Avec sa mâchoire carrée digne d’un super-héros et ses tee-shirts mettant en valeur aussi bien ses pectoraux que ses licences favorites, Phil Spencer s’est rapidement imposé comme un leader charismatique largement apprécié. Ses super-pouvoirs ? Des propositions disruptives capables de bouleverser l’industrie du jeu vidéo. Nous profitons de l’anniversaire des 10 ans de l’arrivée de Phil Spencer à la tête d’Xbox pour dresser un bilan. Kryptonite en vue ?
Sommaire
- L’homme providentiel
- Rattraper le retard, regagner la confiance et viser la rentabilité
- Play Anywhere et Game Pass : cap vers le numérique, coûte que coûte !
- Racheter des studios et des éditeurs pour bâtir un empire du jeu vidéo…
- … dont les œuvres sont accessibles sur tous les écrans, pour gagner plus d’argent
- Mais alors, Phil good ou Phil bad ?
L’homme providentiel
Il y a 10 ans jour pour jour, le 31 mars 2014, de la fumée blanche sortait du siège social de Microsoft situé à Redmond. “Aujourd'hui, Phil Spencer a été nommé à la tête d’Xbox” publie dans la foulée Major Nelson sur le site officiel de la marque américaine. “Je connais Phil depuis longtemps et je suis très enthousiaste à l'idée de cette nouvelle et de ce qu'elle signifie pour la Xbox” s’empresse-t-il d’ajouter. “Je suis motivé pour faire ce qu'il faut pour les fans qui ont investi leur temps, leur cœur et leur argent dans les produits que nous construisons” déclare à son tour Phil Spencer. Même si cela fait neuf mois que Don Mattrick – l’ancien patron de la machine au gros “X” – a été remercié, ses explications hasardeuses et sa stratégie bancale pour la Xbox One ont créé beaucoup de méfiance chez les joueurs mais aussi auprès des équipes du groupe.
Quand Phil Spencer reprend le flambeau, la situation est presque désespérée : les ventes de la One chutent tandis que la presse comme les joueurs doutent des capacités de la firme à rebondir. Alors que publiquement, le nouveau boss d’Xbox se dit “honoré de diriger” la marque “en cette période incroyable pour Microsoft et l'industrie du jeu”, sous les néons du campus à Redmond, l’abandon possible du segment gaming est clairement évoqué par les têtes pensantes de l’entreprise américaine. Convoqué par Satya Nadella, le nouveau PDG de la société, Spencer doit trouver les mots justes pour convaincre que oui, il est encore possible non seulement de sortir la tête de l’eau, mais de dicter les règles du marché du jeu vidéo de ces prochaines années. Pour cela, il va falloir investir non pas des millions de dollars, mais des milliards. Amateur de coups de poker, Nadella accepte la proposition de “all-in” dans le gaming.
Auparavant chargé de veiller au bon développement de softwares distribués sur CD-ROM tels qu’Encarta ou Microsoft Works, le jeune Phil Spencer entre dans le monde du jeu vidéo en tant que Studio Manager chez Microsoft Game Studios, alors que la Xbox originale n’a pas encore soufflé sa première bougie. Aujourd'hui, cela fait 34 ans qu'il a rejoint la société américaine.
Rattraper le retard, regagner la confiance et viser la rentabilité
Dès son arrivée, Phil Spencer part à la rencontre de ses équipes auxquelles il ne présente qu’un seul objectif, celui de redorer le blason de la marque, que ce soit auprès d’elles-mêmes, des joueurs ou des développeurs. Si l’erreur de Don Mattrick a été de faire passer en priorité les envies de grandeur de Steve Ballmer, PDG du groupe à l’époque, Phil Spencer lance “Xbox Feedback”, une plate-forme permettant aux inscrits de proposer des idées. C’est dans cet espace (aujourd’hui fermé) que les joueurs demandent en grand nombre la rétrocompatibilité… qui deviendra une réalité en 2015 sur One. Un tour de force technique qui est allé jusqu’à impressionner Sony.
Afin de limiter l’avance de la PS4, Phil Spencer retire rapidement Kinect des cartons des One, ce qui diminue le prix de la machine et la rend aussi abordable qu’une PlayStation 4. Il se focalise ensuite sur le jeu vidéo et éteint les ambitions “TV TV TV” en fermant Xbox Entertainment Studios, studio de production destiné à produire du contenu vidéo pour le Xbox Live. En outre, il remet les développeurs indépendants sous le feu des projecteurs en soutenant le programme ID@Xbox aux côtés de Chris Charla. Comment évoquer les premières actions majeures de Spencer sans parler du rachat tonitruant de Mojang s’élevant à 2,5 milliards de dollars. “Minecraft a le pouvoir d’unir les gens”, en plus d’aider la firme de Redmond à “atteindre de nouveaux joueurs sur de multiples plateformes” lit-on sur le communiqué officiel.
Quand bien même Phil Spencer dirigerait le segment gaming d’une des plus grandes entreprises du monde, il sait qu’il doit veiller à la bonne santé financière d’Xbox, histoire d’éviter que la maison-mère exige son abandon pur et simple face à des actionnaires révoltés. Depuis que Bill Gates lui-même s’est dit ouvert à cette triste éventualité, le patron d’Xbox se confronte très tôt au besoin de rentabilité exprimé par les financiers de Microsoft. Dans un message adressé à un fan sur X/Twitter, il rappelle que l’industrie fonctionne grâce aux profits. Arrivent alors en 2016 différentes décisions marquantes, prises pour éviter de perdre trop d’argent. Il y a la fermeture de Team Dakota, le divorce avec Press Play, la fermeture de Lionhead qui engendre l’annulation de Fable Legends, et l’arrêt du projet Scalebound développé par Platinum Games, décidé au tout début de l’année 2017.
Play Anywhere et Game Pass : cap vers le numérique, coûte que coûte !
Malgré l’annonce acclamée de la rétrocompatibilité, malgré les exclusivités de Titanfall et de Rise of the Tomb Raider, malgré un catalogue first-party proposant des expériences variées, la Xbox One est largement distancée par la PS4 au niveau des ventes mondiales. Témoin de cette bataille de la huitième génération perdue dès les premiers instants, Spencer veut éviter de perdre la guerre, celle qui se joue au global dans l’industrie du gaming. Amer, le patron d’Xbox sait que cette génération One-PS4 est extrêmement importante, car elle est celle où tout le monde construit sa bibliothèque numérique de jeux.
Contre vents et marées, Spencer prend deux décisions fortes qui vont changer le paysage vidéoludique. La première intervient en 2016 avec l’arrivée du Xbox Play Anywhere, un label garantissant une sortie simultanée PC/Xbox de la plupart des jeux first-party achetés en version dématérialisée. La seconde débarque en 2017 avec le Game Pass, un service qui permet aux abonnés d'accéder à un catalogue de jeux pour quelques euros par mois, dont les titres first-party en day one (ce bonus n’arrive qu’en 2018 avec Sea of Thieves). Ces deux décisions fortes, voire disruptives, sont prises pour remettre le PC dans l’équation gaming du créateur de Windows, et pour inciter les joueurs à épouser le 100 % numérique chez Microsoft plutôt que chez un concurrent.
Voir Xbox Game Pass sur Microsoft
Le 31 janvier 2018, Microsoft publie ses résultats financiers exposant des revenus de la branche jeux augmentant de 8 % par rapport à l’année précédente. Le chiffre d’affaires lié à la vente de softwares et les services ont quant à eux augmenté de 4 %. Du côté des utilisateurs actifs mensuels, ils sont au nombre de 59 millions, en progression de 7 % par rapport à l'année précédente, gagnant 6 millions d’utilisateurs comparativement aux chiffres de septembre 2017. Quand bien même les ventes de Xbox One n’arriveraient pas au niveau de celles de la PS4, les choix de Spencer portent leurs fruits dans les résultats globaux.
un préjugé voudrait que le Game Pass contraigne Microsoft à sortir des jeux moins aboutis. Si nous nous basons sur les notes Metacritic des jeux first-party, nous constatons que la moyenne des notes des softs édités par la firme de Redmond est globalement stable depuis l’arrivée du Game Pass. Par ailleurs, nous observons une nette progression des metascores aussi bien sur PC que sur Xbox depuis trois ans.
Racheter des studios et des éditeurs pour bâtir un empire du jeu vidéo…
Souhaitant accélérer le taux d’adoption de son Game Pass grâce à du contenu d’envergure régulier, le géant américain dépense sans compter. D’abord en créant The Initiative et en rachetant Compulsion Games, Playground Games, Ninja Theory et Undead Labs en 2018, puis en sécurisant les services de Double Fine et de InXile en 2019. Ces acquisitions ont bien évidemment un effet positif sur le Game Pass. En janvier 2020, la firme de Redmond annonce que le “Netflix du jeu vidéo” compte 10 millions d’abonnés. L’entreprise croque Bethesda en 2021 pour 8 milliards de dollars, alors que le nombre d’abonnés au Game Pass grimpe à 18 millions. Pendant ce temps, les jeux first-party du groupe rencontrent un succès critique. Microsoft Game Studios est même récompensé du titre de meilleur éditeur de l’année 2021 par Metacritic. En janvier 2022, Satya Nadella explique que ce sont désormais 25 millions de personnes qui ont craqué pour le service en ligne. Enfin, Microsoft rachète Activision Blizzard King en 2023 pour la rondelette somme de 69 milliards de dollars après une lutte âpre contre les régulateurs et PlayStation.
C’est donc un empire du jeu vidéo que bâtit Spencer, de loin le plus impressionnant de celui des GAFA. Après tout, il reconnaissait en 2020 vouloir lutter contre des géants tels que Google et Amazon plutôt que de se battre contre Sony ou Nintendo. Pour y arriver, il multiplie les points d’entrée à l’offre Game Pass : il suffit de posséder un mobile, un PC, une Xbox ou une TV connectée pour profiter du service. La firme de Redmond réduit les barrières pouvant empêcher un consommateur d’accéder aux jeux. Cette politique, jugée “préoccupante” par Sony, pousse le créateur de la PS5 à envisager un virage serré vers le cross-play, le jeu service et le gaming sur PC. Elle le force également à revoir son modèle économique : la fusion entre le PS Now et le PS Plus en 2022 en est un bel exemple.
… dont les œuvres sont accessibles sur tous les écrans, pour gagner plus d’argent
Les investissements spectaculaires de Microsoft dans le gaming ont néanmoins un effet secondaire. Le segment Xbox est beaucoup plus scruté par les administrateurs du groupe, surtout depuis que le chiffre d’affaires du gaming dépasse celui de Windows. Maintenant que Satya Nadella a beaucoup misé, il veut voir tomber les billets. Conscient que le parc de consoles vendues n’évolue pas d’une génération à une autre et témoin du succès étourdissant des jeux “plateforme” tels que Fortnite ou Roblox, Spencer commence à apporter d’anciennes exclusivités Xbox sur PlayStation 5 et Switch.
Il est difficile de savoir ce qui motive véritablement le constructeur à épouser le multiplateforme de cette façon. Est-ce la perspective de développement du Cloud gaming moins enthousiasmante qu’initialement envisagée ? Est-ce la performance du Game Pass moins bonne que prévue, avec ses 34 millions d’abonnés en 2024 comprenant les membres Xbox Game Pass Core (anciennement Xbox Live) ? Est-ce l’envie d’être l’éditeur disposant du plus grand nombre d’utilisateurs actifs mensuels, ou est-ce juste pour amortir l'augmentation des coûts ? Dans le même ordre d’idées, il est impossible de savoir où en est la rentabilité du segment gaming, Microsoft ne diffusant pas ces résultats. Cependant, il suffit de voir comment les créateurs de Windows jettent par la fenêtre tout ce qui ne fonctionne pas bien pour se dire que le gaming est sûrement un atout. Avec les morts d'HoloLens, Mixer, Zune, Surface Duo/Neo ou encore des Windows Phone, la société américaine a en effet la triste réputation de tuer des produits qui n’arrivent pas à s'imposer.
À l’occasion du procès opposant la FTC à Microsoft, nous avons appris que Xbox a pour ambition de devenir “le leader de l'industrie en matière de chiffre d'affaires généré en 2030” en “doublant son chiffre d'affaires au cours de cette période”. Satya Nadella a donné différentes pistes pour “faire évoluer le segment Gaming” de Microsoft, comme “accélérer l’adoption du Game Pass chez les joueurs PC et mobiles”, “étendre les capacités publicitaires” et surtout “continuer à investir dans le contenu par le biais de partenariats et de fusions-acquisitions”. Porter les jeux Xbox sur d’autres supports fait partie de ce plan visant à chercher l’argent là où il est. “J’aimerais me débarrasser de toutes les exclusivités” avait prévenu le PDG du groupe durant le fameux procès en 2023.
Si cela ne tenait qu'à moi, j'aimerais me débarrasser de toutes les exclusivités des consoles. Mais ce n'est pas à moi de choisir, surtout en tant qu'acteur à faible part du marché dans le monde des consoles, alors que l'acteur dominant a défini la concurrence du secteur à l'aide d'exclusivités. C'est le monde dans lequel nous vivons, et je n’aime pas ce monde. Satya Nadella, PDG de Microsoft durant le procès contre la FTC
Mais alors, Phil good ou Phil bad ?
“Nous sommes une entreprise. Je l'ai dit et répété. Je n'ai pas le luxe de gérer une entreprise non rentable et sans croissance au sein de Microsoft” déclare Phil Spencer chez Polygon, interrogé au sujet des pertes d’emploi qui ont fappé sa société. C’est aussi ça, la méthode Spencer. Malgré sa vision du média et ses déclarations rassurantes sur la force du jeu vidéo qui lui ont permis de recevoir un prix de l'Académie des Arts Interactifs et des Sciences, il est aussi pragmatique. Si bien que son message n’est pas toujours prêt à être entendu par des passionnés historiquement peu enclins à accepter des orientations purement business lorsqu'elles éclipsent, à tort ou à raison, un certain art du jeu vidéo.
Xbox gaming revenue grew +49% in 2Q FY24
— Derek Strickland (@DeekeTweak) January 30, 2024
(Oct - Dec 2023)
This implies revenues of $7 billion for Q2, pushing Xbox's 2H'24 gaming revenues to $11 billion. pic.twitter.com/XVWWrgO3jj
Ce qu’il faut retenir de cette décennie de Phil Spencer à la tête du gaming chez Microsoft, c’est que malgré quelques ajustements dans le discours, cela fait depuis plusieurs années qu’Xbox parle de profit, d’agrandissement, et de joueurs à atteindre se trouvant sur d'autres plateformes. En outre, sous son ère, le chiffre d'affaires général de la branche Xbox ainsi que le nombre d'utilisateurs actifs mensuels ont progressé.
Comme l’a régulièrement répété Spencer, l’objectif est de s’assurer que la marque existe encore “dans 20 ans”. Pour y arriver, le patron du gaming chez Microsoft explore de nombreuses possibilités dans un marché relativement instable, quitte à froisser les fans de la première heure avec ces histoires de softs first-party arrivant sur PS5. Joué sur un coup de poker, le “all-in” dans le gaming accepté par une des sociétés les plus riches du monde doit nous rappeler qu’à la fin, c’est toujours la banque qui gagne… plutôt que le fan hardcore.