Aussi récent soit-il, le débat entre les partisans du dématérialisé et ceux du jeu vidéo physique n’en reste pas moins intéressant puisqu’il peut être abordé sous un angle moral ou plus technique. Mais la crise du COVID-19 pourrait à mes yeux accélérer la montée en puissance du premier cité, du fait d’une situation actuelle peu favorable au marché du jeu vidéo physique.
Cet article entrant dans la rubrique "Débat et opinion", il est par nature subjectif. L'avis de l'auteur est personnel et n'est pas représentatif de celui du reste de la rédaction de Jeuxvideo.com.
Cet état de fait semble plus qu’évident dans le contexte actuel : qu’il s’agisse de la généralisation du système de confinement, du ralentissement de nombreuses activités comme les usines de productions ou surtout de l’acheminement de produits à bon port, le jeu vidéo sous sa forme physique doit faire face à des conséquences immédiates liées à l’épidémie du Coronavirus. Mais ces conséquences ne concerneront pas les prochaines semaines et pourraient, je le pense, aussi influer sur la perception que les joueurs ont du dématérialisé une fois que la situation sera revenue à la normale.
La logistique en défaveur du marché physique
À très court terme, la plupart des jeux ne devrait pas pâtir de la situation actuelle : bien qu’impactées, les chaînes de distribution ont pu tourner ces dernières semaines, vous permettant d’avoir accès à vos exemplaires physiques d’Animal Crossing : New Horizons, Resident Evil 3 ou Final Fantasy VII Remake. Et si Jason Schreier (journaliste de Kotaku) avançait il y a quelques semaines que les sorties de jeux ne seraient pas trop bouleversées sur mars voire avril, il précisait également qu’au delà de cette date, “les paris seraient ouverts”.
Not the most important thing in the world right now, but it won't be too much longer before the Covid-19 video game delays start. Games that are planned for this month and maybe April should be fine, but after that all bets are off
— Jason Schreier (@jasonschreier) March 16, 2020
Cette situation s’explique assez simplement : l’impression, la fabrication et la distribution à grande échelle des copies physiques devient plus difficile à mesure que que la crise s’étend sur le globe, puisque le durcissement des mesures (confinement, télétravail, etc.) entraîne aussi mécaniquement une réduction de certains outils productifs qui ne peuvent pas s’adapter aussi facilement à ces contraintes qu’une activité de service. Nous l’avions déjà évoqué dans un article paru il y a un peu moins de deux semaines, Marvel's Iron Man VR et The Last of Us Part II sont les premiers touchés par le phénomène, puisqu’ils ont été reportés à une date encore inconnue. Pour le deuxième cité, Naughty Dog a même justifié sa décision en parlant d’une “logistique hors de contrôle”, confirmant donc l’existence des difficultés évoquées plus haut. Si un report temporaire apparaît comme une bonne solution, les éditeurs ne pourront recourir éternellement à cette solution en cas d'éternisation de la crise et devront trouver une solution intermédiaire. Elle pourrait venir d'une réduction du nombre de copies physiques mises à disposition pour s'adapter aux difficultés logistiques actuelles : et dans ce cas, j'imagine logiquement que plusieurs joueurs auraient davantage de difficulté à se procurer une version physique.
Le dématérialisé, seule alternative pour les joueurs hésitants
Le fait que le marché physique souffre de la situation actuelle n'est toutefois pas un argument suffisant, puisqu'il faut encore que les joueurs qui y étaient jusqu'alors réticents soient prêts à passer au dématérialisé. Dans ce genre de situation, il présente des avantages évidents : la mise en ligne d’un nouveau jeu est notamment soumise à des contraintes plus facilement surmontables (comme l'entretien de serveurs) que son déploiement physique à travers le monde, et court-circuite notamment le problème potentiel d'une pénurie. Dit autrement, si vous ne pouvez pas vous procurer une version physique à cause des difficultés d'approvisionnement, une version dématérialisée vous attendra toujours au chaud sur les plateformes en ligne, ce qui est un argument non négligeable. Reste à voir si les éditeurs sont réellement prêts à faire plus de place au dématérialisé qu'au physique. C'est encore trop tôt pour le dire au regard de la situation, mais si celle-ci s'éternise et pour les raisons logistiques déjà évoquées plus haut, je pense que plusieurs d'entre eux reconsidéreront la question.
Par la voix de Neil Druckmann (directeur de The Last of Us Part II), le studio Naughty Dog a récemment confié au blogcast officiel PlayStation que rien n’avait encore été figé concernant une possible sortie en dématérialisé du jeu à la date initialement prévue, c’est à dire le 29 mai. Il ajoute toutefois que ce ne serait pas une solution “juste”, signe que l'idée n'est pas pour l'heure de pénaliser la sortie des versions physiques :
Il n'y a pas eu de décision finale pour le moment; pour le moment, nous ne faisons que réagir. Vous savez, c'est une chaîne de distribution différente - de pouvoir apporter les versions physiques au gens. L'infrastructure Internet le permet-elle pour tous les pays ? C'est un jeu mondial que des gens de tous les pays attendent, donc nous voulons que ce soit juste. Si nous touchons juste une petite partie des gens, qu'arrive-t-il à tous ceux qui ne l'ont pas ? Pour le moment, nous étudions toutes sortes de possibilités : quel est le meilleur moyen de l'apporter à tous nos fans le plus vite possible ? Mais ça va nous prendre du temps de bouger et de trouver une solution, et voyez l'état du monde. Les choses changent d'un jour à l'autre.
Neil Druckmann met donc le doigt sur ce qui peut ici poser problème : l'accessibilité. Tout le monde ne dispose pas d’une connexion suffisante pour passer au tout-dématérialisé, sans compter l’attachement de certains joueurs au format physique. Un choix plus moral que technique, mais qui est tout aussi défendable. Cette réticence peut aussi s’expliquer par les chiffres : si le dématérialisé gagne du terrain, y compris sur consoles ou les jeux physiques ne représentent maintenant que 43% du chiffre d’affaires sur le marché français en 2019, il ne semble pas encore suffisamment écrasant dans ce secteur pour que les éditeurs prennent le risque de s’en passer.
Mais sur ces 43%, il n'y a pas que des joueurs qui ne peuvent ou ne veulent absolument pas avoir recours au dématérialisé : certains disposent de connexions suffisantes et continuent d'acheter des jeux en physique par habitude ou simple préférence. Si le physique devient plus difficile d'accès, à mes yeux, une partie de ces habituels acheteurs de jeux en physique devrait opérer une bascule sur le dématérialisé afin de ne pas passer à côté de nouvelles sorties. Quant à l'argument de la réception de colis à domicile, il permet certes de contourner la question du confinement, mais pas celle de la pénurie. Certains services ont déjà commencé à prioriser les livraisons, et le jeu vidéo n’y apparaît d'ailleurs logiquement pas en tête de liste.
Je n’imagine pas le physique disparaître à terme, puisqu’il pourra survivre au travers d’éditions collector et par le biais d’une frange des joueurs qui continueront de le faire exister en tant que façon alternative de consommer le jeu vidéo. Mais le dématérialisé est déjà en progression nette depuis plusieurs années, il serait donc étonnant que les conditions actuelles ne l’aident pas à se frayer un chemin auprès des joueurs l’ayant déjà partiellement adopté, ou disposant au moins d’une connexion suffisante pour lui laisser sa chance en période de confinement. Et s'ils adoptent ponctuellement cette approche, rien ne dit qu'ils ne poursuivront pas l'expérience lorsque la situation sera revenue à la normale.