Au même titre que le rire, l’erreur est humaine. Et ces écarts de conduite peuvent avoir des conséquences inattendues, voire même dramatiques, sur la vie d’un jeu vidéo, et transformer une existence paisible et lucrative en véritable chemin de croix. Et je le dis sans détour, une oeuvre ne devrait pas endosser les fautes de ses collaborateurs.
L’information est tombée, telle une épée de Damoclès, le 13 mars 2019 et fit l’effet d’une petite bombe. Suite à l’arrestation de Masanori (Pierre) Taki pour consommation de cocaïne, Sega prend une mesure drastique… celle de retirer de la vente Judgment au grand désarroi des joueurs et du studio Yakuza. La société japonaise va jusqu’à effacer de Twitter toute présence du jeu sur ses comptes. L’intransigeance du Japon face aux affaires de drogue explique cette réaction disproportionnée. Il est cependant inconcevable de voir l’aventure de Takayuki Yagami prendre fin ainsi.
Un jeu vidéo est une oeuvre collective, le résultat de milliers d’heures de travail pour tout un parterre d’artistes, de scénaristes, d’acteurs, de compositeurs, de développeurs, de managers… qui ont sué sang et eau pour faire de ce projet une réalité. Et se voir priver du fruit de son labeur est un crève-coeur ressenti comme une injustice. Les équipes ne peuvent être considérées comme responsables des actes isolés d’un individu. Un jeu vidéo ne peut endosser les fautes d’une personne tierce aussi impliquée dans le projet soit-elle. Le concept de punition collective me fait froid dans le dos… à juste titre… et me rappelle les heures “sombres” de la période primaire-collège-lycée. Sega doit prendre le temps de la réflexion et agir au mieux en considérant l’impact de sa décision sur la franchise, le studio, les joueurs et ses finances ; en espérant que celle-ci redonne le sourire au studio Ryo ga Gotoku et aux fans dont je fais partie.
Le jeu vidéo n’est pas un cas isolé. Aucun art, aucun média n’est épargné par ce genre de débordements. L’affaire Kevin Spacey qui a fait grand bruit outre-Atlantique et secoué Hollywood a eu des répercussions sur plusieurs oeuvres télévisuelles et cinématographiques. Netflix a ainsi licencié l’acteur et éliminé son personnage de la série House of Cards. Et Ridley Scott a remplacé la moindre présence de ce dernier dans All the Money in the World. Et que dire des réalisateurs Roman Polanski, Lars von Trier, Woody Allen ? Des écrivains Louis-Ferdinand Céline (Voyage au Bout de la Nuit) et William S. Burroughs (Le Festin Nu) ? ...dont les oeuvres continuent de jouir d'une excellente réputation à l'international.
Doit-on supprimer ces films et ces oeuvres littéraires de la vente ? Ne peut-on pas distinguer l’oeuvre de(s) l’auteur(s) ? Le courroux doit-il s’abattre de manière unilatérale sur l'ensemble des personnes ayant officié sur ces projets ? Il y aura toujours des exceptions, des laissez-passer et des bouc émissaires. Une oeuvre, d'autant plus si celle-ci est collective, doit être protégée de telles décisions arbitraires. Sega prend ici les rôles de juge, de juré et de bourreau. Et encore une fois au risque de me répéter, je comprends cette politique née de l’urgence. Toutefois, Judgment, les membres du studio, l’éditeur et les joueurs ne sont suspectés de rien. A l’heure actuelle, seul Pierre Taki doit répondre de ses actes. Pourtant, la décision de Sega touche tout le monde sans distinction.
L’acteur japonais incarne dans le spin-off de la franchise Yakuza le gangster Kyohei Hamura, capitaine de la famille Matsugane… une “filiale” du clan Tojo. Selon le principal intéressé, ce personnage occupe un rôle important dans le scénario. Quelles sont les options qui se présentent à Sega ? Tirer un trait définitif sur le jeu ? Retarder sa sortie occidentale et remplacer Pierre Taki ? Changer ce dernier sera coûteux pour Sega. Néanmoins, il s’agit là de la solution à préconiser au nom des joueurs et du studio Yakuza. Et l’éditeur a déjà fait face à ce genre de mésaventures par le passé sans que cela nuise à la sortie du jeu incriminé.
L’un des 4 protagonistes de Yakuza 4 fut remplacé dans le remaster PlayStation 4 pour une affaire similaire. L’avenir de Judgment aussi sombre qu’il puisse paraître pourrait donc retrouver des couleurs. Et l’éditeur n’est pas la seule victime. Kingdom Hearts III et La Reine des Neiges 2 sont également touchés par l’ouragan “Taki”. Square Enix et Disney Japan n’ont pas tardé à réagir en déclarant remplacer l’acteur qui fait la voix japonaise du bonhomme de neige Olaf dans les deux oeuvres. Preuve si besoin il y avait que priver les joueurs du plaisir de parcourir Kamurocho une nouvelle fois ne fait aucun sens.
La vie privée doit le rester et ne jamais prendre le pas sur l’existence même d’une oeuvre qu’elle soit vidéoludique ou non. Laissons la justice appliquer la loi. Si un jeu vidéo doit être retiré de la vente qu’il le soit… mais par décision du tribunal à son encontre et non pour une faute personnelle commise par un tiers.