'études pour acquérir une partie des compétences et du réseau nécessaires à l'exercice de mon métier. Mon prêt est désormais remboursé (yay), et les constats des copains sont passés de "wow tu payes pour faire des jeux ?!" à "wow on te paye pour faire des jeux ?!".
Si les étudiants en création sont capables d’accepter des prix de formation aussi exorbitants (qui empirent chaque année), ils restent réticents à mettre un tarif sur les compétences acquises lors de ces mêmes formations. Pourtant, on parle bien de rémunérer le savoir dans lequel ils se sont investis. C’est sinistre de voir ces jeunes professionnels incapables d’associer les notions d’art et d’argent. Que notre forme d’expression tienne du divertissement n’aide pas. Il est encore plus difficile de se convaincre de la plus value de notre travail quand on vise la création d’un médium au contenu culturel et intellectuel souvent dénigré.
Ces tabous donnent naissance à des créateurs possédés par un syndrome de l’imposteur vorace et demandant des tarifs tellement bas qu’ils sont limite illégaux - pratique qui n’est pas remise en question par leurs clients et employeurs, puisque ce dénigrement est généralisé et accepté.
Parce qu’ils font un métier de passion, ils s’auto-précarisent. Et cette vulnérabilité financière pousse les plus fragiles à abandonner notre industrie.
Ok, c’est triste, et du coup ?
Le but de cette chronique est de tirer la sonnette d’alarme sur un phénomène trop peu remarqué alors qu’il gangrène le jeu vidéo. Les croisades de valorisation et le travail gratuit pour se faire un portfolio sont d’autres sujets.
Si vous vous sentez opés pour combattre la Bête à échelle de consommateur, vous pouvez piocher dans la liste suivante.
- Faites des câlins psychologiques aux développeurs,
- Diffusez le message : le jeu vidéo requiert de l’expertise (si vous voyez pas en quoi, renseignez-vous, on a un joli vivier de métiers),
- Valorisez le travail des créateurs (créditez quand vous partagez et cherchez les sources si elles sont absentes - un soutien décisif dans une industrie qui fonctionne au portfolio),
- N’encouragez pas le travail artistique gratuit (fais-moi un dessin je fais ta promo et son cousin fais-moi un texte je te paye une bière - on ne paye pas un loyer et des taxes avec de la visibilité et de la cervoise),
- Tapez sur ceux qui organisent des concours de création non rémunérés,
- Et si vous êtes créateur, défendez votre travail. Chaque effort de création vaut au moins le temps que vous y avez investi. (Et allez faire un tour sur Princesse RH.)
D’ailleurs, l'Open Word est bénévole. Mais on peut y dire ce qu'on veut.
Merci d’avoir lu et passez une excellente journée.
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