Téhéran, la ville aux mille odeurs

J'ai posé mes bagages dans un hôtel près de la place Emam Khomeini, au croisement des quartiers des garagistes, des électriciens et des vendeurs de jeux vidéo. Dans ma chambre, ça sent la gomme de pneu, le fer à souder et le jus de cerise amère, duquel j'essaie d'extraire de l'alcool depuis trois jours maintenant. Par moments, ça sent aussi les excréments, parce que la climatisation centralisée va tirer de l'air au plus près des toilettes du premier étage.

Le jeu, lui, n'a pas d'odeur. C'est vraiment frappant lorsque l'on se promène devant les boutiques de softs qui sont sur la place, à deux pas. Dans tous les autres quartiers, il y a toujours une boutique pour embaumer toute la rue : un magasin d'herbes fraîches ou médicinales, un primeur ou des bains publics. Surtout que la chaleur écrasante amplifie les parfums. Dans celui-ci rien, juste quelquefois l'odeur du savon des vendeurs.

A gauche, des jeux pour les 15-18 ans. A droite, des jeux PS2.

Les boutiques se succèdent et se ressemblent

Des vendeurs, il y en a trois ou quatre par boutique, qui s'entassent sur de toutes petites surfaces. Seulement une personne peut marcher de front dans les allées étroites, et il est franchement complexe de trouver une zone sûre pour consulter les rayonnages sans se faire bousculer à tout bout de champ. Sur les murs, sur de fines étagères, des dizaines et des dizaines de jeux, équitablement répartis selon le type de machines sur lesquels ils tournent (PS1, PS2, Xbox 360, PS3). Enfin, pas tout à fait « équitablement répartis » puisque, souvent, les jeux PC sont un peu plus représentés. Le conditionnement des jeux laisse rêveur, et m'arrache souvent un petit sourire.

Les logiciels sont également à 1 €.

Le « packaging »

La plupart du temps, les CD ou DVD sont placés dans une simple pochette en carton, sur laquelle sont imprimées des images se rapportant à l'univers du jeu, mais ne provenant pas forcément du jeu lui-même. Par exemple, il est tout à fait courant de trouver sur une version du jeu Tomb Raider 1 sur PlayStation des captures d'écran du dernier Tomb Raider en date. Ce qui est inscrit sur la pochette ne reflète pas du tout ce que vous trouverez au lancement du jeu. Vous pouvez par exemple tomber sur des pochettes présentant GTA 8 (en fait Just Cause 2) ou Mario Kart Wii sur PC (en fait Mario Kart Double Dash, tout de même sur PC). D'ailleurs, un peu plus tard dans mon périple, je trouverai une vraie version de Mario Kart Wii sur PC.

Le packaging est assez atypique...

Pour ouvrir la pochette, il faut briser un sceau, celui de l'ESRA, l'institut de censure iranien pour le jeu vidéo, l'équivalent de notre PEGI. Je vous invite à faire quelques recherches sur l'ESRA, vous pourrez trouver quelques anecdotes amusantes à raconter à vos amis. Une fois le sceau brisé, à l'intérieur vous trouvez un disque, et puis c'est tout, et qui de plus a souvent l'air fragile et malade, presque transparent à la lumière du soleil et à l'impression baveuse. A l'installation, pour les jeux PC, vous devrez parfois vous arracher les cheveux pour trouver le fichier Setup.exe, tant l'architecture des dossiers est anarchique. Par ailleurs, les jeux PC plantent beaucoup, ce qui peut être très frustrant pour les joueurs.

Cela vaut tout spécialement pour les DVD « collection », qui ne sont en fait qu'un ensemble de jeux crackés, gravés sur un seul et même DVD. On trouvera ainsi des Assassin's Creed Collection, avec tous les jeux de la série pour environ 6.000 tomans, soit 1,50 €, ou des Warcraft Collection, imprimés à l'effigie de Myst of Pandaria et Wrath of the Lich King, avec à l'intérieur le jeu Warcraft 3 et un paquet de patchs et de mods.

Quels jeux ?

Les jeux vendus dans ces boutiques sont souvent des AAA. Beaucoup de jeux de foot d'abord, sport dont les Iraniens sont mordus. Selon Babak Namasiyan, rédacteur en chef du journal dBazi, 1.000.000 de copies de FIFA ont été vendues en Iran l'an dernier. Dans les Gamenets, des petites échoppes dans lesquelles quelques PS3 ou Xbox 360 sont connectées à des écrans LCD, et où l'on paye à l'heure, les joueurs se défient souvent sur ce jeu. J'ai d'ailleurs pris un paquet de roustes par les joueurs locaux, qui se défendent franchement bien (il faut prendre en compte le fait que mon niveau sur FIFA est proche de celui de la mer). Après les jeux de foot, les joueurs privilégient les FPS comme Call of Duty ou Crysis, et jouent en réseau local sur Modern Warfare 2, Dota... Il est assez rare de trouver des jeux de la scène alternative. J'ai pu tout de même mettre la main sur des copies de Super Meat Boy (qui plante au troisième niveau de Forest), de Shank 2 et de Don't Starve. Globalement, les joueurs interviewés sont à la recherche de « beaux jeux » (beautiful games), aux graphismes aboutis et au gameplay éprouvé, pas vraiment en quête d'originalité.

A droite, Babak Namasiyan

Une friandise sur un tas de fange : GTA San Andreas, Farsi Edition

Un vendeur me repère en train de regarder les piles de jeux et m'emmène derrière le comptoir pour me montrer les jeux qui ont été le plus vendu ces dernières années dans sa boutique. Loin devant les autres, GTA San Andreas, Farsi (Persan) Edition. Le jeu est distribué par GameHub en Iran, un distributeur local, qui se contente surtout de graver en masse des jeux craqués pour les revendre ensuite, le tout avec l'aval du gouvernement. Le vendeur m'en donne fort gentiment une copie et je m'empresse de retourner à l'hôtel pour le tester.

Le centre commercial de la place Emam Khomeini.

Le jeu est quasiment similaire à la version originale, à part sur quelques point cruciaux. Les voix sont en persan, et les doubleurs (ou peut-être même LE doubleur) semblent moyennement convaincus par le discours qu'ils doivent lire. Le ton est monocorde, et je suis plié en deux lorsque je découvre que les voix de femmes ont aussi été doublées par des hommes qui prennent des voix de fausset ridicules. Un ami iranien me traduit les dialogues. Ils ont été totalement édulcorés, toutes les insultes ont été retirées et de plus de nombreuses cinématiques montrant des scènes « choquantes », par exemple quelques femmes nues, ont été supprimées (et par conséquent le scénario est différent). « Mais c'est toujours un bon jeu », me dit en riant mon ami, qui avait joué à cette version à l'époque de sa sortie.

La cerise sur le gâteau : les voitures du jeu ont été modifiées pour ne pas ressembler à des caisses américaines, mais iraniennes. Et c'est avec un plaisir sans pareil que l'on se met au volant d'une Khodro Peykan avec des barres de galerie sur le toit ou d'un bus du service des transports en commun de Téhéran. Le tout avec des radios qui passent de la musique iranienne dans une ville qui ne ressemble pas du tout à la capitale perse. L'éternelle chamaillerie Iran-US prend ici place directement au sein d'un univers virtuel.

La Peykan Téhérani dans GTA et IRL

Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du Monde".