Ecrit par Edouard, gamer et voyageur invétéré, Joueurs du monde est une initiative visant à visiter un total de 12 pays afin d'y étudier les habitudes et difficultés rencontrées par les acteurs locaux du jeu vidéo.
Huit chats. Voilà ce qu'il y a chez les types qui m'hébergent : huit chats et un chien. Tous handicapés ou sur le point de l'être. Du côté des chats, deux sont aveugles, un autre allergique au chien, certains sont paralysés d'une ou des deux pattes arrières, etc. A cause de leur handicap, ils doivent rester à la maison, et du coup il deviennent anxieux, se bouffent les griffes, flippent au moindre son, et sont particulièrement agressifs, surtout un, noir de jais, vicelard comme pas deux... Tout mon quotidien gravite autour de ces petites bêtes poilues, surtout quand il s'agit de bien penser à fermer la porte d'entrée pour pas qu'ils s'échappent. Et aujourd'hui, j'ai pas pensé à fermer la porte, et deux de ces petits coquins en ont profité pour se faire la malle et gambadent joyeusement dans le jardin. Le premier est aveugle et ne me voit donc pas arriver. Je l'attrape sous le ventre, et dans un même geste de bras roulé je le cale contre moi. Je suis débarrassé du premier, mais je sais que le plus difficile est devant moi. Le petit noir de jais est dehors, et ça m'angoisse un peu. Lui, il est handicapé de la croupe, mais ça ne l'empêche pas de courir. Il vient de quitter le jardin pendant que je m'occupais de l'autre. Je me mets à sa poursuite. Je file derrière la maison et là je le vois, au bout d'un couloir étroit. Je cours vers lui, il n'a pas le temps de réagir et je le choppe, main nue, sur le sommet du dos. Maintenant je l'admets, c'était une idée idiote. Le chat se retourne dans ma main et commence à me la lacérer de toute sa force, de toutes ses pattes. Des lambeaux de peau se détachent de mes doigts et mon sang commence à couler abondamment sur sa fourrure charbon. Je tiens quand même la bête mais en peu de temps, la douleur devient trop forte et je finis par lâcher en constatant que ma main sanguinolente ne serait pas restée en une seule pièce si j'avais attendu 10 secondes de plus. Libéré, le chat s'éloigne de moi en un bond, et s'en va en direction de la porte de la maison, cette fois-ci en marchant tranquillement. A cet instant, tout amour s'évapore de mon âme.
« Ça passera en marchant »
Ça tombe bien, j'avais un rendez-vous important aujourd'hui. J'arrive donc chez Arkavis, un studio de développement basé dans la banlieue de Bangkok, une demi-heure en retard, la main bandée dans une compresse pleine de sang. Ça n'est pas la meilleure première impression que j'ai pu faire dans ma vie mais Frank Duffner, le directeur du studio, m'accueille chaleureusement. Il m'invite à entrer. Le studio a pris ses quartiers dans une villa de deux étages, dont le dernier est en fait occupé par les appartements du président. Au rez-de-chaussée, une cuisine équipée et une salle à manger transformée en salle de réunion qui donne sur le jardin, au milieu duquel trône fièrement une petite piscine. « C'est l'idéal pour les soirées d'entreprise » nous explique Frank. Il a monté ce studio il y a maintenant 2 ans et a commencé à y développer des jeux pour mobiles et pour navigateur. Parmi eux, Zombie Rush, Rama Run et Retro Wings. Ce sont pour la plupart des copies assumées de jeux existants : Retro Wings est un clone du Retry de Rovio (mais avec une maniabilité améliorée !) et Zombie Rush est un Temple Run-like mixé avec un rail shooter. Seul Rama Run propose un concept un peu plus original (du moins sur mobiles) : il s'agit d'un shoot'em up vertical dans lequel vous contrôlez Rama (un célèbre archer de la mythologie hindoue) vu du dessus qui balancera des flèches en autofire sur des ennemis au design légèrement inspiré de celui des Yakshas, sortes d'ogres thaïlandais. L'originalité réside dans le fait que Rama peut recruter sur sa route des compagnons (Hanuman, Pipek, Palak...) qui feront feu eux aussi sur vos ennemis. Pas très original mais on saluera l'effort. Ce qui est intéressant surtout, c'est qu'avant d'être le jeu fini que l'on connaît aujourd'hui, Rama Run avait été développé en 2 mois par trois stagiaires qui venaient de l'université de Sripatum, à Bangkok également. Leur titre s'appelle Rama Junior et il est disponible sur Google Play, publié par le studio Thai Game Academy.
Rama Junior et Match 2
Retro Wings
« Il nous l'ont volé ! »
Alors Arkavis, c'est un studio de voleurs ? Pas exactement. Il s'avère que le nom de studio sous lequel ces trois étudiants ont publié leur jeu, la Thai Game Academy, c'est en fait le nom du programme de stage qu'a mis en place la société Arkavis dès le lancement de son activité. Frank Duffner a voulu « donner leur chance à des étudiants motivés, et leur permettre de venir concevoir un jeu, non pas comme ces projets d'université que personne ne regarde, mais directement au sein de notre structure, depuis la phase de brainstorming jusqu'à la publication, voire au marketing ». Grâce à cette initiative, ce sont déjà 14 jeux qui ont été publiés par le studio en moins de 2 ans. Les étudiants peuvent passer quelques mois à produire le jeu « dont ils ont envie, encadrés par les professionnels du studio ».
De la pure philanthropie ?
Peut-être pas, parce que créer une telle structure d'accueil a au moins trois avantages non négligeables pour un petit studio comme Arkavis. Le premier, c'est que sur un marché du travail comme celui de la Thaïlande où il est très difficile de recruter des éléments talentueux (tout simplement parce qu'il y a moins de main-d'oeuvre disponible), il est extrêmement intéressant de pouvoir évaluer le potentiel et capturer les jeunes talents à la source, à savoir avant qu'ils ne sortent des bancs de l'école. Monter un partenariat avec l'université Sripatum, l'une des plus prestigieuses de Thaïlande, représente un atout considérable. Une remarque qui vaut d'ailleurs pour le « monde de l'entreprise » en général.
La jeune équipe de développeurs du studio
« Tu me donnes ton idée, je te file une soupe et un pot de gel »
Le deuxième avantage est plus spécifique au milieu du jeu vidéo, ou ce que l'on appelle hypocritement la « créativité », c'est-à-dire en réalité la production d'idées lucratives, a un fort rôle à jouer. Cet avantage, c'est la possibilité de récupérer auprès des stagiaires (et à bas coût donc) un maximum de bons concepts dont la propriété intellectuelle « devrait revenir » à ces personnes. Dans le cas d'Arkavis par exemple, le jeu Rama Junior ayant bien plu à Frank, celui-ci a pu sans problème repiquer le concept et le proposer à un public plus large. Ce genre de stratégie s'étend maintenant plus loin que la sphère professionnelle et les sociétés qui travaillent dans le jeu vidéo s’attellent aujourd'hui sans rechigner à la récupération d'un maximum de bonnes idées ou de conseils provenant de personnes ignorantes mais consentantes qui sont à leur portée (communauté, partenaires, followers...). Pour cela, elle peuvent organiser des game jams ou des concours et récupérer les jeux, poster des effets d'annonce sur Internet (un trailer, un extrait de gameplay) ou poser des questions à leurs joueurs et étudier leurs commentaires... Cette stratégie de collecte des idées provenant de l'extérieur tend même à devenir un passage obligé pour les studios.
« Une bande de jeunes à moi tout seul »
Le dernier avantage, c'est que créer une « académie » de ce genre, et en sortir 14 jeux aussi vite, même s'ils ne sont pas parfaits, ça permet de se rendre visible très rapidement. Ça fait effet de masse, et ça permet de tisser un filet pour retenir les utilisateurs. On ne peut pas communiquer sur du vide, il faut un sujet pour cela. Avoir dans sa besace une dizaine de jeux donne de nombreux prétextes pour s'adresser à la presse ou faire vivre son actualité, et un prochain article abordera d'ailleurs ce sujet.
« Hé, c'est quoi cette cicatrice ? C'est rien, oublie... »
Je sors de l'entretien un peu amer, et ma main me lance. Les morsures animales s'infectent facilement, il va me falloir des antibiotiques et de quoi m'occuper de mes plaies. Malheureusement il est tard, et les pharmacies sont fermées. De toute façon, les antibiotiques se vendent sur ordonnance ici, comme en France (il m'arrive de regretter le système indien). Je verrai ça demain. Quand j'y pense, je m'attendais à être blessé en voyage, c'est sûr, mais j’espérais plutôt une morsure de crocodile, une chute de cheval ou une balle dans le bras. En réalité, ma première blessure de baroudeur a une odeur de défaite. Je m'appliquerai sur la prochaine, promis.
Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du monde".