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Certaines images et vidéos qui suivent peuvent être choquantes pour un jeune public.
Dézinguer un paquet de zombies, écraser tous les piétons qu’on croise, détruire en un quart de seconde une ville de plusieurs millions d’habitants… Tout cela est jouissif au possible. Cependant, que se cache-t-il derrière ce genre d’exactions ? Pourquoi les jeux vidéo sont-ils mis au ban de la société là où des films gore comme Saw ne se font pas littéralement défoncer par la critique ? Qu’est-ce qui différencie le cinéma du jeu vidéo ?
Il ne s’agit pas ici de traiter de cas d’addiction, du manque d’interactions sociales et autres joyeusetés que l’on impute généralement aux jeux vidéo. Choses qui peuvent d’ailleurs coller également à d’autres passions. Non, cette fois, on s’attaque à la moralité. Pour répondre aux questions posées dans l’incipit, il est bon de commencer par définir ce terme. La moralité est la conformité par rapport à la morale, vers laquelle tend à se rapprocher un individu. Et la morale est un ensemble de règles de conduite considérées comme bonnes par un groupe. La moralité dans une œuvre passe donc par le prisme d’un ensemble de choix qui sont exposés au spectateur. Celui-ci ressentira des émotions plus ou moins intenses en fonction de sa propre morale et de l’adéquation de celle-ci par rapport à celle de l’œuvre.
Acteur vs spectateur
Ce qui différencie le cinéma du jeu vidéo, c’est surtout le rapport qu’entretient l’utilisateur au média. Un film, si violent, gore ou trash soit-il, n’a qu’un impact moral limité sur lui puisque aucune malversation présentée à l’écran n’est de son fait. Il est spectateur. Ainsi dans la scène du carnage du mariage dans Kill Bill, certains ont pu ressentir, via l’empathie éprouvée pour l’héroïne, une sorte d’injustice ou de tristesse mais en aucun cas du remords. Les scènes de cruauté et d’ultra-violence ainsi que le propos général qui constituent le cœur d’Orange mécanique peuvent aussi provoquer des frissons. Sans plus. A l’inverse, éliminer froidement un paquet d’innocents peut, selon les circonstances, entraîner en quelque sorte un sentiment de honte. La mission Pas de Russe dans Call of Duty : Modern Warfare 2 en est un exemple criant. Il s’agit d’investir un aéroport civil et d’éliminer sans vergogne un maximum d’innocents à l’arme lourde. Cette mission a beaucoup fait parler d’elle dans la presse et une option du jeu permet de la sauter. Alors pourquoi cette simple scène a-t-elle autant été pointée du doigt là où des jeux ultra violents passent relativement inaperçus ? Parce que, outre l’aspect terroriste plus qu’évident de la scène, la morale du joueur est mise à mal car c’est lui qui effectue l’action. Cette fois il est acteur.
Orange mécanique - Scène du clochard
Call of Duty : Modern Warfare 2 - Pas de Russe
Prototype, Dishonored, Hitman sont autant de licences qui mettent en scène la mort à tout instant et parfois de manière très violente. Pourtant aucune polémique ne s’est jamais attaquée à ces titres (hormis une campagne de pubs de Hitman : Blood Money). Ce qu’ils ont en commun, c’est une grande liberté d'action. Et à chaque instant, une série de choix est proposée aux joueurs : tuer ou épargner des innocents voire des ennemis armés. Dishonored (tout comme les premiers Fallout) peut être terminé en ne tuant absolument personne. Dans Hitman, il est possible d’éliminer seulement les cibles imposées par le jeu, qui sont d’ailleurs toujours des criminels endurcis. Si le joueur finit le soft dans ces conditions, il n’aura fait que des choix respectant une éthique absolument parfaite. Mais il est évidemment possible de faire tout le contraire : meurtres en série, massacres de masse, utilisation d’armes et de techniques franchement crades, etc. Le jeu vidéo est donc un bon prétexte pour faire voler en éclat la morale du joueur, pour lui permettre de dépasser ses propres limites de la tolérance. Le jeu vidéo ne serait-il donc qu’un défouloir ? En partie. Car si on va lorgner du côté de jeux un poil plus bourrins, on remarque que la même liberté est offerte au joueur. Mais les tentations pour outrepasser les règles sont légion. Personne au monde n’a jamais joué à GTA sans écraser une foule de piétons. Personne n’y a joué sans balancer un cocktail molotov sur un pauvre policier qui avait pour seul tort de porter l’uniforme bleu. Il est d’autant plus motivant de s’adonner à ce genre de pratiques que le jeu se révèle peu punitif pour ce genre d’actions. Deux ou trois étoiles de recherche sont vite dissipées.
Le jeu vidéo ne serait-il donc qu’un défouloir ?
Il existe aussi des jeux plus restrictifs, qui ne proposent aucun véritable choix au joueur et qui l’obligent à commettre des actions qui vont sans cesse à l’encontre de sa morale. Manhunt met l’utilisateur aux commandes d’un héros assoiffé de sang, qui se révèle très créatif quand il s’agit de massacrer des gens. Bientôt sortira Hatred (signifiant Haine), un jeu qui a commencé à cumuler les polémiques près d’un an avant sa sortie. Et pour cause, le titre propose tout simplement de jouer un tueur en série qui n’a rien trouvé de mieux pour meubler son dimanche que de zigouiller tout ce qui se trouve sur son chemin. Il s’agit de la cruauté bête et méchante la plus basique qui soit. Car si le scénario de GTA justifie partiellement les horreurs que l’on commet (le héros étant à chaque fois un ancien criminel qui finit par restaurer son honneur perdu), ici rien n’est mis en avant pour relativiser l’holocauste que l’on s’apprête à faire. Du coup l’impact émotionnel risque d’être difficile à gérer chez certains joueurs. Le jeu n’est d’ailleurs pas sans rappeler la mission Pas de Russe évoquée au début de cet article et qui avait suscité des émotions vives auprès de certains joueurs non avertis. Au vu de la surdose de violence gratuite orchestrée par Hatred, la plate-forme de téléchargement Steam a retiré pendant un temps le jeu de sa liste Greenlight, pour l’y remettre en décembre dernier. Chose rare, les Etats-Unis ont labellisé le soft Adults Only, classification réservée habituellement aux jeux à caractère pornographique.
Bande-annonce de Hatred
Couvrez ce sein que je ne saurais voir
Bien évidemment, la violence n’est pas le seul cheval de bataille des maîtres censeurs. La notion de morale s’étend aussi à d’autres thèmes, comme le sexe, le langage offensant, le racisme, l’utilisation de drogue, etc. Encore une fois, la licence GTA a été traînée un paquet de fois dans la boue pour toutes ces raisons. Véritable satire de la société américaine moderne, tous ces sujets s’y retrouvent et sont traités sans le moindre tabou. Pas évident pour les associations bien-pensantes comme Familles de France de ne pas réagir. Leur but étant d’inculquer aux enfants une morale savamment formatée, il est logique que des jeux présentant une société pourrie jusqu’à l’os dérangent. Certains titres ont soit été censurés soit carrément interdits dans plusieurs pays, parfois pour des raisons stupides. Que Wolfenstein 3D soit interdit en Allemagne à cause de ses références nazies omniprésentes, on le comprend facilement. Mais pourquoi prohiber Pokémon en Arabie saoudite ou Mass Effect à Singapour ? Le premier jeu s’est vu interdire pour des motifs religieux (apologie du sionisme) tandis que le second a été retiré de la vente à cause d’une potentielle scène sexuelle entre une femme et un extraterrestre femelle… Comme quoi la limite entre morale et pensée unique est parfois ténue.
Mais qu’en est-il de l’impact sur le joueur ? Comment peut-on parler de moralité quand il s’agit de détruire un tas de pixels ? Pourquoi le fait d’envoyer un missile nucléaire dans Civilization n’est-il pas un simple geste anodin dont on se contrefout ? Parce que, au même titre que pour le cinéma, les actions effectuées par les protagonistes sont vecteurs de sens. Il ne s’agit dès lors plus d’un simple tas de pixels mais bien d’un monde virtuel sur lequel on agit. Sans même parler de l’image qui se dégage du jeu. Si ce n’était pas le cas, pourquoi avoir honte d’exhiber les seins d’une strip-teaseuse devant les parents dans Duke Nukem 3D ? Parce que le sexe est tabou dans notre société occidentale. L’afficher de manière aussi crue est contraire à l’éthique. Pourquoi certains jeux comme Fallout contiendraient une jauge de karma (influencée par les bonnes et mauvaises actions) si cela n’avait aucune importance aux yeux du joueur ?
Duke Nukem 3D - Shake it baby
Le manichéisme, un concept encore à la mode
Certains titres jouent allègrement sur le principe de la morale. Il est monnaie courante à notre époque d’offrir plusieurs fins différentes en fonction des choix effectués en cours de jeu. On évoque d’ailleurs souvent la bonne et la mauvaise fin. La première récompense les bonnes actions tandis que la seconde punit le joueur qui a dérivé. A défaut de suivre sa propre morale, le soft rattrape donc le coup en imposant au joueur la sienne : le bien triomphe toujours du mal. Cette coutume est d’autant plus perverse quand le jeu offre des avantages non négligeables en cas d’action douteuse. Bioshock illustre cela à merveille dans le sens où, dans les deux premiers épisodes, le héros a le choix entre sauver les petites sœurs ou les tuer pour récolter encore plus d’adam… Dans le second épisode s’ajoute une nouvelle dimension : épargner certains personnages clés qui méritent la mort mais qui semblent vraiment se repentir de leurs torts. Enfin, si l’on regarde de plus près le cas des RPG, et plus particulièrement celui des MMO, on est sans cesse confronté à des choix moraux. Il n’est en effet pas rare de tuer des créatures en boucle dans le but d’obtenir du butin intéressant (farming). Mais quid de ces bestioles paisibles qui ne demandent rien à personne ? A l’heure où des associations luttent pour protéger des animaux en voie de disparition, on peut effectivement se demander si une horde de 50 joueurs surarmés massacrant un pauvre oiseau n’a pas quelque chose de malsain.
Et les autres ?
Finalement chaque joueur réagit différemment par rapport aux choix qui s’imposent à lui. Essayer de rationnaliser la chose en pointant du doigt le média et en mettant tous les jeux dans le même panier est absurde. D’autant plus que chaque jeu est différent. On ne ressent pas la même chose aux commandes de Geralt de Riv que lorsqu’on contrôle Mario ou Pac-Man… N’oublions pas également les jeux où la morale n’intervient peu ou pas. Theme Hospital, Dungeon Keeper, PES, etc. Peut-être que le fait de ne pas jouer un personnage unique aide à prendre du recul ? Le fait de ne voir certaines actions que de manière plus ou moins masquée peut également contribuer à manipuler la morale de l’utilisateur. Si on reprend l’exemple du missile nucléaire de Civilization, on ne voit qu’une grosse explosion et rien d’autre. La ville visée perd quelques points de population, représentés par un simple chiffre. Les centaines de milliers de morts ne sont montrés à aucun moment. Du coup, le fait de remplacer cela par une esthétique froide et simple tend à édulcorer l’action que le joueur a réellement commise : un massacre de masse. La seule véritable répercussion est la montée des océans. Mais à aucun moment le joueur ne fera le parallèle avec un événement historique : Hiroshima et Nagasaki.
Civilization V : Déluge de missiles nucléaires
https://www.youtube.com/watch?v=g2dBR1MQ_RgConclusion
Taxer aveuglément le jeu vidéo de média violent et amoral, c’est reconnaître que l’on ne comprend rien à cet art qui sort à grands pas de l’underground. Déjà ça consiste à faire l’impasse sur pléthore de jeux tous publics tels que les jeux de sport, de gestion ou de simulation. Mais ça revient aussi à oublier que chaque jeu, et chaque joueur, est différent. Chacun doit donc composer avec sa propre éthique et le rapport au jeu vidéo est donc une affaire personnelle que nulle association ne pourrait (ou ne devrait) essayer d’inculquer. Rappelons enfin que certains courants artistiques (notamment le rock), qui font aujourd’hui partie intégrante de la culture populaire, ont également eu des débuts difficiles sur le plan éthique. On peut d’ailleurs constater que le jeu vidéo entre petit à petit dans les mœurs. On parle de plus en plus de dixième art. Sommes-nous en train de découvrir l’époque où les jeux vidéo sont considérés au même titre que la littérature ou la peinture ? L’avenir nous le dira…