Le départ d'Activision Blizzard en 2013 n’a pas signé la fin de Vivendi sur un marché du jeu vidéo florissant, mais n’a fait qu’accroître son ambition. Sa prise de pouvoir sur Gameloft en juin 2016 témoigne de l’intérêt grandissant de la société de Vincent Bolloré pour une industrie de loisir devenue la première au monde, loin devant l’éternel premier que fut le cinéma. Alors que Vivendi menace de prendre le contrôle d’Ubisoft avec une présence dans le capital de l’éditeur breton à hauteur de 28%, le géant français des médias peaufine sa stratégie sur le marché mobile suite à la restructuration de Gameloft et à un renforcement des synergies au sein d’un groupe tentaculaire impliqué dans la musique, le cinéma, la télévision ou encore la publicité. De l’encre a coulé sous les ponts depuis cette acquisition et il est désormais temps de tirer un premier bilan.
Les deux sociétés collaborent-elles en symbiose ou au contraire… l’ADN de Gameloft a-t-il été altéré en profondeur ? A quoi ressemble ce nouveau Gameloft placé sous l’égide de Stéphane Roussel (PDG actuel) et du comité de direction ? Quelle est la politique de Vivendi sur le marché mobile dans les années à venir ? La création est -elle au centre des préoccupations de l’éditeur ? A quel degré ? Les principaux intéressés se livrent… partiellement du moins.
Lors d’un Press Tour organisé par Gameloft en collaboration avec Vivendi, le studio de Barcelone nous a ouvert ses portes le temps d’un après-midi. L’objectif était clair : présenter sous son meilleur jour les forces créatives de l’éditeur et détailler la vision à moyen terme de la firme concernant l’avenir de Gameloft. De la conception d’un jeu à sa commercialisation en passant par la stratégie de l’éditeur pour les prochaines années, nous avons eu l’occasion de nous entretenir en groupe avec le Manager du studio de Barcelone (Alexandru Adam) et ses équipes (Lead Game Designer, Lead Artist, Senior Sound Designer, Senior Producer, Product Marketing Manager) ainsi que les membres du comité de direction de Gameloft (Stéphane Roussel – PDG, Alexandre de Rochefort – Senior VP Financier, Alexandre Pelletier-Normand – Senior VP Production, Baudoin Corman - Senior VP Ventes et Marketing).
Un héritage à exploiter
Un éditeur AAA de renom
Gameloft n’est plus à présenter. L’éditeur spécialisé dans les jeux vidéos sur mobiles s’est établi comme l’un des piliers de ce jeune marché sans jamais réussir à le dominer de la tête et des épaules, mais s’est démarqué de la concurrence par une maîtrise technique rarement égalée au point d’en faire sa marque de fabrique. 18 années après sa création, la société trône avec une poignée de concurrents au sommet des ventes sur l’App Store et Google Play fort de ses 21 studios répartis à travers le monde et de ses franchises devenues incontournables au fil des épisodes (Asphalt, NOVA, Dungeon Hunter, Modern Combat, Order & Chaos…).
12 à 24 mois pour créer un jeu et le porter sur la majorité des smartphones et tablettes des marchés iOS, Android et Windows Phone/PC. Des mois passés à décliner ces titres sur les Boxes Internet et les SmartTV. 3 à 4 ans de suivi pour les titres à succès. Une équipe de développement doublée après le lancement du jeu pour la production des mises à jour successives et l’analyse en “temps réel” des résultats. La société fondée en 1999 par Michel Guillemot a décliné puis adapté les chaînes de production PC et consoles au mobile et à ses spécificités.
Longtemps considérés comme des projets de moindre envergure, les jeux mobiles jouent désormais dans la cour des grands et augmentent drastiquement leur "production value" pour simplement exister sur un marché ultra-concurrentiel (six semaines pour créer un véhicule, quatre mois de conception par course, des centaines d’animations par Minion…). Mais le retour sur investissement est à la hauteur des prises de risque. Moi, Moche et Méchant : Minion Rush et Asphalt 8 : Airborne comptabilisent à eux seuls près de 1.2 milliards de téléchargements et prouvent le bien-fondé de la stratégie de Gameloft sur ces deux titres.
Le studio de Barcelone connu pour James Cameron's Avatar, Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne, Moi, Moche et Méchant : Minion Rush et Asphalt 8 compte en 2017 150 employés aux origines culturelles multiples (française, italienne, japonaise, nord-américaine…) et dédiés à la création (excluant le portage), dont 30 sur le seul Asphalt 8. A la différence des autres structures de Gameloft qui partagent leurs technologies, ce studio situé à deux pas de la Sagrada Familia produit ses propres outils de développement (moteur de jeu, éditeur de niveau et de sound design…).
Un coup de Poker vidéoludique
Avec l’acquisition de Gameloft, la société de Vincent Bolloré ajoute à son portefeuille d’actifs des licences vidéoludiques confortablement installées auprès des joueurs et absorbe un éditeur qui a fait ses preuves depuis plus d’une décennie sur un marché florissant. Le mobile a muté et Vivendi, conscient de cette évolution, souhaitait monter en marche dans ce train à grande vitesse pour revenir dans le jeu vidéo par la grande porte et appliquer des méthodes ayant porté leurs fruits dans l’industrie musicale (iTunes, Spotify...).
L’objectif à court et moyen terme est clair comme de l’eau de roche. Gameloft se distinguera de la concurrence par les qualités techniques et l’accessibilité de ses titres sur un marché mobile encombré par la sortie de 600 jeux par semaine en 2017 (soit 50% de croissance en 2 ans - 400 sorties en 2015). Mais cette politique n’a pas pour but d’assainir l’App Store et le Google Play. Vivendi vise le haut des charts et fera tout son possible pour placer l’un des jeux de Gameloft dans le Top 5 des téléchargements sur ces 2 boutiques en ligne et doubler sa marge en 2017 - le ROC (Résultat Opérationnel Courant).
Un nouveau Gameloft
Une stratégie Free to Play métamorphosée
Gameloft avait fait de l'adaptation sur mobiles des franchises phares des marchés PC et console sa marque de fabrique. Modern Combat (Call of Duty), NOVA (Halo, Crysis), Asphalt (Need for Speed, Burnout, Forza…), Order & Chaos (World of Warcraft)... l’éditeur français visait le “gamer” s’aventurant sur smartphones et tablettes et le passage au Free to play n’avait que très peu changé ce cap. L’arrivée de Vivendi aux commandes sonne le glas de cette stratégie. Gameloft se tourne en 2017 vers des jeux plus accessibles, plus simples, des “snacks” à consommer sur le pouce. Pour dominer le marché mobile, Gameloft compte sur l’apport financier de Vivendi et sur l’exploitation de ses licences internes (Asphalt, Modern Combat…) et des franchises tombées dans l’escarcelle de sa nouvelle maison-mère (ex : Paddington). La prise de risque est enfin permise… selon les principes d’un groupe dont les décisions émanent bien souvent d’études de marché et d’analyses financières.
Le modèle économique de Gameloft doit muter. C’est un fait la publicité n’est plus aussi lucrative. Le web et le mobile sont en pleine mutation. Trouver des alternatives aux microtransactions et aux bannières est une question de survie. Sur ce point, l’ancien Gameloft traînait les pieds. La publicité ne représentait que 2% du chiffre d’affaires de l’éditeur en 2015. 2 ans plus tard, ces mêmes revenus publicitaires ont été multipliés par 6.5 pour atteindre 13% du CA. Le support d’Havas, filiale de Vivendi, a garanti à l’éditeur des revenus publicitaires en nette croissance. Mais Gameloft ne s’est pas reposé sur la seule puissance de Havas. La cross promotion sur les jeux de la concurrence, prohibée par l’ancienne direction, et les placements produits font partie intégrante de la nouvelle stratégie de Baudoin Corman (Senior VP Ventes et Marketing).
Gameloft espère ainsi exploiter une audience qualitative se comptant en millions d’heures de jeu (1h en moyenne passée par joueur sur Asphalt 8) par la présence de marques dans ses jeux ou par le développement d’application “brandée”, une pratique connue sous le nom d’Advergaming. Et la pratique des Soft-Launch (sorte de Bêta ouverte limitée à un territoire donné) employée par la majorité des acteurs sur le marché mobile, mais boudée par Gameloft, s'invite dans le développement. Les jeux de l'éditeur passeront désormais par cette étape obligatoire pour équilibrer le gameplay, répondre aux attentes de la communauté et parfaire la monétisation. Gameloft souhaite tout simplement tirer profit des vertus du Soft-Launch, et il serait inenvisageable de s'en passer.
Des équipes créatives et agiles
Développer un jeu, dépenser des millions et le sortir advienne que pourra… est une excellente manière de foncer tête baissée dans le mur et ne reflète pas les méthodes agiles employées par les studios majeurs sur mobiles. Supercell, Rovio… enchaînent les prototypes et annulent de nombreux projets, parfois quelques semaines avant leur sortie, et évitent des dépenses astronomiques pour maintenir et mettre à jour un titre considéré comme un four. Et Gameloft, à la recherche de son Clash Royale (cf. Stéphane Roussel - PDG de Gameloft), imite cette concurrence.
Les équipes de l’éditeur travaillent sur plusieurs projets de front avant d’attaquer la production à proprement dit du jeu et gagnent en agilité. Fini les équipes de 30 personnes dès la conception. Ces dernières sont conçues pour croître à mesure que le projet prend de l’ampleur et atteindre leur taille optimale une fois la phase de production entamée. Fort de cette méthode agile, Gameloft peut abandonner un projet sans jeter à la poubelle des millions. Autrefois, Gameloft sortait une dizaine de jeux par an pour un nombre de projets plus ou moins équivalents (une quinzaine), là où la vision de Vivendi encourage les tentatives et la créativité : 50 prototypes produits pour un total de 8 à 10 jeux publiés. Les concours internes mentionnés en octobre dernier ont également donné naissance à 80 projets dont 4-5 ont été retenus pour finalement aboutir à 3-4 titres en production et dont les sorties sont prévus pour 2018-19.
Des équipes agiles et des créatifs mis sur un piédestal. A en croire Vivendi, Gameloft privilégie l’innovation et l’inventivité. Pourtant, les seuls projets connus à l’heure où nous écrivons ces lignes portent les couleurs d’une licence Gameloft (Modern Combat Versus) et une franchise appartenant à Vivendi (Paddington - Canal+). Il faudra donc attendre encore quelques mois pour juger sur pièce des intentions de Vivendi qui n’a que ses déclarations pour conforter sa vision.
Des territoires à conquérir
Devenir le roi des éditeurs sur le marché mobile passe par la conquête de l’Empire du Milieu. Face à un concurrent de taille - le géant Tencent ayant dans son portefeuille les mines d’or Riot Games (League of Legends) et Supercell (Clash of Clans, Clash Royale) - Gameloft a déjà ouvert les hostilités et posé un pied en Chine avec Dungeon Hunter 5 et le récent War Planet Online : Global Conquest, 2 titres Free to Play à succès dans ce pays. Et dans cette optique, Gameloft a mis en place une série de structures dédiées à ce marché qui pèse en 2017 plusieurs milliards.
Pour dominer la Chine, une simple localisation de ses productions en chinois simplifié et traditionnel ne suffit pas. Ce marché est inondé de jeux en tout genre. Une étape de refonte du Game Design est alors nécessaire pour séduire les joueurs. Et le succès ne viendra pas sans la présence de partenaires locaux, la Chine verrouillant le marché au nom de la préférence nationale.
Gameloft se lance véritablement à la conquête du monde et s’implémente dans la majorité des territoires mobiles forts en exploitant sa présence physique aux quatres coins du globe (21 studios) pour asseoir ses deals, s’adapter aux exigences locales et profiter des opportunités offertes dans chaque pays tel que la province du Québec et sa politique de subventions. Malgré cette volonté d’ouverture, Gameloft n’envisage aucune ouverture de nouveau studio. Seule une croissance naturelle des effectifs et des compétences augmentera la force de production de l’éditeur dans les années à venir.
Opération "Séduction"
Ouvrir ses portes et accueillir la presse dans l’un de ses studios… Gameloft n’était pas coutumier du fait. L’éditeur se contentait de communiqués de presse, d’annonces officiels et de quelques interviews ici et là pour occuper l’espace médiatique. Selon les PR Manager, l’éditeur n’avait accueilli aucun membre de la presse durant les 5 dernières années. L’arrivée de Vivendi à la tête de l’éditeur a changé la donne. En octobre 2016, Stéphane Roussel et le comité de direction de Gameloft dévoilaient clairement leurs intentions face à un parterre de journalistes l'oreille tendue. Et ces derniers ont réitéré l’exercice 10 mois plus tard sous le soleil de Barcelone. Une certaine transparence se dégage de ces rendez-vous pris avec la presse. Certe, la langue de bois est parfois de mise, mais cette volonté d’ouverture est surprenante et inhabituelle pour Gameloft. Il ne reste plus qu’à confronter déclarations et faits dans les mois à venir.
Et cette opération de séduction ne se limite pas à une campagne de communication externe. Gameloft tente de se débarrasser de sa réputation de société où il fait bon passer, emmagasiner de l’expérience et partir. L’éditeur tend à fidéliser ses talents et, pour ce faire, améliore certains services clés tels que les ressources humaines. Très peu de départs ont été enregistrés depuis l’arrivée de Vivendi. Les effectifs sont stables avec 5.900 employés et l’intérêt grandissant pour le marché mobile assure à Gameloft l’arrivée de nouvelles têtes dans les futurs mois. D’après les propos tenus par certains employés, il fait bon vivre en 2017 chez Gameloft. Une information à prendre avec des pincettes et qui sera confirmée ou infirmée à mesure que la société évoluera.
Gameloft version 2016 n’est plus. L’éditeur français spécialisé dans les jeux vidéo sur mobiles a subi de profondes mutations en l’espace d’un an. Refonte de la production et des prises de décision, adaptation du modèle économique au marché moderne, volonté de transparence… ce Gameloft “by” Vivendi n’est pas le chat noir attendu. Et pourtant, l’ombre de Vincent Bolloré est tenace et il faudra bien plus que de belles déclarations et promesses pour convaincre les joueurs. Cela passera au final par les jeux et uniquement les jeux comme toujours.