Durant ces dix dernières années, nous avons vu émerger sur la toile des histoires à glacer le sang sur des concepteurs de jeux vidéo contraints de subir un “crunch” harassant. Qu’elles soient révélées par la presse ou directement mises en lumière par des employés du secteur via les réseaux sociaux, ces mésaventures professionnelles longtemps considérées comme inévitables rythment l’actualité de notre média. L’industrie du jeu vidéo serait-elle condamnée à exploiter trop excessivement les talents qui gonflent ses rangs ? Alors que certains studios promettent de ne plus mettre en place ces heures supplémentaires forcées, d’autres géants ne semblent pas encore prêts à changer leur culture d’entreprise. Par voie de conséquence, une question nous taraude : ne serait-il pas temps de mettre en place un label attestant du bon traitement des petites mains qui font nos jeux ? Si certains consommateurs se détournent de produits peu respectueux de l’environnement, pourrait-il en être de même avec des œuvres façonnées dans les larmes ?
Cet article entrant dans la rubrique "Débat et opinion", il est par nature subjectif. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de Jeuxvideo.com.
Culture d'entreprise et méprise
Savez-vous quelle est la différence majeure, en matière de politique RH, entre les deux studios californiens Naughty Dog et Double Fine ? La réponse réside dans la manière d’envisager les périodes de “crunch”. Là où les créateurs de The Last of Us reconnaissent non sans regret utiliser leurs employés “jusqu’à l’épuisement”, les géniteurs de Psychonauts estiment que priver des développeurs de leur famille pour concevoir un jeu est aussi “malavisé” que “démodé”. L’idée de travailler au-delà des limites acceptables (et parfois légales) afin de prouver une "entière implication au profit du projet" est particulièrement répandue chez les studios polonais, Techland comme CD Projekt ayant déjà légitimé la pratique. A l'inverse, au Royaume-Uni, Media Molecule et Ninja Theory avouent fuir cette manière d'opérer. À l’autre extrémité de la chaîne, l’utilisateur, lui, est rarement au courant des conditions dans lesquelles ses logiciels favoris ont été conçus. À l’heure où notre porte-monnaie a plus que jamais le pouvoir de faire bouger les lignes, il serait peut-être temps de trouver un moyen de signaler à tous si une œuvre collective telle qu’un jeu vidéo a été produite dans le respect de ses nombreux concepteurs.
Label et la bête
Oui, nous avons conscience que notre proposition peut paraître un rien illusoire. Établir un label assurant au consommateur qu'un logiciel aurait été fabriqué dans le respect d’une charte stricte pour le bien-être de ses développeurs serait compliqué à mettre en place, surtout à un niveau mondial. Il y aurait tout d’abord la grille d’évaluation à imaginer, et la manière dont le respect des critères pourrait être objectivement évalué au sein de structures aux cadres légaux variés. Le “crunch” est-il vraiment basé sur le volontariat d’un salarié ? Est-il utilisé trop régulièrement ? Est-il rémunéré à sa juste valeur ? Il faudrait ensuite que les organismes se mettent d’accord sur le(s) bon(s) type(s) de label(s), qui peuvent être officiels comme privés. Dans le monde du travail, le label “Happy at work” mis en place par Choosemycompany est attribué aux sociétés où il ferait bon travailler. La méthodologie du groupe est basée sur l’analyse des réponses provenant d’un questionnaire de 18 questions envoyé aux collaborateurs d’une même entreprise. Le taux de participation des effectifs doit être d’au moins 50 % pour que les données soient collectées. Bien que strictement basée sur du déclaratif, cette façon de procéder pourrait être aisément applicable aux nombreux studios de jeux vidéo à travers le monde.
Achat militant ?
Avec des studios qui multiplient les périodes éreintantes de “crunch” et d’autres faisant leur possible pour les abolir, le constat d’une industrie à l’échelle de valeur variable se dessine. Les consommateurs, eux, ne semblent pas encore concernés par le sort des artistes qui confectionnent leurs jeux. The Last of Us Part II s’est vendu à 4 millions d’exemplaires en 3 jours malgré un article de Kotaku dressant un constat alarmant sur les méthodes de travail de Naughty Dog. Même constat pour Red Dead Redemption II , vendu à 17 millions d’unités en 8 jours, un mois après la révélation d’un “crunch” intensif à base de semaines de 100 heures. Quant au studio parisien Quantic Dream, il a connu des ventes record avec Detroit : Become Human (2 millions d'exemplaires en 5 mois), malgré une enquête orchestrée conjointement par Mediapart, Canard PC et Le Monde exposant des conditions de travail jugées déplorables. Les acheteurs étaient-ils au courant ? S'ils l'avaient été, auraient-ils bouleversé leurs habitudes de consommation ? Auraient-ils donné du crédit à ces accusations ? À vrai dire, si les appels au boycott sont nombreux dans la sphère jeu vidéo (Fortnite par-ci, Metro Exodus par là), ils ne sont que très rarement lancés à cause de la situation précaire des travailleurs du pixel. Et ils ne sont jamais suivis. En fait, l’idée que des salariés soient contraints de passer des nuits entières ou des week-ends sous les néons des open spaces est globalement acceptée. Il s’agirait du prix à payer pour exercer un métier de rêve au sein de compagnies prestigieuses. Mais aujourd’hui, rien ne distingue un soft conçu dans la douleur de ses créateurs d’un jeu développé dans des conditions professionnelles optimales, et ce n'est pas normal.
Est-ce qu’une petite pastille garantissant le bon traitement des salariés d’un studio changerait à elle seule les mauvaises pratiques constatées depuis de trop nombreuses années ? Peut-être pas. Pourrait-elle immédiatement sensibiliser le consommateur qui souhaiterait effectuer un achat plus "responsable" ? Là encore, il y a de quoi douter. Mais au même titre que les labels environnementaux modifient – parfois – les intentions d'achat, ou que des applications telles que Yuka poussent les industriels de la consommation à modifier des recettes jugées mauvaises pour la santé, trouver un moyen d’identifier immédiatement une production qui a réussi à respecter une règle du jeu très simple, celle de la non-utilisation d’un “crunch” destructeur, ne tirerait-elle pas les pratiques de l'industrie vidéoludique vers le haut ?