CONNEXION
  • RetourJeux
    • Tests
    • Soluces
    • Previews
    • Sorties
    • Hit Parade
    • Les + attendus
    • Tous les Jeux
  • RetourActu
    • Culture Geek
    • Astuces
    • Réalité Virtuelle
    • Rétrogaming
    • Toutes les actus
  • RetourHigh-Tech
    • Actus JVTECH
    • Bons plans
    • Tutoriels
    • Tests produits High-Tech
    • Guides d'achat High-Tech
    • JVTECH
  • RetourVidéos
    • A la une
    • Gaming Live
    • Vidéos Tests
    • Vidéos Previews
    • Gameplay
    • Trailers
    • Chroniques
    • Replay Web TV
    • Toutes les vidéos
  • RetourForums
    • Hardware PC
    • PS5
    • Switch
    • Xbox Series
    • Overwatch 2
    • FUT 23
    • League of Legends
    • Genshin Impact
    • Tous les Forums
  • PC
  • PS5
  • Xbox Series
  • PS4
  • One
  • Switch
  • Wii U
  • iOS
  • Android
  • MMO
  • RPG
  • FPS
En ce moment Genshin Impact Valhalla Breath of the wild Animal Crossing GTA 5 Red dead 2
Etoile Abonnement RSS

Sujet : [Fantasy] La Marque

DébutPage précedente
1234567
Page suivanteFin
LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 14:42:35

Bonjour à tous,

L'écriture de mon roman, La marque, s'est achevée il y a trois semaines. C'est avec un plaisir non dissimulé que je vous présente le topic final, où se trouve la version réécrite, retravaillée et achevée de ce texte qui occupe mes pensées depuis depuis maintenant 14 mois [[sticker:p/1jnf]]

Merci d'abord à tous ceux qui m'ont accompagné depuis le début, ceux qui sont arrivés en cours de route et ceux qui liront dans le futur.

Merci à ceux qui m'ont aidé à mettre en image cet univers qui me tient tant à coeur : Arduilanar pour sa carte, et Henley du forum art-graphique pour sa couverture et ses illustration de mes personnages.

Sans plus tarder, je vous présente la carte du monde, où j'ai détaillé les régions indispensables à ce tome 1 :d)

https://www.noelshack.com/2016-33-1471350884-memel.png

Voici la couverture du roman :d)

https://www.noelshack.com/2016-33-1471351076-1.jpg

Les blasons de quelques familles :d)

https://www.noelshack.com/2016-33-1471351173-lol.png

Je posterai ainsi les chapitres ici afin d'avoir un topic propre à présenter aux gens !

:cd: Table des matières :cd:

0 - Prélude
1 - La route des oliviers
2 - La maison déchue d'Ebroïn
3 - Le seigneur de Cenelle
4 - La marque
5 - La cérémonie des Engagements
6 - Au service du Seigneur Ildibad
7 - Le Groin du Porc
8 - À la rescousse
9 - Le rêve
10 - Le loup et le taureau
11 - Mortefange, mère de nos pères
12 - La bataille de Cenelle
13 - Sire Macabre
14 - Assiégés
15 - La fin d'un rêve
16 - La fuite
17 - La fin de l'été
18 - Postlude

Message édité le 16 août 2016 à 14:46:05 par LePerenolonch
LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 14:57:06

PRÉLUDE

CHIMÈNE

« On ne pourrait pas faire demi-tour maintenant ? » proposa Chimène d’une voix peu assurée.

Les ombres de la forêt s’étiraient au fur et à mesure que le ciel se teintait d’orangé. Son cœur se serra à l’idée de se retrouver dans les bois alors que la nuit pointait. Jacob, imperturbable, battait les fougères de son bâton et ne semblait pas s’intéresser à elle.

« S’il te plait… » continua-t-elle.

Il se tourna vers la jeune fille, l’air agacé :

« Chim’ ! J’te dis qu’on est bientôt arrivé, je reconnais l'endroit ! »

Il y a quelques jours, Jacob, son cousin lui avait parlé de ruines qu’il avait découvertes lors de ses vagabondages en forêt. Elle pressa le pas, rattrapant le garçon. Les arbres centenaires recouverts de mousse ne la rassuraient pas. Leurs troncs épais et noueux pouvaient dissimuler nombre de choses, et leurs branches se tordaient tels de vieux doigts souffrant d’arthrose, s’enlaçant avec difficulté autour des troncs dévorés par le lierre.

La chaleur de cette fin d’été l’étouffait, et de petites bêtes noires lui collaient à la peau. Chimène les chassait de son visage, mais les bestioles s’écrasaient sous la pression de ses doigts, disparaissaient dans ses cheveux roux, ajoutant de l’agacement à son anxiété. De plus, les enjambées de Jacob couvraient deux fois les siennes, et elle devait sans arrêt trottiner derrière lui pour ne pas trop s’éloigner.

Il marqua une pause, gratta d’un air songeur ses cheveux bruns qui lui tombaient aux oreilles. Bien que Chimène aurait souhaité que Jacob se comporte d’une façon plus sage, le voir réfléchir maintenant l’inquiéta. Il ne semblait pas aussi sûr qu’il ne le prétendait. Le garçon plissa les yeux afin de mieux voir le fond de la forêt.

« Ça serait bien d'être rentrés avant que la nuit ne vienne... gémit-elle. Sophie dit que des esprits hantent les bois la nuit venue...
— Rien à faire de cette vieille folle et de ses contes à dormir debout ! » tempêta Jacob en levant les bras en l'air. « En plus j'ai mon arc ! »

Il désigna du doigt l'arme passée en bandoulière.

« Tu sais réellement t'en servir ? Gaspard dit que …
— Mais bien sûr que oui, oh ! se vexa Jacob. Continuons, veux-tu ? »

Tout le monde au village l’appelait « Chim troutrouille » et ce, depuis sa petite enfance. Sa réputation demeurait inchangée, bien qu’elle eût dix-sept hivers. Elle avait toujours peur de se couper en maniant les outils, ou de se piquer avec les aiguilles à tricoter. Elle fuyait la nuit tombée comme si elle avait été une ombre happée par les ténèbres.

Jacob s'éloigna en pressant le pas. La jouvencelle regarda par-dessus son épaule et son cœur chuta dans sa poitrine. Aucune trace du sentier qu'ils avaient quitté un quart d'heure auparavant. La forêt semblait être en tout point identique. Partout le même océan de troncs et de verdure. Quelques rayons de soleil filtraient encore parmi le feuillage, éclaboussant de sa lumière le sol, les troncs, et le petit nez pointu de la jeune fille.

« Aaaah ! » grimaça Chimène, la mine dégoûtée.

Aussitôt l’archer fit volteface, s’inquiétant pour sa cousine.

« Qu'y a-t-il ?
— J'ai marché sur un escargot... » se plaignit-elle en frottant la semelle de son soulier sur l'herbe grasse de la forêt. Le garçon leva les yeux au ciel.
« Je ne t'aurais pas fait venir si je t'avais su aussi froussarde !
— Jacob, j'ai un mauvais pressentiment, rentrons !
— Si tu me parles encore de tes esprits, je te jure que… »

Il s'interrompit, et un sourire se dessina sur son visage. « Là ! Je reconnais, c'est juste après ce talus ! »
Il commença à courir.
« Et on rentre après hein ? demanda Chimène avec espoir.
— Oui, oui ! » lança distraitement le jeune homme en soulevant les feuilles mortes sur son passage.

Elle l’imita aussitôt. Des frissons d'horreur lui parcouraient l'échine. Bien que chaque pas l’éloigna de chez elle, mieux valait être près de son cousin plutôt que d’être seule dans cette fichue forêt. Personne au village n'approchait ces bois, il devait y avoir une bonne raison. Sauf cette tête de mule de Jacob, qui depuis plusieurs jours déjà la baratinait afin qu'elle vienne avec lui pour voir les ruines. Elle n'avait accepté qu'à contrecœur. Elle savait qu’elle passait les derniers instants à ses côtés avant longtemps. Dans la famille Azalée, chaque garçon devait servir dans l’armée du seigneur Aubépine, à cause d’une insurrection perdue il y a près d’un siècle. Ses deux frères étaient conscrits depuis longtemps, loin de la ferme familiale, et Jacob avait endossé leur rôle. Depuis l'enfance, ils partageaient tous leurs jeux, et toujours Chimène avait pu compter sur la main secourable de son cousin. Cependant, tout semblait les opposer. Bien qu'elle fût son aînée d'un an, c'était toujours lui qui prenait les décisions. Ce jour-là n'avait pas fait exception à la règle. Chimène savait pertinemment qu'elle ne rentrerait pas tant que Jacob ne l'aurait pas décidé, et elle était bien trop couarde pour revenir seule sur ses pas.

« Jac', s'il te plaît, reste près de moi ! » pleurnicha la fille en pressant l'allure.

Elle le retrouva au sommet du talus, examinant un bâtiment en pierre grise, envahi par la végétation. Quelques colonnes sculptées tenaient encore debout, tandis que d'autres gisaient sur le sol, parfois brisées en deux.

« On y est Chim' ! » s’enthousiasma-t-il.

La lueur surexcitée qui inondait les yeux bruns du garçon ne lui présageait rien de bon. Ils sautèrent en bas du talus. Chimène rajusta sa robe de lin. Son bliaud cramoisi retenait entre ses fibres quelques détritus de végétaux, tandis que le lin s’était déchiré, accroché par les ronces. Chimène frotta les rapiéçures pour essayer de les faire disparaitre. Comme le tissu se jouait d’elle, la jeune fille arrangea de dépit ses cheveux derrière ses oreilles décollées, dégageant ainsi son visage ovale taché de rousseur. Elle qui aimait toujours être présentable se sentait plutôt chiffonnée par cette escapade. La façade du bâtiment laissait apparaître des vestiges de statues. Une béance noire faisait office de porte. Une gueule couleur de suie, exultant ses remugles moisis. Le garçon écarta quelques lierres et s’apprêta à entrer.

« Tu ne vas quand même pas aller là-dedans ? paniqua la jeune fille.
— T’inquiète pas, j’ai tout prévu ! » dit-il en sortant des torches de sa besace. De son veston en cuir, il fit apparaître un briquet à amadou dans sa main. Il regarda le bâtiment d’un air songeur.
« Ce qui est drôle, poursuivit-il, c’est que la deuxième fois que j’y suis allé, il n’était plus là. Et là, pouf, réapparu !
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! Et c’est une mauvaise idée, il est tard maintenant ! Rentrons ! » implora Chimène.

Au plus grand désarroi de la jeune femme, un filet de fumée s’échappait déjà des tissus imbibés de suif. Il obtint rapidement une petite flamme, qui les alluma. La torche crépitait narquoisement en attendant d’être saisie.

Elle hésita un moment avant de la prendre, et l’agrippa d’une poigne peu assurée. Son cousin lui attrapa la pommette et la secoua gentiment.

« Eh, n’aie pas peur hein, les esprits, ça n’existe pas ! »

Elle esquissa un petit sourire face au geste d’affection du coquebert, et se décida à le suivre. La lueur de leurs torches se reflétait sur les gravats qui s’amoncelaient sur le sol, mélangés à des feuilles mortes. La peau de Chimène se granula au contact de l’air frais.

« Tu imagines les trésors qu’il peut y avoir là-dedans, on deviendrait riche, et adieu la vie de misère, on aurait notre propre château... »

Chimène n’écoutait pas les fantasmes de son cousin, contemplant avec inquiétude les fresques à moitié effacées sur les murs. Elles ne ressemblaient à rien de connu.

« Qui a pu construire cet endroit ? demanda-t-elle à Jacob.
— Qu’est-ce que ça peut faire ! Ça a été abandonné il y a des siècles !»

Elle s’attarda sur un bas-relief représentant un homme en méditation au milieu de canneberges et de canards. Même si la pierre se zébrait par endroit, les fissures qui parsemaient le corps du quidam paraissaient bien sculptées de manière intentionnelle. Peut-être se trouvaient-ils dans un repère de brutes sanguinaires qui scarifiaient les pauvres hères qui s’y aventuraient ? Chimène paniqua et percuta son cousin qui s’était arrêté. Ce dernier tiqua et s’éloigna d’elle d’un pas vif en soufflant d’agacement. Leurs pas résonnaient dans un écho sourd à travers les coursives désertes. La jouvencelle regardait pleine d’effroi les tunnels noirs qui partaient du couloir principal, s’imaginant des esprits prêts à lui aspirer l’âme à tout moment. Sa torche entrait parfois en contact avec des toiles d’araignées poussiéreuses qui se consumaient presque instantanément.
Chimène se demanda si ce n’était pas des feux follets, ce qui ne la rassura pas. Elle sursauta et poussa un petit cri étranglé quand la voix de son cousin retentit dans le couloir désert.

« Chim’ ! aide-moi ! J’arrive pas à ouvrir ! »

Elle le maudit une fois, puis cent fois. D’où lui venait cette obstination ? Jamais elle n’aurait dû mettre ne serait-ce qu’un orteil dans ce fichu endroit. Si le passage était clos, ne devait-il pas le rester ? Elle se rapprocha du garçon. Sa torche reposait sur le sol, noircissant la pierre grise. Jacob s’affairait autour d’un gros roc rectangulaire qui bloquait le chemin. Il essayait en vain de la pousser, ne réussissant qu’à cramoisir ses joues. Il était clair que quelqu’un avait tenté de sceller l’entrée.
« Euh, tu sais, c’est peut-être pas plus mal, on devrait rentrer… suggéra la fille.
— Pas avant d’avoir vu ce qu’il y a derrière cette porte ! annonça Jacob d’une voix déterminée.
— Ce n’est pas une porte, juste une pierre un peu plus lisse… » tenta-t-elle de le convaincre.

Il soupira.

« Allez, pousse. »

Chimène se mordit la lèvre. Elle était obligée de coopérer si elle voulait rentrer chez elle.

Les deux adolescents poussèrent alors de toutes leurs forces, le visage rougi par l’effort, et une veine saillait sur le front de Jacob. Des crissements se firent entendre. Le garçon ramassa sa torche et cassa le mortier qui retenait la porte à son encadrement. Recouvert d’une poussière grisâtre, il sourit de toutes ses dents. Ils redoublèrent d’efforts et enfin la pierre chuta sur le côté. Un courant d’air éteignit leurs torches et ils furent plongés dans l’obscurité.

« Je veux rentrer tout de suite ! » pleurnicha-t-elle. C’était le coup de trop. Des larmes coulaient sur ses joues.
— Oh ça va, tu ne vas pas me dire que t’as peur du noir ? » demanda-t-il cyniquement, agacé par la veulerie de sa cousine.

Sur ces mots, il s’enfonça dans les ténèbres. Chimène s’agrippa à sa ceinture. Aussitôt quelque chose attira l’attention des deux adolescents. Une douce nitescence couleur lapis se diffusait dans le fond de la pièce, comme un majestueux voile de gaze. La brume ondulait, floue dans la pénombre. Chimène sentit ses paupières s’alourdir et une étrange mélodie aux teintes féminines bourdonna dans son oreille.

« Arrête de chanter. » râla Jacob d’une voix pâteuse.

La jeune Azalée n’eut pas la force de protester. Ils commencèrent à s’approcher de la lumière, comme des phalènes en été à la lueur des feux, perdant toute notion du temps. Une femme les appelait. Comment résister à sa voix mélodieuse ? Un appel réconfortant comme celui d’une mère. Tous leurs soucis seraient finis, il fallait juste qu’ils s’en approchent… Elle semblait promettre tant de choses… une volupté si douce, si soyeuse… Il n’y avait qu’à venir… le toucher était le savoir.

Chimène se prit le pied dans un nid de poule et retourna brusquement à la réalité. Elle écarquilla les yeux. Ils étaient juste devant la source de lumière. Jacob se rapprochait de la statuette, l’air béat. Cette dernière émettait doucement ses rayons bleus d’un ciel d’hiver. Il tendit une main. Chimène l’attrapa par l’épaule et le tira si violemment qu’il en tomba. Il cligna des paupières, ahuri.

« Que … ?
— Je ne sais pas, partons. » dit-elle d’un ton sec, ayant eu son lot de bizarreries pour le restant de sa vie.
« Attends ! » la coupa son cousin en sautant sur ses pieds. Il observa longuement l’effigie de pierre, accroissant le stress de Chimène.
Il reprit :
« Je suis sûr que cette statue a de la valeur !
— Jacob ! s’énerva l’adolescente.
— Je me demande comment la décrocher… » songea-t-il en tendant le bras vers l’objet.

Elle le tira par la ceinture à nouveau, mais il parvint à saisir la sculpture à pleine main. L’objet ne bougea pas. Aussitôt, un éclat lumineux inonda les pensées de Chimène. La lumière était tellement forte qu’elle en vacilla, un acouphène chantant sa plainte stridente au creux de ses oreilles. Une douleur atroce lui vrillait le crâne. Elle voyait flou, à moitié assommée. Elle tituba quelques secondes avant de s'écrouler. Sa tête heurta violemment le sol. Malgré la douleur, elle tenta de se relever. Le pavé semblait pris dans une danse endiablée : il se rapprochait, s’éloignait, virevoltait, la faisant s’étaler de plus belle à chaque tentative de redressement. Ses yeux se fermèrent après avoir vu le corps de Jacob, les bras en croix, le regard vide, fixant le plafond.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 15:06:43

https://www.noelshack.com/2016-33-1471352757-chimene-r.jpg

Chimène, fille aînée de Paulin Azalée, née le dix Janvier de l'an mil dix, rousse de cheveux, peu velue, avare de gorge, faible dot - Registre des nobles de Mortefange.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 15:11:31

« Messires, s’inclina-t-il, une cavalière et son garde.
— Que veulent-ils ? s’enquit Alexander, grincheux.
— Ils veulent vous voir. Le chevalier porte les armes Millepertuis. »

Ils avaient effectivement traversé les Craffeux, qui appartenaient à cette famille. Alexander espérait juste que l’entrevue serait courte, et surtout qu’aucun souci ne s’empilerait sur la pyramide de ses problèmes.

Montant tous les deux un cheval baie, le chevalier était coiffé d’un heaume faîté d’une tête de taureau cramoisie. Un ample manteau jaune et rouge couvrait ses épaules. Son épée pendait à sa ceinture, un lourd écu sur champ d’or à taureau de gueules était accroché à son bras. La chaleur des vêtements devait être insupportable. La femme portait une robe en soie bleu de guède, et ses cheveux châtains étaient tressés en cascade. Lorsqu’elle s’approcha, Karl distingua des pommettes saillantes et des tâches de son qui lui mouchetaient les joues et le nez.

« Madame » la salua Alexander, quittant son siège. Le chevalier retira son heaume, dévoilant son visage ruisselant de sueur. Il était jeune, vingt ans tout au plus, et des sourcils grotesquement broussailleux s’étalaient tels deux chenilles velues et brunâtres.

« Je suis Léonie Millepertuis, et voici mon frère, sire Charles Millepertuis. »

Elle tendit sa main, et Alexander la baisa, suivi de Karl. Léonie descendit de cheval. Alors que le chevalier s’apprêtait à l’imiter, elle l’arrêta :

« Restez en selle, nous n’en avons pas pour longtemps. D’ailleurs, qui vous a autorisé à retirer votre casque ? »

Charles se recoiffa aussitôt de son heaume. Karl fronça les sourcils, et Alexander fit la moue. Ils invitèrent la jeune femme à s’assoir. Elle prit son temps, prenant soin de plier sa robe pour ne pas la froisser. Adrian lui tendit la coupelle de fruit et elle y piocha une pêche, mordant délicatement dans la chair tendre.

« Merci, j’adore les fruits », dit-elle, une lueur enfantine dans le regard. « Surtout que ceux-ci ne se trouvent pas aisément dans la région. Messire Wiern, on dit que vous allez marier votre fils à la fille du seigneur Aubépine ?
— On dit vrai. Avez-vous été conviée au mariage ? demanda Alexander.
—Bien sûr. Lequel est le futur époux ? » demanda-t-elle en regardant successivement Karl et Adrian. Karl se redressa sur son siège, et déclara :

« C’est moi. »

Elle l’examina du regard, et Karl se sentit gêné par ses grands yeux marron qui le fixaient.

« Êtes-vous heureux ? » demanda-t-elle.
—Je… oui.
—Je pense que Domitille le sera aussi, sourit-elle.
—La connaissez-vous ? » questionna Adrian.

Karl lança un regard plein de reproche à son petit frère, qui volait l’attention de la jeune femme. Cette dernière lui répondit, un sourire bienveillant étirant légèrement ses lèvres délicates.

« Plutôt bien. Je dois vous laisser messire, merci pour les fruits.
— Non, restez ! proposa Karl. Nous pourrons vous escorter jusque Cenelle, afin que vous assistiez à la cérémonie de la Rencontre. »

La jeune femme fit la moue et eut l’air de peser le pour du contre.

« Je n’aime pas trop la foule, messire. Cela excite les chevaux et les rend peu fiables. Je ne suis pas très bonne cavalière… s’excusa-t-elle.
— Vous pourrez toujours monter dans les charriots avec ma mère, suggéra Adrian. Je m’occuperai de votre palefroi. »

Elle dénigra la proposition d’un sourire éclatant.

« Vous êtes mignon mon jeune seigneur. Mais je me dois de refuser, la route pour chez moi est encore longue et j’aimerai être rentrée avant que le crépuscule ne pointe. Nous nous reverrons très bientôt. »

Elle fit la révérence, et remonta à cheval avec grâce, en amazone. Une fois partie, Alexander se tourna vers Karl :

« Damoiselle Domitille est bien plus audacieuse que nombre de femmes.
— Que voulez-vous dire ? s’intrigua-t-il.
—Sire Charles a été le pupille de Frank, ton oncle. Je me rappelle de lui, son père l’avait amené à Fieramont pour qu’il y apprenne la chevalerie. Un brave gaillard, toujours prêt à rendre service, mais il a mis du temps à comprendre de quel côté il devait brandir son épée. Il était fils unique.
—De plus, ils n’ont pas repris la route des Craffeux. » constata Adrian, un peu déçu que Léonie ne fut pas celle qu’elle prétendait.
« Eh, oui. Karl, tu viens de rencontrer ta future femme. »

Karl sourit, regardant la silhouette des deux cavaliers au loin. Le seigneur Aubépine n’avait pas menti sur sa fille, la description était conforme à la lettre. Aussitôt, Fort-Cenelle lui parut trop éloigné, et il voulut se remettre en route sur le champ. La démarche de sa promise l’avait complétement séduit.

« Tu devras te montrer ferme avec elle, poursuivit Alexander. C’est une femme de caractère, et sire Charles m’a tout l’air d’être devenu son pantin, si tu tombes dans ses griffes, jamais tu n’en ressortiras.
—Je serai vigilant, père. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 15:28:02

https://www.noelshack.com/2016-33-1471353163-alexander-3.jpg

Le seigneur Alexander Wiern, premier fils bâtard d'Auguste Wiern, légitimé lors de sa quatorzième année, seigneur du Grand Felseweise, de Felseweise, conquérant de Havrepré et de Neufcâstel. - Histoire des seigneur de la Péninsule.

Message édité le 16 août 2016 à 15:32:22 par LePerenolonch
LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 15:37:19

LA MAISON DÉCHUE D’ÉBROÏN

ÉRIC

« J’ai tellement hâte de tailler nos ennemis ! » s’exclama William en claquant son pied sur le sol.
Il tenait dans sa main son épée récemment acquise. Les flammes du feu dont les braises s’élevaient haut dans le ciel noir se reflétaient sur l’acier. Le tabard qu’il portait par-dessus son gambison était devenu gris et brunâtre, et une licorne de sinople se cabrait sur le torse du jeune homme. Il avait les cheveux jaune pâle, des yeux d’un bleu fade et ses os se dessinaient sur sa peau.
Éric Arthis souffla du nez, ce garçon était un sot, et les sots étaient toujours les premiers à mourir.

William ne faisait pas parti de l’ancien fief de Neufcâstel. Il n’était ni un Ebroïn, ni un Croûtepain, ni un Melian ou un Merrick, et encore moins un Arthis. Il n’était qu’un pauvre spadassin à la solde de Jules Hellébore. Il y avait une semaine que les hommes du seigneur du Groin du Porc les avaient rejoints. Depuis près de six-cent ans, les Hellébore ployaient le genou face aux seigneurs de Cenelle, les Aubépine. Ils avaient même combattu Neufcâstel dix ans auparavant, et Éric s’enorgueillissait d’avoir abattu Pierre, le frère de Jules. Aujourd’hui, les Neufcâstelois et les Hellébore fraternisaient contre l’ennemi commun.

Bien sûr, les autres seigneurs de Mortefange ignoraient la traîtrise des Hellébore. Ceux-ci, deuxième maison en puissance des terres-mortes profitait des évènements pour prendre le dessus sur les Aubépine. Pour Éric, ils n’avaient du statut d’allié que le mot, et voir tous ces tourne-casaques dans le camp l’écœurait. Cependant, il comprenait et acceptait la décision du seigneur Ildibad Ebroïn. Le seigneur Jules leur apportait des vivres frais, une force armée considérable et du nouveau matériel. Contre quoi exactement ? Il l’ignorait.

Éric n’était plus tout jeune. Ses cheveux avaient viré au gris, puis au blanc, son dos s’était vouté. Assis en face du jeune homme, ses mains reposaient sur son énorme ventre et son menton débordait du gorgerin de son armure.

« Tu aurais vu la moitié de ce que j’ai vu, tu prierais pour être bien au chaud chez toi, une femme à tes côtés. Même sans femme, je prie chaque jour d’être au chaud bien chez moi. »

William fit la moue, boudeur.

« C’est pour ça, on doit se battre, afin que vous ayez un chez-vous. » dit-il.

Éric éclata de rire. Un sot doublé d’un naïf.

« Quoi ? s’esclaffa-t-il. Tu penses vraiment que tu te bats pour redonner une maison au peuple d’Ildibad Ebroïn ? Tu crois vraiment que ton suzerain, ce Jules Hellébore, avec ces airs pompeux, pris d’une sollicitude sans égal se bat pour permettre à ses anciens ennemis de cultiver et d’élever leurs enfants ailleurs que dans ce lugubre retranchement ? »

William parut vexé.

« J’espère pour vous que jamais plus vous ne parlerez en mal de mon seigneur. C’est un cadeau qu’il vous fait. »

Faquin.

« Des gens t’attendent, ailleurs ? demanda Éric, plus pour tuer l’ennui que par réel intérêt.
— Ma mère.
— tu as quel âge ?
— Dix-sept ans. »

Encore un gosse. Nourri d’illusions.

« Tu ferais mieux de rentrer chez toi ».

William l’ignora et commença à creuser une tranchée dans le sol avec la pointe de son épée. Éric regarda avec nostalgie l’écu posé contre un des nombreux hêtres qui peuplaient cette partie de la forêt. Les flammes dansaient sur le bois verni, comme mille démons revenus des enfers. Elles prenaient vie, et il pouvait voir des formes se dessiner, des soldats de feu prendre vie, entendre les cris des mourants, le fracas de l’acier qui s’entrechoque, le son des tambours accompagnant les hommes dans leur tombe. Deux plumes argent croisées sur fond lila. Il pointa les armoiries d’un signe de tête.

« Autrefois, la vue de cette bannière imposait la crainte, quiconque la voyait croulait sous sa grandeur. Maintenant, nous ne sommes plus rien. La puissance est éphémère. Les empires s’écroulent, les hommes se voûtent, ce feu mourra. Tout décrépi, tout dépérira. S’acharner à imposer sa suprématie est un jeu futile auquel j’ai cessé de croire le jour ou Alexander Wiern ôta sa tête à Bérenger Ebroïn. »

Il cracha de dépit sur le sol.

« Allons, vieil homme, tu es bien trop pessimiste, reprit William. Les autres m’ont raconté, nous sommes prêts à frapper. Nous sommes plus forts qu’eux.
—Soit. Edmond Aubépine est bien un idiot. Ses troupes sont dispersées dans tout Mortefange. Ses alliés le trahissent. Nous vivons dans la Forêt de Brume depuis une décennie, sans avoir été inquiété plus que cela. Mais qu’arrivera-t-il une fois que nous aurons défait ce coureur de jupons ? »

L’air dubitatif, William haussa les sourcils.

« J’imagine que nous pourrons vivre tranquillement les vies que nous méritons, mon seigneur régnant sur Mortefange avec le vôtre.
—Non, grand sot ! Aussitôt que nous aurons blessé son fidèle chien, Alexander Wiern s’empressera d’emmener ses armées et de nous écraser, et par la même occasion s’approprier les terres de Mortefange. »

Agacé par le discours pessimiste du vétéran, William se mit à faire les cents pas. Toutes les nuits se ressemblaient : surveiller la pénombre sous les hululements des hiboux. Pour un jeune homme tel que lui, cet exercice était fort ennuyeux, lui qui rêvait de bataille et de gloire.

« Raconte-moi alors, finit-il par demander. »

Éric repositionna son casque et inspira.

« On t’a dit beaucoup de choses. Qu’on pouvait gagner. Mais est ce qu’on t’a raconté comment la maison Ebroïn en est arrivée là ? »

Le jeune homme hocha négativement la tête.

« Il y a vingt ans maintenant, les Ebroïn régnaient sur la province de Neufcâstel, au nord d’ici. Nos vassaux, les Croûtepain de la région d’Havrepré furent rapidement vaincus par un jeune seigneur venant de Felseweise : Alexander Wiern.
— Les Croûtepain sont ces gens qui ont une gerbe de blé comme emblème ? Celle sur un fond blanc, demanda William.
— Exact. Il les a anéantis. Il fit planter leurs têtes sur des piques, à la nouvelle frontière. Certains disent que dans ses vieux jours, il le regrette et s’enferme dans les lieux saints afin de purger sa conscience. Je n’y croie pas, pesta-t-il, haineux.
—Et ensuite ? voulut savoir William.
—Ensuite, Bérenger, le père de notre seigneur Ildibad en fut inquiété. Naturellement, Alexander Wiern avait écrasé nos alliés sans raison ! Le seigneur de Felseweise n’était pas satisfait. Il lui fallait plus. C’est alors qu’il s’en est pris à nous. Je frissonne encore rien qu’à l’idée de revoir ses loups, tout d’acier vêtu, charger notre cavalerie et effrayer nos chevaux. Puis, alors que l’on pensait l’enfer fini, un cor retentit. Près de trois cents chevaliers, sous les ordres d’Edmond Aubépine nous prenaient à revers. Nous avons perdu la moitié de notre armée dans cette charge. Bien sûr, Mortefange paya le prix du sang, mais Alexander avait eu ce qu’il voulait. Ses alliés étaient morts pour lui, et il envoya juste son infanterie achever le reste. Notre fer de lance était tombé mais nous résistâmes. Sais-tu pourquoi notre région s’appelait autrefois Neufcâstel ?
—Non, bredouilla William.
— Sur les berges de la Noyeuse, neuf forts ont été construits pour défendre le fief. Chacun de ces châteaux tint farouchement. Cela prit dix longues années avant que nous ne ployâmes les genoux, à la mort de Bérenger. Et depuis, nous vivons cachés dans la forêt, en attendant de pouvoir émerger à nouveau. Mais nous pourchassons des Chimères. »

Soudain, le gringalet interrompit Éric. Ce dernier le regarda d’un air surpris : un sot, un naïf, et de surcroit, un insolent. William se mit en garde. Éric se retourna et distingua trois silhouettes dans les ténèbres. Il sortit à moitié sa lame de son fourreau. Les hommes avançaient d’un air calme.

« C'est qu'nous, bouffon !
— Jacques ? demanda William en baissant sa garde.
— Tout dui à té, princesse. » répondit-il en faisant la révérence.

Il s’agissait de Jacques, un reître mal élevé qui avait atterri au service d’Ildibad d’une manière un peu hasardeuse. Il venait de l’ouest de Neufcâstel, une région au patois incompréhensible. Le bandit s’amusait à embrouiller les autres avec son idiome. Bien qu’il parlât parfaitement le commun, il s’opiniâtrait à parler son vernaculaire. Deux autres soldats l’accompagnaient. L'un d’eux, sous les couleurs des Ebroïn, à l’instar de Jacques, portait sur son épaule un corps. L’autre, un rouquin aux traits affinés arborait le poing sinople sur champ de gueules Merrick. Éric questionna Jacques d'un signe de tête, pointant la masse inerte.

« Les compaings et moi, on l'a trouaé dans le londe.
— Qu'est-ce qu'une fille faisait dans la forêt ? Elle est des nôtres ? S'enquit William, visiblement concerné.
— Ça je me le demande bien, le bleu… dit Éric d'un air songeur en lissant sa moustache poivre et sel.
— Tout cas, rien à fiche, on s'accotinaille, ton feu m’apipaille ! » se gaussa Jacques et s'essayant entre les deux veilleurs.

Ses compagnons l'imitèrent, et celui portant la fille la laissa tomber au sol. William lorgna d'un air lubrique les formes de la jeune fille. Ses œillades n’échappèrent pas à ses compagnons qui se mirent à se moquer, hilares. Des blagues salaces et des remarques sur la virginité de William fusaient en tous sens quand les hommes s’interrompirent brusquement, rouges de honte. Une silhouette se dévoilait à la lumière du feu.

Déotéria Ebroïn, la jeune sœur d’Ildibad. Elle avait coupé ses cheveux noirs comme un homme, et ils frisottaient sur sa nuque et ses tempes. Elle avait passé la moitié de sa vie avec les militaires, et sa naissance ainsi que son caractère de meneuse lui avait permis de faire partie des membres les plus influents parmi les Ebroïn. Elle inspirait le respect, et même les plus roublards ne lui cherchaient pas de noises. Éric l’avait vu grandir et affronter les épreuves que la vie lui avait imposées. La destruction de son château, la mort de ses parents, et la vie en reclus dans ce camp, caché au plus profond de la forêt de brume.

Les quatre hommes se trouvèrent donc fort confus, ployèrent le genou pour saluer la nouvelle venue. Le soulagement se peignit sur le visage de William quand les railleries s'arrêtèrent enfin.

« Je ne me souviens pas que mon frère ait demandé plus de deux sentinelles ici. Qui a failli à son devoir ? » demanda-t-elle d'une voix dure.

Jacques prit la parole en premier :

« S'cusez Madame, nous v'nons juste de rentrer de mission, nous prenions quelques répits. »

Les deux autres approuvèrent vigoureusement de la tête. Déotéria balaya les lieux du regard et s'arrêta sur le corps de la jeune fille, la face dans les feuilles mortes.

« Qui est cette fille ? Demanda-t-elle, intriguée.
— Moi et les cam'rades on explorait les sous-bois, on l'a vu qui chancelait comme un canard ivre, puis elle s'est écroulée à mes pattes m'Dame ! Les copains et moi, s’est dit que la ramener ne serait pas une mauvaise idée. »

Au fur et à mesure que le fantassin parlait, Éric le vétéran serrait les dents, espérant que sa souveraine ferait fi du langage du rustre. Au moins n’utilisait-il pas son patois. Cette dernière répliqua avec hargne :

« Les paysans de Mortefange ne se baladent pas dans les bois. Vous trois ! Levez-vous et suivez-moi ! Et vous, la prochaine fois, dit-elle en désignant Éric et William, ne laissez pas ces coupe-jarrets vous distraire.
— Cela ne se reproduira pas, madame, promit Éric. »

Les trois gaillards s’exécutèrent aussitôt, et ce fut Jacques qui se chargea du fardeau. Ils suivirent la jeune femme en silence, passant parmi les feux de camps mourants et les tentes endormies. Le campement s’étendait sur près d’un quart de lieue, sur le sol comme dans les arbres. Il était silencieux, bercé par le chant des grillons de la fin de cette saison d'été. Les bâtisses, toutes construites en bois n’étaient plus de première jeunesse. Les planches arboraient différentes teintes de brun, la plupart ayant été remplacées au fur et à mesure que la pluie, le gel et le vent s’acharnaient à éroder le bois. Des raies de lumières filtraient au travers des failles qui reliaient les planches entre elles. Planches elles-mêmes assaillies par le lierre, le lichen et les champignons. Parmi les fleurs sauvages et les mauvaises herbes avait fleuri un amas de casques, d’armes, de marmites, bottes, outils de jardinage et des boucliers aux couleurs des différentes maisons de Neufcâstel : chauvesouris Melian, poing Merrick, plumes Ebroïn, blé Croûtepain, et l’ours Arthis. Entre les cabanes de bois, quelques tentes avaient été montées. Celle du seigneur se trouvait à l’écart des autres, plus spacieuse, une allée de gardes la protégeait. Les protecteurs d’Ildibad s’écartèrent quand ils reconnurent Déotéria, et l’annoncèrent aux occupants de la tente, avant d’écarter le pan de la porte de tissu. Une lumière tremblotante égayait la pénombre, s'échappant de l’habitat seigneurial, trahissant de multiples bougies. Ils pénétrèrent le château de toile. Le seigneur Ildibad avait hérité de la même chevelure bouclée que sa sœur, et ses yeux vert vif donnaient l'impression dérangeante de lire dans les esprits. Il portait une tunique de cuir teinte en pourpre, couleur de sa maison, et deux plumes d’argent croisées étaient cousues sur son cœur. À ses côtés se trouvait leur oncle d'adoption, le seigneur Evrard Arthis. La mâchoire carrée, ses cheveux gris acier étaient coupés courts, et des cicatrices traçaient des sillons rosâtres de part et d’autres de son visage. Sire Regan Merrick, un homme au visage sympathique s’interrompit à leur vue et replia la carte sur laquelle ils étaient penché quelques secondes auparavant. Sage mesure, le camp étant régulièrement infiltré par des espions.

Déotéria et les soldats ployèrent le genou devant leur seigneur. D’un naturel peu loquace, Ildibad permit à Déotéria de parler d’un signe de tête.

« Mon frère, cet homme dit qu’il a trouvé cette fille dans les bois. Elle est inconsciente.
—Eh bien, Déo, qu’attends-tu de moi ? Tu connais la loi, elle accepte de servir, et elle vit. Elle refuse, et elle meurt.
— C'est que c'n'est pas une gômine d'chez nous ! Une saleté d'Aubépine ! un épène-bllaunche ! éructa Jacques.
— Nous n'avons pas jugé bon ton intervention … » le fit taire le jeune seigneur.

Jacques haussa les épaules et le regarda d'un air neutre.

« Il pourrait s’agir d’une espionne, c’est vrai, admit Déotéria.
— Je ne pense pas, réfléchit Ildibad. Nous l’interrogerons quand elle se sera remise.
— Les paysans de Mortefange n’approchent jamais la forêt, dit Regan. Je suis pressé d’entendre son histoire…
— Conduis-la à l’hospice, dit-il en désignant Jacques. Et disparait, avant que ta tête ne tombe de tes épaules. »
Le fantassin se mit au garde à vous, et décampa.

***

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 15:41:41

https://www.noelshack.com/2016-33-1471354719-ildibad-2.jpg

Le seigneur Ildibad Ebroïn et son familier, le cygne Barthélémy. Seigneur Légitime de Neufcâstel et héritier de Bérenger Ebroïn, dont les terres furent usurpées par le parjure Alexander Wiern - Croquis réalisé par Eloïck Croûtepain, lors d'une réunion ennuyeuse et particulièrement longue.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 17:17:29

LE SEIGNEUR DE CENELLE

EDMOND

La fraîcheur de la pièce était un luxe que peu de monde pouvait se payer en ces jours de canicule. Seules les trois meurtrières permettaient à la lumière d’entrer en son sein, illuminant les nuages de poussière qui virevoltaient. L’âtre de la cheminée, tout tâché de suie était froid depuis des années. On y avait accroché des gousses d’ail, et des pêches se gâtaient lentement dans un panier suspendu, assailli par les guêpes. Le seigneur de Cenelle mangeait seul, assis à une table aux teintes délavées, bancale sur le sol branlant. Edmond Aubépine, bien qu’étant devenu ventru au fil des années, conservait une forme et une force impressionnante. Ses longs cheveux noirs de jais étaient remontés en chignon sur son crâne, et une barbe lui mangeait le visage. Edmond aimait se replier loin dans le château, à l’abri des courtisans et nobliaux qui le harcelaient chaque jour. La pièce était une ancienne cuisine, abandonnée sous la régence de Pierre Aubépine, son père. Plus personne n’y allait, depuis que la nouvelle avait été installée, plus grande, et plus proche de la grande salle. La porte grinça, attirant son attention. Comme prévu, c’était Martin, son fils. A l’instar de tous ses enfants, il tenait plus de sa mère, Iseut Millepertuis. Des cheveux brun clair et légèrement ondulés, et des yeux noisette. Il portait une cotte de maille sous sa tunique, et un écusson cousu sur son épaule affichait les couleurs des Aubépine : un crâne d’argent sur champ orangé, barré de sable.

« Vous vouliez me voir, père ? demanda Martin.
— Oui. » répondit Edmond en gobant la moitié d’une saucisse. Le menton dégoulinant de graisse, il se tourna vers son fils. « Je veux que tu ailles voir les leudes. Il est grand temps qu’ils refassent leurs serments d’allégeance.
— Je partirai dès demain matin, promit-il.
— Parfait. N’oublie pas les Azalée.
— En valent-ils la peine, père ? Ils n’ont plus de chevaliers depuis si longtemps qu’ils vivent comme tous les paysans de la Vaupalière.
— Aussi faibles que tes vassaux soient, rappelle-leur toujours où est leur véritable place : à tes pieds. »

Depuis bien avant sa naissance, aucun Azalée n’avait accédé au titre de chevalier. Être chevalier en Mortefange était l’accomplissement ultime. Cette interdiction à la chevalerie avait été imposée aux Azalée à la suite d’une révolte ratée. La famille Azalée, ainsi que tous les rebelles avaient vu leur patrimoine se réduire comme peau de chagrin, pour finalement tomber dans l’oubli.

« Je voulais aussi vous dire que le seigneur Wiern sera là sous peu. Ce n’est plus qu’une histoire d’heures, reprit Martin.
— Alexander m’a manqué, dit Edmond en reposant son couteau à découper. Je suis sûr que tu l’aimeras.
—Je l’aime déjà. Vous m’avez tant parlé de lui. Je ne compte pas les fois où, enfant, je me suis disputé avec Charles pour savoir qui de nous deux serait Alexander Wiern dans nos jeux.
— Tu aurais dû te disputer pour m’incarner, dans ce cas ! plaisanta Edmond. As-tu déjà entendu la chanson du siège de Brise-Brume ?
— Un millier de fois, père. Tous les bardes chantent vos louanges par monts et par vaux.
—Évidemment, je les paye pour ça ! s’esclaffa-t-il. Ecoute donc la vraie histoire.
— Je l’ai entendue conter moult fois… dénia-t-il poliment.
— Donc comme tu le sais, neuf places fortes gardent le cours de la Noyeuse. Une d’elle, Brise-Brume résistait à tous les assauts que cet incapable de Damien Mehl menait.
— Damien Mehl, un seigneur d’Havrepré, au service d’Alexander Wiern. Emblème : Moulin d’argent sur champ de gueules.
— Une bannière qui provoque la terreur chez les vivants… répliqua Edmond avec ironie. Mais je divague. La brume ne s’était pas encore dissipée, ironique, au vu du nom du château. »
Il rit à sa propre blague.
— Un brouillard épais s’imposait en maître dans la vallée, continua Martin mi-amusé, mi-excédé.
— Le brouillard était épais. » confirma Edmond.
Il se pencha alors vers Martin, le bout de sa barbe trempant dans le jus de saucisse.
« On ne voyait pas à dix mètres, reprit-il d’un ton spécialement adapté pour la situation. Quelques tâches de lumières, dans le loin, les feux de l’armée de Mehl. Pas plus. J’aurai pu trancher le crachin à coup d’épée et m’en couper des tranches. On attendait, nerveux. D’après nos éclaireurs, l’ennemi, trois fois plus nombreux était prêt à nous tomber dessus, et les hommes de Damien Mehl ignoraient qu’ils se trouvaient entre deux armées.
— Puis, les chevaux commencèrent à couiner, continua Martin.
— Exact, elles ne sont pas comme nous, ces bêtes-là, elles sentent la mort quand elle approche. Ton oncle Philippe me conseilla d’attendre que la brume se dissipe. J’ai fait confiance à mon cheval. Je l’ai lancé au galop, à pleine vitesse, ma lance en avant, tous les sires chevaliers à mes arrières.
— Une charge héroïque qui restera dans l’histoire !
— Oh oui, ils m’avaient suivi, mais parce que j’étais leur seigneur ! Mais ils se compissaient. Jamais les rhapsodes ne le mentionnent dans leurs chansons ça !
— Puis vous fîtes face à l’ennemi.
— Je n’avais qu’à tendre le bras pour les toucher. Je me rappelle de celui que je tuai de ma lance, sa tête resta enfoncée jusqu’à la poignée. Un des neveux de Regan Merrick. Un blondinet à la gueule d’ange et aux belles mèches dorées. Cet idiot aurait mieux fait de rester couché ce matin-là. Nous les avons massacrés. Quand Foulques Arthis vit que ses sauveurs avaient été anéantis, il ouvrit la herse, et nous rentrâmes, triomphants dans l’enceinte du château. C’est pour ça qu’aujourd’hui, Alexander Wiern m’amène son fils, pour que je le marrie à Domitille. Parce que j’ai arraché la tête d’un gamin avec ma lance il y a dix ans, dit-il en sauçant son écuelle.
— J’avais sept ans la première fois que vous quittâtes le château. Mère m’avait dit de me montrer digne, de me tenir droit lors de votre départ en tant qu’héritier de Cenelle. A peine parti, elle vous avait déjà enterré. Je n’y ai jamais cru, et chaque jour, je regardais par la fenêtre, espérant voir quelque chose, une bannière au loin... »

Edmond sourit. Il se savait mauvais père, et meilleur à briser des crânes. Il n’avait jamais su s’occuper de ses enfants. Le témoignage d’amour de son fils l’avait ému. Comme il ne restait plus rien de son repas, il se leva.

« Ce matin, je ne sais encore quel sire Hellébore est venu dans la grande salle se plaindre que sire Sylvain, son frère avait encore été pris en otage par les Millepertuis. Leurs querelles me fatiguent. Je compte sur toi pour qu’ils cessent définitivement de se taper dessus sans arrêt, dit-il à Martin.
— C’est au moins la trentième fois en cinq ans… soupira ce dernier.
— Certains naissent avec la force, d’autres la vélocité, d’autres l’intelligence. Sire Sylvain n’a aucun des trois. »

Ils sortirent de la pièce qui donnait sur la cour. Le soleil, à son zénith, cognait fort. On s’y affairait à construire des stables pour les chevaux des nouveaux arrivants, les écuries étant trop petites pour y accueillir toutes les bêtes. Les paysans récuraient les pavés, les eaux bréneuses s’écoulant en contrebas. Les bêtes avaient été enfermée dans leurs enclos, et les soldats avaient polis l’acier de leurs armes et dérouillé leurs côtes de maille, et on avait même cousu des tabards neufs pour l’occasion.

« Je me demande où est passée Domitille » grommela Edmond.

Martin haussa les épaules. Domitille n’en faisait qu’à sa tête, et Edmond n’aimait pas ça. Non pas qu’il voulut avoir un contrôle absolu sur ses enfants, mais jamais il n’oublierait le lac lacté…

Ils montèrent les escaliers donnant sur le chemin de ronde. Autour du fort, le bourg de Cenelle s’étalait. Les maisons à colombages étaient blanchies à la chaux, et leurs toits de tuiles brunes s’élevaient en pointe au niveau des murailles. Le martèlement d’une enclume résonnait dans la vallée, et de la fumée s’échappait de l’imposante cheminée de la forge. La chaleur de l’atelier devait être insupportable, et Edmond se promit de faire envoyer un cruchon d’eau fraiche aux forgerons. Frère de la cheminée de l’armurerie, le clocher de l’horlogerie surplombait les habitations. En Mortefange, les habitants vénéraient le Dieu Mithar, le grand horloger qui confiait à chacun sa destinée, afin qu’il puisse accomplir la mission pour laquelle il avait vu le monde. Des fadaises, des histoires pour s’approprier le pouvoir. Combien de gens avaient péri par la prétendue volonté de Mithar ? Il y a un millénaire, les premiers Aubépine avaient adopté son emblème, le crâne coiffé d’un sablier. Pourquoi un crâne, avait-il demandé ? Les mitharis lui avaient répondu qu’il représentait la conscience de leur propre mort, et de la connaissance de l’objectif de leur mission sur terre. Le culte de Mithar se perdait, et Edmond avait moult fois songé à raser l’horlogerie, et s’était à chaque fois ravisé en contemplant la beauté des lieux. Quand on était à l’intérieur, les vitraux renvoyaient un kaléidoscope de lumière irisée. Joli, mais inutile.

Deux cavaliers arrivaient sur la route. Le premier était tout en armure, et un taureau rouge ornait son heaume. Aucun doute sur son identité. Charles Millepertuis, son neveu suivait partout Domitille où elle allait. Il avait lui-même récemment adoubé le garçon après qu’il eut chassé des brigands qui braconnaient à la lisière de la forêt de brume. Les chevaliers de sa génération avaient presque tous péris dans les guerres d’Alexander Wiern, et tout était devenu prétexte à l’adoubement pour regonfler les rangs. Charles deviendrait un vrai chevalier le jour où il se battra dans une vraie bataille.

Domitille l’accueillit avec un grand sourire. Lui pas. « Où étais tu passée ? l’admonesta-t-il.
— Une galopade à cheval », répondit-elle, taquine.

Un grand sourire au visage, elle se mordait la lèvre inférieure d’un petit air désolé, mais seule la malice était réelle. Comme à chaque fois, à sa malédiction, Edmond succomba au charme de sa fille ainée.

« Allez, descend de cheval, raconte-moi ce que tu as fait, sourit Edmond. Charles, salua-t-il son neveu.
—Mon seigneur, dit-il, faisant s’incliner son cheval.
— Ouais, ouais, beau spectacle que cela, maintenant déguerpi, et donne nous de l’air. Et quel crétin garderait son heaume par un temps pareil ? » lança-t-il au pauvre chevalier, dont les joues devaient avoir pris une teinte cramoisie, et non à cause de la chaleur.

Tourmenter ce garçon avait quelque chose de drôle, bien qu’il fût peut-être un des seuls vraiment fidèles au fief. On se défoulait comme on le pouvait. Domitille lui avoua alors le motif de sa balade.
« La route est pleine de badauds ces temps-ci, tu as été fort imprudente. Les petites gens sont imprévisibles. C’est quand tu penses qu’ils mangent dans ta main qu’ils viennent te la mordre.
—Papa, pourquoi me gardez-vous toujours de la route ? s’enquit-elle. Je ne suis plus une enfant. » Elle repliait sa robe afin qu’elle ne trainât point sur le sol rendu boueux, n’écoutant que d’une oreille.
« Tu sais très bien pourquoi, ne joue pas à l’idiote. De plus ton crétin de cousin ne suffirait pas à te protéger. Rappelle-toi ce qui arriva à ta tante.»

Un air contrit marqua le visage de Domitille. Edmond se rendit compte que sa fille ne voulait pas le blesser et changea de sujet.

« Alors comme ça, tu as rencontré le rejeton d’Alexander. Comment est-il ?
— Il est plaisant à regarder, répondit-elle du tac au tac. Il manque peut-être un peu d’assurance.
— Et je ne peux que le comprendre. Il n’est pas aisé d’être le fils du seigneur Wiern. »

Une légère brise vint remuer l’étoffe bleue de la robe de Domitille. Ils profitèrent un instant du doux zéphire, instant béni dans cette canicule.

« Ce mariage est essentiel pour notre famille. Alexander pense qu’il s’appropriera Cenelle. Il faut que tu puisses mettre ce Karl à ta merci. Tu deviendras la femme d’un des plus illustres seigneurs de la Péninsule. Si tu réussis, alors Mortefange redeviendra grande. Utilise ton pouvoir de femme pour l’amadouer. Il devrait céder facilement. »

Oh oui, elle serait parfaite dans cette entreprise. Domitille avait toujours su tirer parti de sa condition. Edmond ne se faisait aucun souci. Alexander allait payer le fruit de son arrogance… Celui qui l’avait poussé à oublier qui étaient ceux qui l’avaient élevé sur son piédestal. Il ne faisait que reprendre la monnaie de sa pièce.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 17:17:41

Les hommes du seigneur Wiern entraient tel un flot ininterrompu d’acier chatoyant, de brodures d’or et de sinople. La petite cour fut rapidement bondée de chevaliers et de fantassins. Trompettes, clairons et cors clamaient haut et fort l’arrivée des convives. Dames et échansons suivaient, les unes en amazone, les autres à poneys, arborant robes de couleurs frivoles et tuniques légères brodés aux armoiries suzeraines. La fine fleur du Grand Felseweise était venue pour ce mariage.

Sire Tobias Blomst, l’usure de son armure inspirant le respect, dégageait une prestance certaine. Un écuyer portait haut sa bannière, la rose sanglante sur champ d’argent. Tobias dépassait d’une bonne tête le plus haut de ses hommes, et tous le connaissaient pour sa bravoure lors de la campagne contre Bérenger Ebroïn. Derrière, sire Maximilien Schwert, épée sur champ de sable rouspétait sur son écuyer qui n’était pas assez vif à son goût. Le pauvre garçon semblait pourtant se démener pour combler toutes ses attentes.

Sire Octave Wildschwein, un homme à la longue barbe blanche était accompagné de sa fille et femme d’Alexander Wiern, Helena. Le teint cireux, elle était décharnée et cachait son visage sous un voile. Elle semblait prête à défaillir. Il y avait des années que tous les soigneurs et apothicaires de la péninsule venaient lui rendre visite. Aucun n’avait su la guérir des terribles maux qui la prenaient. Leur seul succès avait été de la maintenir en vie. Seul le mariage de son fils aîné avait pu justifier une si longue chevauchée.

Il y avait aussi deux garçons dont les folles chevelures rappelaient à Edmond deux champignons aux chapeaux rouge et or sur un pied d’argent. Les couleurs de Damian et Paul Pergament tranchaient parmi le brun si commun à Felseweise. Pupilles d’Alexander Wiern, ils l’aidèrent à descendre de cheval, l’un liant ses mains afin d’accueillir le pied seigneurial, l’autre s’occupant à ce que la longue cape ne soit pas souillée.

Les gens d’Edmond avaient formé une ligne. Charles avait enfin retiré son armure, optant pour une tunique d’or et de gueules écartelée en sautoir. Il regardait les Wiern d’une façon qui semblait neutre, mais ceux qui le connaissaient voyaient bien l’amertume de son regard.

Edmond était entouré de ses filles. Une robe brune engonçait les formes de Domitille, et tout sourire, coiffée complexement, elle pétillait d’impatience.

La seconde, Louise, grande et sèche regardait d’un air morne les arrivants, ennuyée. Jamais Edmond n’avait su la faire sourire, et la solitude semblait être devenue son amante. Peut-être parviendrait-il à la marier à un des deux Pergament. Il avait gardé Domitille en réserve pour l’aîné des Wiern, mais il était maintenant grand temps de marier Louise qui avait entamé son dix-septième printemps.

La troisième, Sarah, venait d’avoir sa majorité. Tout juste seize ans, elle était grasse, mais dotée du même caractère que Domitille, bien plus charmante que Louise. Peut-être l’enverrait-il dans les plateaux d’Héliante, elle qui raffolait des sucreries Hélianti ! Les deux plus jeunes, Jeanne et Léonie, quatorze et douze ans n’avaient pas encore saigné. Leur mère, Iseut avait une de ses mains sur leurs épaules. Dans chacun de ses six enfants se retrouvaient ses traits, et Edmond s’en félicitait. Il n’y avait pas de quoi s’enorgueillir à lui ressembler.

Contrairement à Alexander, Edmond n’aimait pas s’entourer de ses vassaux, ainsi aucun sire Hellébore ou Millepertuis, à l’exception de Charles n’était présent. Marchant d’un pas de conquérant, Alexander Wiern fendit la foule, et toute la cour s’agenouilla. Sauf Edmond, qui ouvrit grand ses bras et lui donna une accolade. Le seigneur de Felseweise mit un certain temps avant de refermer les siens dans le dos de son ami.

« Dix ans que je ne t’ai vu, et te voilà, les cheveux grisonnants, rayonna Edmond.
— Et il y a dix ans, tu pouvais encore porter l’armure de tes aïeux, répondit Alexander, narquois.
— J’en ai fait faire une plus grande, que crois-tu ! »

Martin, puis chacune des filles vinrent saluer Alexander. Les yeux de son fils étaient pétillants, comme un enfant devant un jouet fabuleux. Les filles se montrèrent très courtoises, usant de gambettes et révérences, répétant le manège pour chacun des grands sires de Havrepré. Sarah s’empourpra quand Tobias Blomst lui fit un compliment, écopant d’une réprimande par Louise, qui la traita de sotte. Alexander fit le baisemain à Iseut. Le moment le plus attendu se présenta enfin. La rencontre des deux fiancés.

Tous les regards se posèrent sur son gendre. Karl Wiern portait une tenue légère vert sapin, brodée d’argent. Ses bottes, faites dans un cuir souple étaient impeccables, et un fin cercle d’acier coiffait ses longues boucles d’onyx. Il apparut de derrière Maximilien Schwert et des jeunes Pergament. Domitille fit un pas en avant, surexcitée. Elle tentait de se contenir, mais ses mouvements frénétiques la trahissaient. Karl était très beau garçon, Edmond l’admettait volontiers.

« Mais qu’avez-vous donc fait de Léonie Millepertuis ? » demanda le jeune Wiern, un grand sourire au visage. Elle gloussa, ses joues creusant des fossettes.
« Il me semble qu’elle soit tombée de cheval sur la route, et que nous ne la reverrons pas pendant un moment. »

Edmond haussa les sourcils, ne comprenant pas un traitre mot de l’échange.

« Madame, c’est un honneur de vous rencontrer, reprit Karl, ployant un genou, serrant les mains de Domitille entre les siennes. La foule applaudit, et Alexander se tourna vers le seigneur des lieux :

« Je voudrais rendre hommage à Mithar, accompagne-moi jusqu’à l’horlogerie, dit-il en réajustant la ceinture qui tenait son épée.
— Tu plaisantes j’espère ! » rigola Edmond. Puis il s’adressa à toute l’assemblée : « J’ai fait remonter des tonneaux de bière fraiche de mes celliers, et il y en a assez pour chacun d’entre vous ! »

Des musiciens firent jouer leurs tambours, cornet à bouquin et cornemuses, tandis que les hommes du seigneur Aubépine amenaient de quoi monter les tables. De nombreux valets apportèrent tonneaux et chopes, et les convives commencèrent les festivités en plein air.

« J’irai donc seul à l’horlogerie, dit Alexander.
— Dix ans que nous ne nous sommes pas vu, et toi tu ne penses qu’à prier quelque chose qui ne te répondra pas. Qu’as-tu à prier ? Tu dois être l’homme le plus puissant du monde. »

Le regard que lui lança Alexander lui fit regretter immédiatement ses paroles.

« Je prie pour la santé de ma femme. Je prie pour mes enfants. Je prie pour de bonnes récoltes et un avenir prospère dans la paix. Je prie pour ceux que j’ai envoyés dans la tombe. Je prie pour toi.
— Pour moi ? S’esclaffa Edmond. Qu’est-ce que les dieux peuvent bien avoir à faire de moi ?
— Jamais les dieux ne t’accueilleront en leur royaume si tu continues ainsi. J’essaye d’atténuer ton calvaire dans l’au-delà.
— Et depuis quand as-tu commencé à prier pour moi ?
— Je commencerai tout à l’heure. »

Edmond éclata de rire. Sacré Alexander. La paternité ne l’avait pas décoincé, bien au contraire. Alexander était le seul ami qu’Edmond avait accepté de se faire. À l’époque, il l’aurait suivi dans les flammes de l’enfer sans même se poser de questions. Bien que bourré de défauts, Alexander faisait toujours ce qu’il pensait juste, peu en importe le prix. Edmond avait une confiance totale envers le seigneur d’Havrepré.

Ils franchirent tous deux la herse, et empruntèrent la route pavée qui descendait vers les entrailles de Cenelle. Alexander ne desserrait pas les lèvres, et bien qu’il ne fût pas le plus aimable des hommes, Edmond releva :

« Alex, quelque chose te tracasse ? »

Ils firent quelques pas avant que le seigneur Wiern ne réponde.

« J’ai croisé Reyce Vangeld sur la route des oliviers.
— Il est courant de rencontrer partout les hommes de Joris de nos jours… répondit sombrement Edmond.
— Et… Ils m’ont fait payer un droit de péage… sur le pont qui enjambe la Fétide. »

Edmond s’empourpra, la gêne lui donnant trente ans de moins.

« C’est vrai. J’ai vendu le pont.
—Mais Ô grands Dieux pourquoi ?
— Tu sais bien qu’un Vangeld achète que s’il est gagnant, sinon il prend. Et il m’a clairement fait comprendre qu’il prendrait.
— Es-tu donc un couard ? s’estomaqua Alexander. Tu te laisses intimider par cette vermine ?
— Il t’est facile de dire ça ! Tu as une armée, les gens craignent ton nom ! Moi je n’ai qu’une poignée de chevaliers qui ne font que de se battre entre eux, et des pauvres paysans munis d’une pique qui détaleront à la moindre effusion de sang !
— J’aurais volé à ton secours.
— Même toi, tu n’aurais pu leur faire face. »

L’atmosphère devint aussitôt pesante, et Edmond regretta ses mots. Irriter Alexander était la dernière chose qu’il souhaitait. Il en vint même à se demander si le seigneur Wiern était réellement son ami, les années semblant l’avoir drastiquement changé.

« Il est temps de clore la discussion » trancha-t-il, d’un air qui ne donnait pas envie de contester. Alexander Wiern n’était pas homme qui aimait à se répéter.

Ils arrivèrent enfin face à l’horlogerie. Sa grande porte de chêne était close, comme à l’accoutumée. Un crâne presque effacé était sculpté sur la pierre qui surmontait l’encadrement de l’entrée. Il regardait de ses orbites creuses, et ça depuis des siècles tous ceux qui s’attardaient sur le parvis. Un aubépinier dominait l’endroit, projetant son ombre tachetée d’or. Simon, le mitharo de Cenelle se reposait contre son tronc. La lumière frémissait contre son crâne chauve, au gré du vent.
Alexander toussota pour le réveiller. Edmond lui aboya dessus, et le pauvre prêtre sursauta.

« Messire, je suis désolé, la chaleur m’a assoupi ! » Il s’inclina tout en repassant sa bure grise. Edmond roula des yeux.
« Le seigneur Alexander désire que tu lui entourloupes la tête avec tes sornettes. Encense-moi cet endroit ! »

Le vieillard se leva aussi vite que ses vieux os lui permettaient, et s’empressa d’ouvrir les lourds battants de la porte. Alexander lui tournait le dos. Il fallait qu’il lui dise. Lui dire l’horrible vérité. Alexander ne lui pardonnerait pas, il le savait. Contrairement à ce qu’Edmond prétendait, Sire Thomas Millepertuis ne ramena jamais la tête qu’il était parti cueillir. Jamais même Sire Thomas Millepertuis ne revint de sa mission. Comme le seigneur Wiern pénétrait l’enceinte, Edmond le héla.

L’action sembla se dérouler au ralenti. Alexander tourna lentement la tête dans sa direction. Alors les mots franchir sa bouche :

« Ildibad est en vie, et je sais où il se terre. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 17:20:41

https://www.noelshack.com/2016-33-1471360687-domitille2.jpg

Domitille, fille aînée du seigneur Edmond Aubépine, née le onze Janvier mille sept, de modeste taille et joli minois, boucles au coloris châtain, yeux de même, peu velue, généreuse de gorge, forte dot - Registre des nobles de Mortefange.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 19:56:09

LA MARQUE

CHIMÈNE

Sa bouche était pâteuse et sa tête la lançait. La paille qui lui tenait lieu de couche lui cassait le dos et des brindilles lui piquaient la peau. Les voix s’étaient tues, le silence ayant laissé place à une sensation de malaise. Une migraine atroce l’assaillait de toutes parts, lui torturant les méninges avec mille lames brulantes et aiguisées. Des sueurs froides ruisselaient le long de son corps, empoissant sa chemise et la faisaient grelotter. L’endroit glauque suffoquait dans l’obscurité, une lumière tamisée ne parvenant qu’à dévoiler les reliefs de la pièce. Des tonneaux coupés en deux puis retournés servaient de table. Un bric à braque d’outils chirurgicaux y reposait, et elle aperçut même une scie encore tachée d’un sang brunâtre. Le pire restait l’odeur. Une odeur de mort, une odeur de putréfaction et de bois chaud. Elle se leva, mais fut aussitôt prise de nausée. Chimène dégobilla, une crise de violents hoquets frappa sa poitrine. Son estomac la brûlait, et sa chemise de lin maculée de vomi. Les yeux bouillant de larmes, elle regagna sa paillasse. Elle n’avait aucune idée d’où elle se trouvait. Quant à Jacob, que faisait-il ? Il avait promis de revenir la chercher.

Soudain, un bruit. Quelqu’un arrivait. Elle se redressa. L’homme était grand, mais surtout très large. Chauve, son nez s’allongeait sur toute sa figure, épaté. C’était celui qui s’appelait Germain.

Une drôle d’expression passa sur son visage quand il la vit debout.

« Ah, tu es enfin levée ! »

Elle eut un mouvement de recul. L’homme s’approchait. Elle bondit hors de la couche, et se rattrapa tant bien que mal à une table. Tous les outils se répandirent au sol dans une cacophonie de ferraille. Germain regarda d’un air désolé la pagaille que la jeune fille accrochée à son tonneau comme un naufragé dans une mer fougueuse causait.

Il continua sa progression scabreuse à travers le capharnaüm de la pièce. Chimène était aux abois. La voyant qui commençait à s’agiter de nouveau, il tenta de l’apaiser :

« Petite, calme toi, tu vas te blesser. » Il regarda la mare d’immondice qu’elle avait faite.

« Tu dois manger quelque chose. »

Son estomac était tellement retourné qu’elle douta que le moindre aliment ne franchisse son gosier. Il s’approcha d’elle, un bol de bois en main. La mixture semblait être prête depuis quelques heures au moins. D’un aspect grisâtre et grumeleux, la bouillie n’appâtait pas vraiment.
Germain s’accroupit auprès d’elle, et lui demanda :

« Comment-tu t’appelles ?
— Chimène, répondit-t-elle faiblement, d’une voix rendue rocailleuse.
— Tiens, drôle de nom… »

Il lui donna le bol, et un petit sourire imperceptible se dessina sur les lèvres de la malade. Elle renifla d’un air suspicieux. La gaude était froide et gluante, et n’avait pour goût que celui des larmes. Grimaçant en avalant, elle se souvint alors subitement de Jacob.

« Où est-il ? » paniqua-t-elle, jetant des regards en tous sens, dans l’espoir de le voir surgir.

Un pli soucieux se dessina sur le front de Germain.
« De qui parles-tu ?
— Jacob, je lui avais dit qu’on devait rentrer, mais il ne voulait pas m’écouter et puis… »
Il lui couvrit la bouche de sa main pour la faire taire.
« Shhh. Calme toi… » l’apaisa-t-il. Il retira sa main pour lui replacer une mèche de cheveux.

« Où suis-je ? gémit-elle. Qui êtes-vous ?
— Tu es chez le seigneur Ildibad. Je m’appelle Germain, de la maison Croûtepain.
— On est toujours dans la forêt ? s’enquit-elle.
— Oui. Nous avons construit notre ville ici, répondit-il comme s’il expliquait quelque chose à un bambin.
— Et les feux-follets ? s’inquiéta-t-elle. Personne ne vit dans la forêt, c’est elle ! Vous êtes comme elle !
— Comme elle ? Mais tu perds la boule ou quoi ? T’as dû te prendre un sacré coup sur le crâne… »

Chimène sentit le rouge lui monter aux joues. Elle se comportait comme une imbécile. La femme ne devait y être pour rien. Elle avait été si réconfortante… mais elle l’avait abandonnée, comme Jacob avant elle. Elle se mit à pleurer. Cela la soulagea, le poids de la fatigue et de l’incompréhension semblant s’évacuer avec les larmes.

La pièce s’illumina le temps que quelqu’un ouvre la porte dans un grincement sinistre. Le nouvel arrivant était sec, aux traits crochus. Une barbichette taillée en pointe pendait de son menton. Il porta son regard sur Chimène, et après quelques secondes déclara :

« Je vais prévenir dame Déotéria qu’elle est réveillée. »

Alors qu’il allait disparaître, Germain le héla :

« Alaric ! Non ! Elle est encore faible, elle doit se reposer.
— Pas mon problème, grommela-t-il. Les ordres. »

Germain souffla d’agacement tandis qu’Alaric disparaissait. Il lança une chemise propre à Chimène, et lui ordonna de se changer. Une fois le linge en main, elle s’arrangea pour se cacher au mieux derrière un tonneau. Germain lui donna ses souliers, ainsi que sa robe. Ses cheveux étaient graisseux et emmêlés, ses yeux rougis, et un bleu profond lui cernait les yeux. Sa peau paraissait si pâle…

« Où va-t-on ? demanda-t-elle, inquiète.
— Nous t’amenons à dame Déotéria, la sœur d’Ildibad. Ne parle que si tu es sollicitée, et ne mens pas.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
pleurnicha-t-elle. Je veux rentrer chez moi.
— Un peu de courage. Ils ne te feront pas de mal. Normalement. » dit-il, en finissant de lui lacer le buste.

« Tu peux marcher ? »

Elle tenait difficilement debout, assaillie de vertiges

« Je pense que j’aurai besoin de votre main. »

Il lui prit ses petits doigts dans sa grosse paluche. La lumière du jour agressa ses yeux, et elle mit un certain temps à s’habituer à l’éclat solaire, titubant aux côtés de Germain, qui la guidait, comblant sa cécité.

De tout ce que Chimène s’attendait à découvrir dans la forêt de Brume parmi toutes sortes de vampires, loups garous et fantômes, jamais elle n’aurait imaginé y trouver une véritable petite ville. Partout, entre tentes de toiles et cabanons, moult gens s’affairaient à tisser, fabriquer des flèches, raccommoder toutes sortes d’objets. Des enfants chahutaient dans les girons des femmes qui transportaient divers vivres au travers du camp. Quelques hommes s’entrainaient au combat, le bruit d’un marteau fracassant l’acier sur une enclume leur donnant la pulsation, accompagné par le chant strident d’une meule à affuter.

Une grande table rectangulaire avait été placée au centre de la tente, et de nombreux rouleaux de parchemins s’étalaient parmi les fruits et les gobelets d’argent, vestiges de la richesse des Ebroïn. Au bout de la table, le seigneur Ildibad arborait une drôle d’allure. Son vêtement, fait de soie pourpre était agrémenté d’un col de plumes de cygne. De nombreux hommes l’entouraient, portant soit les couleurs de leur seigneur, soit l’or et l’argent Croûtepain, le sinople et le gueules Merrick, soit l’ébène et vert Arthis, ou l’or et sable Melian.

Alaric attendait dans un recoin de la tente, l’ombre couvrant partiellement son visage. Germain exerça une pression sur l’épaule de Chimène afin qu’elle ployât le genou. Elle n’osa pas croiser le regard de ces hommes, et garda les yeux rivés sur le plancher. Au bout d’un moment, Germain lui donna un discret coup de pied pour qu’elle se relève. Elle tremblait de peur. D’un mot, ces hommes pourraient la faire tuer. Ou pire. La laisser seule en forêt.

« Quel est ton nom ? » demanda le jeune seigneur. Elle fut prise de mutisme. Aucun son ne sortait de sa bouche, si ce n’est qu’un faible souffle. Sa gorge semblait s’être pétrifiée.
« Êtes-vous sourde ? s’impatienta un homme vêtu de rouge.
— Elle s’appelle Chimène, répondit à sa place Germain.
— D’où vient-elle ? » demanda un homme aux cheveux blancs, et au visage balafré, assis juste à côté d’Ildibad. Le dépit s’installa sur la face du colosse.
« Je l’ignore, sire Evrard.
— Renvoyez là dans la forêt, qu’on en finisse ! » trancha un homme qui portait des épaulières rappelant les ailes d’une chauvesouris. A l’évocation des bois, Chimène retrouva la parole.
« Pitié, non ! Je viens de la Vaupalière, un bourg près de la forêt de Brume, ne me renvoyez pas dans ces bois, je vous en supplie ! »

Elle était tombée à genoux, ses poumons pompant avec difficulté l’air. Les mains jointes, elle leur adressait sa prière. Les seigneurs se regardèrent, l’air dubitatif.

« Sais-tu pourquoi tu es là, Chimène ? demanda finalement Ildibad.
— Non, je ne sais même pas où je suis… dit-elle, pathétique.
—Je suis le seigneur Ildibad Ebroïn, seigneur légitime de Neufcâstel et de Havrepré, gouverneur de la forêt de Brume. Tu es dans mon domaine. Ce camp est tout ce qu’il me reste depuis que les parjures Wiern et Aubépine m’ont usurpé mes terres. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 19:56:24

Dans une alcôve, un cygne qu’elle n’avait pas remarqué siffla. L’animal se pelotonnait à la manière d’un chien dans son panier. Il se leva et alla se camper sous la main d’Ildibad qui le caressa.

« Messire, il n’est surement pas prudent de dévoiler tout ça à une inconnue, objecta l’homme qui avait voulu la renvoyer dans la forêt.
— Sire Gawen, contestez encore une fois mes choix en public, et c’est de votre langue que je nourrirai les porcs, l’éconduit Ildibad, impérieux.
— Mes excuses, messire.
— Tu dis venir de la Vaupalière ? » demanda une femme. Chimène reconnut en elle les traits du seigneur Ebroïn.

« Oui.
— Tu n’es pas sans ignorer que tu es notre ennemie, dans ce cas ? reprit Déotéria.
— Je ne suis qu’une paysanne, je comprends rien à vos histoires de seigneurs, je vous jure que je ne vous ferai jamais de mal ! » plaida-t-elle.

Ildibad parut attendri, et même Gawen sourit. Cependant, Alaric sortit de l’ombre.

« Si vous permettez ? » questionna-t-il. Ildibad lui accorda la parole d’un signe de tête. « Elle prétend être paysanne, mais le tissu de sa robe est d’excellente qualité, les couleurs ne sont même pas délavées. Nous avons soit affaire à une menteuse, ou à une voleuse…
— Il dit vrai… constata l’homme en rouge.
—Voyons, pas de précipitations Regan, elle doit sûrement avoir une explication ? » demanda Ildibad.

Sentant le poids de tous les regards sur elle, Chimène déglutit et bafouilla :

« Mes parents possèdent encore quelques richesses, comparé aux autres paysans. Mon nom est Azalée… mais je vous promets que je n’y suis pour rien, je n’ai jamais vu le seigneur qui vit de l’autre côté de la rivière. Je le hais même ! Il a pris mes frères dans son armée ! Laissez-moi vous servir, sinon je mourrai seule en forêt ! »

Evrard, le balafré s’enfouit son visage dans la paume de sa main, tandis que Gawen soufflait son ennui. Un air satisfait irradiait la face d’Alaric.

« Sire Eloïck, vous qui connaissait bien Mortefange, j’imagine que vous pourrez clarifier la situation ? »
Un homme qui n’avait pas encore parlé, portant la livrée Croûtepain se leva. L’âge semblait l’avoir rattrapé : une épaisse tignasse blanche fleurissait sur son crâne, tandis qu’une barbe touffue avalait son visage ridé.

« Il n’y a rien à craindre d’un Azalée, messire. Il y a longtemps que leur maison est tombée dans l’oubli, et je peux vous assurer qu’aucun d’eux ne mena d’hommes contre votre père.
— En tirions-nous une bonne rançon ?
demanda Ildibad, tout en fixant la jeune fille.
— Que nenni mon seigneur. Une chèvre ou quelques pourceaux tout au plus. »

— Fort bien ! Ildibad claqua des mains d’un air satisfait. Elle restera parmi nous, ou quittera ce camp les pieds en avant. Quel âge as-tu, Chimène Azalée ?
— Dix-sept hivers, messire ». Nerveuse, elle tirait sur ses mèches rousses.

« Je vais répéter ma question. Sais-tu pourquoi tu es ici ? »

Elle secoua négativement la tête.

« On dit, Chimène, que tu possèdes une étrange marque dans ton dos. On dit même qu’elle aurait des propriétés… magiques. » Il insista sur le dernier mot, mais son expression restait sceptique.
Chimène fronça les sourcils, complétement surprise. C’était bien la dernière chose à laquelle elle s’attendait de la part de ses ravisseurs, ou de ses sauveurs, selon le point de vue. Une marque magique dans son dos ? Elle l’aurait quand même remarquée. Face à son expression interloquée, Ildibad se tourna vers sa sœur, Déotéria.

« Elle n’a visiblement pas l’air au courant, j’espère que tu ne m’as pas fait perdre mon temps. » Il était blasé.

« Ildibad, je l’ai vu de mes yeux, cet homme peut confirmer ! dit-elle en désignant Germain.
— Oui pour sûr monseigneur ! » s’empressa-t-il d’ajouter.

Chimène les dévisagea à tour de rôle. Elle ne soutint pas longtemps le regard vert pénétrant d’Ildibad, ni celui bleu et sauvage de Déotéria. Elle chercha du réconfort auprès de Germain. L’homme était franchement laid, maintenant qu’elle le regardait pour de bon. Tout était large chez lui, sa mâchoire, son front, son nez...

« Déshabillez-la donc… ordonna Ildibad, qu’on en finisse. »

Elle eut un mouvement de recul et se stoppa au contact du colosse. Elle sentit les doigts boudinés de Germain triturer ses lacets, délivrant l’étoffe de ses atours qui tombèrent au sol, puis il lui baissa sa chemise jusqu’à la taille. Elle cacha sa poitrine en croisant les bras, toute rouge de honte à se retrouver à moitié nue au milieu d’inconnus. Le soldat infirmier la fit pivoter de façon à exposer son dos au jeune seigneur. Toute l’assemblée poussa un hoquet de surprise.

« Par Ingegarde ! Tu ignorais que tu portais ça dans ton dos ? S’éberlua Ildibad.
— Mais je ne comprends pas ! j’ai rien dans mon dos, je suis juste une bergère de Mortefange ! »

Les larmes commençaient à perler au coin de ses yeux.

« Nous ne sommes pas ici pour te faire une farce, petite, commença Déotéria, vas constater par toi-même dans le miroir. »
Chimène s’avança, toute tremblante vers une grande plaque de chrome posée au fond de la pièce. Des nervures cerclaient la surface cuivrée, Elle tourna la tête et constata à son tour sa marque, qui prenait en taille la moitié de son dos, s’arrêtant aux tâches de rousseurs de ses épaules. Tels une monstrueuse araignée, les pigments d’un bleu glacial d’hiver s’enroulaient sur eux-mêmes en une spirale rappelant les étoiles lors d’un ciel d’été. Elle tordit son bras afin de toucher la marque. Elle essaya de l’attraper et de l’arracher, comme une vilaine peau morte encombrante. Constatant que ses interrogateurs attendaient qu’elle parle, elle bredouilla :

« Je n’avais pas cette marque avant, je sais pas ce que c’est, mais j’ai peur.
— Bon, fit Déotéria, déçue, si tu n’as rien de plus à nous apprendre…
— J’étais avec mon cousin, dans la forêt, j’avais pas la marque j’en suis sûre, puis ensuite on a trouvé cette vieille bâtisse, et cette statue qui faisait de la lumière, puis ensuite on y a touché, puis là. »

Elle avait parlé très vite, paniquée qu’on lui fasse du mal. Comme Ildibad se levait pour se rapprocher d’elle, Chimène remit sa chemise en place. À sa surprise, le seigneur lui sourit :

« Je te crois. Mon précédent échanson était un incapable qui renversait à chaque fois mon vin. Tu n’as sûrement pas le courage d’affronter des batailles, mais je pense que tu viendras à bout des cruches qui peuplent cette tente. »

Alors le cygne se mit à trompeter, comme s’il riait de la boutade de son maître.

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:06:31

https://www.noelshack.com/2016-33-1471370306-edmond3.jpg

Le seigneur Edmond Aubépine, né le douze Novembre de l'an neuf cent quatre vingt sept, Seigneur de Cenelle et de Mortefange.

Message édité le 16 août 2016 à 20:06:54 par LePerenolonch
LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:20:34

LA CÉRÉMONIE DES ENGAGEMENTS

KARL

Le chant paisible d’une mésange berçait ses oreilles. La chambre qui lui avait été assignée se trouvait tout en haut du donjon. Elle n’était pas aussi luxueuse que la sienne à Fieramont, mais rien ne lui manquait. Un grand lit à baldaquin, les rideaux cousus aux couleurs des Aubépines, orange et sable au matelas de plumes l’accueillait chaque soir. Les draps et pots de chambre étaient changés tous les jours, et il y avait même une petite glace dans laquelle il pouvait se mirer à loisir. Il avait trouvé plusieurs berlingots de lavande qui diffusaient leur douce odeur.

Ces derniers jours, il avait passé la plupart de son temps à la chasse avec son père et le seigneur Aubépine, ramenant sangliers, cerfs, perdrix et même un ours. Tout ce gibier était ensuite cuisiné et servit lors de festins succulents, accompagné des notes des rhapsodes et des jongleries des bouffons : bolas enflammés, poignards, torches…
Il était évident que les mortefangiens faisaient des pieds et des mains pour répondre à leurs moindres caprices, et tentaient de leur en mettre plein la vue. Surement que le château n’avait jamais connu propreté pareille. Les latrines avaient été récurées et jonchées de fleurs séchées, les mendiants chassés de l’enceinte des murailles. Chaque carreau de chaque fenêtre laissait parfaitement apparaître l’extérieur, et on pouvait presque contempler son reflet dans le sol.

Comme le voulait la coutume, il n’avait pas revu Domitille depuis leur première rencontre officielle. D’ici quelques heures, lors de la cérémonie des engagements, ils pourront alors se jurer à chacun fidélité. Les mariages se déroulaient en trois temps. Tout du moins chez les nobles. Les petites gens ne souciaient guère d’être unis sous le regard des dieux, sachant pertinemment que ces dieux ne se préoccupaient pas d’eux.

Premièrement, lors de la Rencontre, les époux échangeaient leurs noms. Ensuite, on veillait soigneusement à ce qu’ils ne se croisent pas pendant une quinzaine, afin de faire monter l’envie de se revoir. Avait alors lieu la cérémonie des engagements, une semaine avant celle de l’union, scellant définitivement le mariage, jusqu’à ce que l’un des époux décède.

« Es-tu sûr de vouloir revêtir ton armure pour la cérémonie ? » lui demanda Damian en lui fixant son épaulière.

Âgé de quinze ans, le jeune Pergament se dévouait entièrement dans sa qualité de serviteur. Il complétait son apprentissage pour devenir chevalier au service de Karl. Il en était de même pour Paul, son cadet d’un an. Tous deux débattaient afin de décider quelle tenue irait le mieux au futur marié. Damian préconisait des atours plus légers, à cause de la chaleur qui sévissait. Paul, à l’instar de Karl privilégiait l’armure, prétendant que le port de la plate imposait le respect.

« Je me sens nu sans elle, répondit Karl.
— Il vaudrait mieux garder l’armure pour votre Union, la cérémonie dure plus longtemps. Ce serait comme du gâchis de la porter maintenant, et ton père t’a fait parvenir trois tuniques neuves ce matin, ne le frustre pas.
— C’est vrai, il en rogne depuis notre arrivée … » admit Paul.

En rogne… c’était peu dire. Jamais Karl n’avait vu son père aussi furieux. Il avait tapé son poing contre la grande salle, déserte à cette heure, et avait tempêté :

« Dix années que tu savais, et tu n’as rien fait ! Imagines-tu seulement les
conséquences de tes mensonges ?»

Il n’avait même pas laissé Edmond répondre, et s’était retiré dans ses appartements. Il n’en était ressorti que le lendemain matin, alors que le soleil n’avait même pas encore fait s’évaporer la rosée, une pile de lettres sous le bras. Le seigneur Edmund Pergament, le père de Damian et Paul, avait été tiré du lit, sommé, lui et ses hommes de regagner Felseweise sur le champ. Il avait pour mission de monter l’ost et de ratiboiser la forêt de brume afin d’en chasser les mécréants.

« Soit, allons-y pour la tunique… » soupira Karl.

Il choisit celle au justaucorps de cuir, sur lequel avait été cousu un loup d’argent. Damian sortit une petite lame et s’attaqua au poil de sa joue.
« Tu es sûr de ce que tu fais ? s’inquiéta le jeune seigneur. Je ne souhaite pas être balafré pour la cérémonie.
— Ne t’inquiète pas, elles en seront toutes folles, testé par la maison ! se vanta-t-il.
— Mais tu n’as même pas de barbe ! » se gaussa son frère, qui observait par la fenêtre les collines qui se dessinaient à l’horizon.

Damian lui lança un regard assassin et retourna à sa besogne. Il retira les derniers poils de la joue de Karl quand Paul attira l’attention.
« Venez voir ! sire Martin s’en va. »

Effectivement, tel des petites figurines de bois peint, une centaine de cavaliers, portant haut les oriflammes se dirigeaient vers le Groin du Porc, une ville portuaire à l’est d’ici. Y résidait sire Hellébore, et sous les consignes de son père, Martin allait lui faire réengager ses serments.

« Il sera revenu pour l’Union, si cela t’inquiète, le rassura Paul.
— Je ne m’en inquiète pas. Martin tient beaucoup à sa sœur.
— Ce n’est pas tout ça, mais moi je me négocierai bien une des filles Aubépine ! » déclara Damian en baillant.

Karl haussa les sourcils, tandis que Paul éclatait de rire.

« Tu n’auras rien du tout, avec ta sale face de rouquin ! »
Damian gonfla la poitrine, et fit mine de se ruer sur son frère.

Avant que le jeune écuyer n’ait eu le temps de faire quelque sottise, Karl lui suggéra :

« Eh bien, tu n’as qu’à demander la permission à mon père…
—Non merci, ça ira… dit le jeune homme, complétement refroidi. »

Lorsqu’ils sortirent, ils découvrirent la cour déserte, hormis un chien qui errait, sans but apparent. Toute la populace s’était retirée dans les jardins, un grand parc intramuros. On y accédait par une poterne dont l’entrée était camouflée par un rideau de lierre. Les deux écuyers se mirent de part et d’autres de l’alcôve de pierre et écartèrent le mur végétal. La foule se scindait en deux et formait une allée d’honneur, conduisant à un cenellier millénaire. L’arbre, en fruit, étendait ses branches et l’on se sentait écrasé par sa taille. On le disait le véritable seigneur de Cenelle, et il fallait vraiment le voir pour se rendre compte de sa magnificence.

Des jeunes filles, amies et confidentes de la mariée avaient accroché sur ses branches les plus basses des couronnes de roses blanches. Pareilles à de petites poupées opalines dans le lointain, elles se tenaient en ligne, les mains jointes chacune sur un bouquet. Une foule de couleur ressortait de la foule, moult badauds et curieux se massaient sur les abords du chemin. Damoiseaux et damoiselles, manants et bourgeois vêtus de surcots et de bliauds multicolores.

Le chemin jusqu’à l’arbre cœur était long, et Karl se sentit gêné par les centaines d’yeux rivés sur lui. Il bomba le torse, une main sur la garde de son épée, et imita la démarche assurée de son père. Un pas après l’autre, chacun plus difficile sous la pression des regards. Il faisait de son mieux pour rester calme et ne pas accélérer, tentant de se convaincre lui-même qu’il arpentait seul le parc.

Enfin, il fut couvert par l’ombre du cenellier. Son père, aux côtés d’Edmond le regardait, comme s’il évaluait chacun de ses mouvements. Les sœurs cadettes de Domitille faisaient partie des demoiselles d’honneur. La grasse Sarah, Louise la décharnée et les deux petites, Jeanne et Léonie. Comme le voulait la coutume, il s’arrêta. L’acier chanta lorsqu’il tira son épée au clair, la brandissant haut.

« Je jure devant tous les dieux et ceux qui sont morts que jamais je n’userai cette épée, ni autre violence contre ma dulcinée. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:20:46

Une fois les saintes paroles prononcées, il la planta dans le sol et exécuta la génuflexion. Alors la mariée arriva de derrière l’arbre, chevauchant un magnifique palefroi argenté. On avait tressé les crins de l’équidé, de façon à ce qu’ils tombent en une épaisse natte sur son encolure. Le minois recouvert d’un léger voile de gaze, la tête de Domitille était cerclée d’une couronne de roses blanches. Sarah et Louise saisirent la bride d’or et firent s’assoir le cheval, permettant à la jeune femme de descendre sans froisser sa robe. Ses pieds nus foulèrent le sable du sentier et elle s’avança, un grand sourire aux lèvres.

Karl, laissant son épée, la rejoignit, et ils récitèrent d’une même voix :

« Ainsi, mon âme nue aux regards des dieux et de ceux qui sont morts, je jure que cet être sera ma moitié, et que jamais je ne le trahirai, dussé-je donner ma vie pour lui et ma progéniture. »

Alors Karl sortit de sa tunique le ruban cérémonial, brodé aux couleurs de sa maison, argent et sinople. Domitille fit de même avec le sien. Hachuré d’orange et de noir, elle y avait cousu elle-même les petits crânes du Grand Horloger. Ils se les échangèrent, jurant ainsi de les garder jusqu’à la cérémonie de l’Union, où ces rubans les lieront.

Il la dépassait d’une bonne tête. Plongeant l’émeraude de ses yeux dans la noisette des siens, il eut soudainement envie d’embrasser sa bouche lippue, et de plonger son nez dans sa chevelure châtaigne… Y humer la cannelle qui parfumait ses cheveux, dont seules de légères effluves parvenaient à lui. Il devrait encore faire preuve de patience. Les époux n’avaient droit à la chair qu’une fois la cérémonie de l’Union finie. En attendant, ils devaient se recueillir durant une semaine de prière, chacun entouré de leurs proches.

Il la sentit qui agrippait ses doigts aux siens durant l’échange des étoffes. Elle se mordit la lèvre inférieure, soutenant son regard. Ses lèvres se décrispèrent aussi rapidement que ses yeux s’ouvrirent d’effroi, et la foule se mit à crier d’horreur.

Karl pivota rapidement. Les cheveux au diable, hurlant comme un dément, un homme se ruait sur lui, sa propre épée menaçant sa vie. Il se jeta sur le côté, évitant de justesse l’acier qui l’aurait tranché en deux. Il aperçut sire Tobias qui s’élançait, épée dégainée, mais il était si loin… L’assassin réattaqua de plus belle, mais fut stoppé par Damian, dans un plaquage aussi héroïque que stupide. Le sicaire le repoussa d’un coup de pied et lui tissa une large rayure écarlate sur le surcot. Grimaçant, l’écuyer rampa loin du carnage, se tenant le ventre, le sang dégoulinant d’entre ses doigts crispés. Domitille hurlait. Les gardes approchaient, mais, entravés par la foule aussi curieuse que tétanisée, n’arrivaient pas à passer au travers. Karl recula, ne perdant pas des yeux l’agresseur. Dans sa grande hâte, il tordit sa cheville et mordit la poussière. L’homme se retrouva rapidement au-dessus de lui. La lame pointée haut dans le ciel, reflétant le soleil menaçait de s’abattre. Karl ferma les yeux, adressant une dernière prière. Soudain, un mouvement. Un éclair d’or et de gueules percuta l’assassin, et Charles Millepertuis attrapa la lame à pleines mains. Des petits filets d’écarlate coulèrent le long de ses bras. Hurlant de douleur, le chevalier arracha l’épée des griffes de l’homme, et d’un revers net et précis, raccourcit le bougre. Le corps tomba dans le sable, pris un court instant de convulsions.

Chevaliers, gardes, seigneurs, tous arrivèrent l’instant d’après. Si Damian et Charles n’étaient pas intervenus, il aurait été trop tard. Qui était l’homme ? Karl regarda la tête, qui voguait en solitaire sur le sable chaud. Le coup de sire Millepertuis n‘avait pas tranché au niveau de la gorge, mais plus haut, emportant une bonne partie de la mandibule et de la bouche. Cependant, on discernait bien des yeux d’un marron vase, et un nez crochu. Des cheveux bruns couvraient le tout.

La foule acclamait Charles, mais ce dernier ne semblait pas partager l’ivresse générale. Il contemplait sans bouger ses mains meurtries. Le mitharo, Simon, l’emmena à l’écart pour examiner les plaies. Karl aurait bien souhaité le remercier, mais déjà on s’assurait de son état. Son père l’étreignit, tandis qu’Adrian, son petit frère s’inquiétait de Damian, qu’on avait transporté sur une civière. On disait qu’il survivrait.
Edmond aboyait des ordres en tous sens, et Iseut, la mère de Domitille, ainsi que ses damoiselles d’honneur donnaient des embrassades rassurantes à la jeune femme.

Sire Tobias Blomst se dirigea vers le seigneur Wiern.

« Sire, j’ai trouvé ceci sur le corps. C’est assez perturbant. »

Alexander se saisit du parchemin. Ses doigts, encore tremblants sous l’émotion défirent le sceau, qui était vierge. Il parcourut les lignes, la déconfiture envahissant son regard. Il passa le parchemin à Edmond, qui lut à voix haute :

« Nous sommes l’armée des ombres.
Tremblez, avant que ne se lèvent des ténèbres le fruit de vos crimes
Nous sommes les murmures de la mort
Qui susurre son souffle glacial sur votre nuque.
Vous avez engendrés les enfants de vos démons … »

Aucun ne réagit. Les mots résonnaient dans la tête de Karl, tel l’écho d’un millier de spectres se lamentant. Tout son corps fut pris de frissons.

« C’est Ildibad. Ce ne peut être que lui, dit Alexander, la voix rendue sourde par le choc.
— Ils sont plus l’ombre d’une armée que l’armée des ombres ! rugit Edmond. Mais je leur montrerai moi, à qui ils ont affaire ! »
La rage semblait l’avoir fait tripler de volume. Il serrait les poings sur le vide, les balançait à des ennemis invisibles.

« J’ai laissé cette vermine tranquille pendant des années, et les voilà qui tentent
d’assassiner mon gendre ? »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:25:51

AU SERVICE DU SEIGNEUR ILDIBAD

CHIMÈNE

Chaque matin, elle se présentait, vêtue de sa nouvelle tunique devant la tente d’Ildibad avant que ne vienne l’aurore. Elle s’assurait que son seigneur brisait bien son jeun, ripaillant de volaille et de pois, ce dont il raffolait. Elle prenait bien garde qu’une coupe de vin de framboise soit également à portée de sa main, pour qu’il puisse être servi dans l’instant où il la réclamait. Souvent, Barthélémy, le cygne du seigneur lui crachait dessus quand elle lui donnait son pain. Cela faisait beaucoup rire Ildibad qui ne se lassait pas de la voir s’évertuer à ne pas se faire pincer les doigts. Le seigneur venait presque à oublier qu’elle n’avait pu donner de réponses satisfaisantes sur sa marque. Elle s’efforçait de ne pas lui déplaire, mais bien souvent, elle n’était pas aussi efficace qu’elle ne l’aurait souhaité. L’amour ne la motivait en rien, de même que la fidélité, uniquement sa volonté de rester en vie. Ildibad ne semblait pas être homme à tolérer la contrariété. Ainsi, dès qu’il s’absentait pour sa visite quotidienne du camp, elle devait changer la jonchée de la tente. Cela impliquait de charrier de grandes brassées de lilas et lavandes, et toujours quelques brins venaient s’égarer sur son passage. Une fois le sol propre et odorant, elle s’occupait de remplacer les chandelles, et si celles-ci n’étaient pas trop usées, de les redistribuer aux soldats. Ensuite, elle apportait la literie d’Ildibad aux lessivières, la troquant contre des draps frais.

Durant ses allers-retours à travers le camp, elle avait constaté qu’une bande de gamins d’à peu près treize ans ennuyaient les autres enfants et certaines jeunes filles. Étrangement, les garnements ne lui avaient jamais cherché noise, et elle en avait déduit que sa nouvelle tunique n’y était pas pour rien. Cela n’avait cependant pas empêché les godelureaux de la taxer de regards hostiles. Passé par-dessus sa chemise de lin, l’habit de cuir souple avait une couleur pourpre. Un écusson représentant les armoiries Ebroïn, deux plumes d’argent croisées sur champ lila. Il était cousu au niveau du cœur.

L’après-midi, Ildibad avait coutume de recevoir les chevaliers les plus importants du camp comme sire Eloïck Croûtepain. Il y avait aussi Regan Merrick, parfois accompagné de ses fils et jumeaux, Jordhan et Dohan, qui avaient l’âge de Chimène. Cependant, ses visiteurs privilégiés étaient Déotéria, sa sœur, et Evrard Arthis, qui semblait bien porter son blason, l’ours noir sur champ sinople. L’homme, taciturne à souhait, le visage parcouru de cicatrices rosâtres passait beaucoup de temps, passif, à écouter ce qui se disait. Une fois les chevaliers partis, Evrard n’avait aucun scrupule à remettre Ildibad à sa place, et aussi surprenant que ce fût, le jeune seigneur n’y trouvait rien à redire.

Chimène s’était vite rendu compte que c’était d’Evrard que les ordres d’Ildibad venaient, quand il ne les donnait pas lui-même. Ildibad avait le nom, Evrard les compétences. Dans tout cela, Chimène faisait son mieux pour paraitre invisible, tout en laissant coupes et assiettes bien remplies. Elle tendait l’oreille, espérant ouïr une nouvelle, une phrase, une bribe de mots concernant Jacob ou ses parents, mais à chaque fois, les sujets de conversation étaient tournés sur des affaires qui l’ennuyaient. Approvisionnement, réhabilitation, entrainement …

Une fois la journée touchant à son terme, elle se traînait, croulante de fatigue jusqu’à sa tente, qu’elle partageait avec Nolwenn. C’était une grande blonde à l’air mal aimable, et elles ne s’échangeaient que des formalités. Elle avalait alors le maigre repas mis à sa disposition, puis sombrait dans les limbes.

Cet après-midi là, le soleil avait enfin pris en miséricorde les pauvres habitants de Mortefange. L’on pouvait même se surprendre à frissonner au contact de la légère brise qui faisait frémir la ramure des arbres. Chimène, à son habitude veillait à ce que les chevaliers de Neufcâstel aient à disposition leurs rafraîchissements favoris sous les claquements de becs de l’ineffable Barthélémy. Regan Merrick portait son habituel manteau criard, jurant avec ses cheveux auburn. Il discutait d’épées qu’il avait commandées, sous une fausse identité à un forgeron des Craffeux. Ildibad l’écoutait attentivement, consultant un livre dans lequel il avait pour habitude de reporter les dépenses. Evrard Arthis analysait la scène comme à son habitude.

Jordhan Merrick pénétra la tente dans une cascade d’étoffes, et posa le genou à terre. Il ressemblait beaucoup à son père, sans les rides qui lui creusait le visage. Il devait avoir les yeux de sa mère, qui contrairement à ceux de sire Regan, étaient d’un bleu cobalt. Très au goût de Chimène, qui détourna le regard.

« Mon seigneur, j’apporte une mauvaise nouvelle. »

Tous se crispèrent dans leurs sièges, et Chimène frissonna. Pourvu que rien ne fasse le rapprochement entre elle et l’annonce.

« Dis-nous…
— Un homme de notre camp… a tenté d’assassiner Karl Wiern, le jour de son mariage avec la fille aînée Aubépine. Il a revendiqué le geste sous le nom d’Ebroïn. Seigneurs Wiern et Aubépine sont furieux, et résolus à nous exterminer. »

Ildibad était devenu aussi blanc que les plumes de son col.

« Tout le monde dehors… souffla-t-il, blafard. Sauf toi, dit-il en désignant Jordhan. Et vous, sire Arthis. »

Evrard ne cilla même pas, se contentant d’observer. Comme Regan ne semblait pas décidé à bouger, Eloïck tardait à ranger ses parchemins, et Chimène ne savait pas si elle devait rester pour continuer à servir le vin, le seigneur Ebroïn rugit, hystérique :

« Je vous ai tous dit de sortir ! »

Le soleil n’avait même pas encore commencé à décliner vers l’horizon, et Chimène, ne sachant que faire, se rendit compte que son estomac gargouillait. Les rations ne seraient servies que dans quelques heures. Quelques caisses trainaient entre deux tentes, et l’une, ouverte, dévoilait son contenu. De belles et grosses pommes rouges. Il n’y avait personne aux alentours, et elle se risqua à en prendre une. Elle mordit à pleines dents le fruit, qui craqua, répandant son jus acidulé, débordant de ses lèvres et coulant sur son menton. Elle lécha goulument les bavures sucrées.

« Hep ! Toi là ! » l’apostropha un homme.

Elle sursauta tellement fort que le fruit s’échappa de ses mains, et roula dans l’humus. Un homme fin, au nez crochu et aux cheveux mi-longs lui faisait face.

« Voler de la nourriture est un grave crime, l’accusa-t-il.
— Mais… Je… » bafouilla-t-elle. Confrontée à la colère d’Alaric, elle avait perdu tous ses moyens.
« Si ça s’apprend, on te coupera la main, et elle nourrira les porcs.
—Alaric, je t’en supplie, gémit Chimène, les yeux larmoyants.

Il la gifla.

« Cesse de geindre ! Tes couinements ne m’émeuvent pas outre mesure !

Chimène caressa sa peau rougie par le coup. Elle lui lança un regard mauvais, tout en continuant de masser sa joue.
« Ah bah c’est mieux, t’es peut-être pas la fiocre que j’pensais. » Il ponctua ses paroles par une bousculade, et elle tomba au sol.

Il reprit :

« Si tu veux survivre ici, faudra qu’t’apprennes les règles. Ce n’est pas parce qu’Ildibad t’as donné une belle tunique que t’es quelqu’un d’exceptionnel. Trouve-toi un abruti du genre de Germain pour perdre ton temps avec toi, moi j’ai d’autres chats à fouetter. Au fait, faudra que tu travailles dur pour pas que je te dénonce. Suis-moi. »

Chimène se releva péniblement, encore choquée de l’agression d’Alaric. Craignant d’être punie pour son vol, elle força le pas derrière l’infirmier, qui faisait exprès d’essayer de la semer. Il l’amena dans l’hospice. La jeune fille eut un pincement au cœur quand elle découvrit que Germain ne s’y trouvait pas. Elle se sentait en sécurité avec lui.

« J’t’ai pas emmené ici pour qu’tu bailles les mouches ! »

Il lui jeta une brosse.

« Tu vois ce bac en bois ? On pouvait pas se permettre de mettre le blessé sur une paillasse, pour pas gâcher la paille. Du coup on l’a mis là-dedans. Il saignait comme jamais et ses tripes sortaient de son ventre arraché... Amuse-toi bien. » ricana Alaric avant de sortir.

Chimène ramassa l’objet et s’approcha avec appréhension du bac. Une odeur nauséabonde de sang et de décomposition lui enivra les sens. Elle eut des hauts le cœur en apercevant la croûte d’hémoglobine sur les planches. Un morceau d’organe était encore collé au bois. Des mouches volaient tout autour, moqueuses. Elle dégobilla dans le bac. Prenant son courage à deux mains, elle osa un bras dans le récipient nauséabond, et frotta. Des petits morceaux de sang séché vinrent s’incruster dans ses ongles. Des particules cramoisies se déposaient, telle une petite mosaïque dans les poils de ses bras. Elle devait retenir sa respiration, prise de quintes de toux lorsqu’elle inspirait de l’air frais.

« Chimène ! Qu’est-ce que tu fais ?

Elle se retourna et vit Germain. Elle avait des croûtes de sang sur toute la face et dans ses cheveux.

« Alaric m’a punie... avoua-t-elle en baissant la tête.
— Et de quel droit ? s’indigna le colosse.
—J’ai pris une pomme, je te jure je ne savais pas ! s’affola-t-elle, j’avais faim, et Alaric m’a surprise, battue, et m’a dit de nettoyer cette horreur. » Elle se mordit la lèvre d’appréhension.

« Il est grand temps que je cause à cet enfoiré... Lâche cette brosse et va à la rivière te laver, nous devions brûler cette caisse. Il s’est bien joué de toi... »

Message édité le 16 août 2016 à 20:27:56 par LePerenolonch
LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:27:34

Laissant Yannick et Valère à leurs agapes, elle s’arrêta écouter un rhapsode. L’homme, presqu’obèse, avait les cheveux gris, et une imposante moustache lui camouflait la bouche. Il portait les armes Arthis, comme Evrard. L’ours noir sur champ vert de chrome.

« Tu es la jeune fille que l’on a trouvée dans les bois ? Je m’appelle Éric. Veux-tu écouter la ballade d’Ingegarde ? »
Elle accepta, et le chevalier empoigna son luth.

« Oyez la formidable prédiction d’Ingegarde,
Qui sut nous avertir et guider not ’lumière,
Tandis que la nuit s’amassait aux alentours.

Hardi revenant des noyés, marqué bleuté
Il se lèvera Ebroïn, pour toi déchue.
Ta gloir’ que tu auras longuement contemplée,
Il te la redonnera, stoppant l’incongru.

Quand le brouillard aura éclipsé tes soleils
Il sera ta canne d’aveugl’, grand cygne majestueux
Tu déploieras tes larges ailes vermeilles
Et ton ombre grandiose recouvrira les cieux. »

Les dernières notes du morceau moururent, et Éric demanda : « Cela t’a-t-il plu ?
— Oui messire, répondit-elle avec politesse.
— Cette prédiction a été écrite il y a près de quatre cents ans, et jamais elle n’aurait été plus vraie qu’aujourd’hui. Ildibad aime à croire qu’il est le preux annoncé par cette fable, et il se plaît à ce que je lui joue. »

Valère revint vers elle, et l’arracha à Éric.

« Jacques veut te voir, il veut te présenter quelqu’un !
— Je ne veux pas voir Jacques ! Il est grossier… » se plaignit Chimène.

Faisant fi de ses protestations, le jeune Merrick la tira par le bras et l’attira vers l’un des feux. La moitié du cochon de lait avait été bien entamée. La première réaction de Chimène fut d’effectuer un geste de recul en apercevant Alaric, assis en tailleur. Il regardait le fond de son gobelet, maussade. Elle constata avec soulagement que Germain accompagnait Jacques. Éric les rejoignit. Un garçon d’environ son âge, décharné et d’un blond pisseux l’invita à s’assoir à ses côtés. Elle vit le vieil Arthis, l’air réprobateur qui observait la scène. D’abord récalcitrante à boire de la bière, elle se sentit obligée de consommer. La boisson était moussue, épaisse et chaude, et elle se forçait à lui faire traverser le gosier. William, le jeune, prenait tout à prétexte pour entrer en contact avec elle, lui touchant ses mains, affalant sa tête sur son épaule. Ils jouaient à des jeux impliquant de boire de grosses quantités d’alcool, de dévoiler ses secrets intimes et d’oublier sa dignité. La bière devint buvable, Alaric accommodant, les câlinages de William agréables et les blagues de Yannick, drôles.

« Comme tous les villageois de tous les villages alentours, nous nous étions réfugiés à Roche-Bastion, racontait Yannick. On nous assurait qu’on ne risquerait rien dans ce castel-là. Ma mère avait flairé le coup, pas folle la bougresse. Avec quelques gens, nous décidâmes de fuir l’endroit avant l’arrivée des Aepaus. Cette forêt n’était qu’à quelques lieues, et nous nous mêlâmes à un groupe de bandits. Quand Ildibad vint à son tour se cacher, nous fûmes les premiers à l’accueillir et à lui jurer fidélité.
— À la santé d’Ildibad ! » clama William, levant haut sa choppe, répandant du liquide ambré sur Chimène. Ses compagnons de beuverie l’imitèrent, même si Éric semblait toujours hostile à trinquer avec un Hellébore.

« Et toi, Chimène, parle nous de toi », demanda Germain d’un ton bienveillant.
Elle rougit et gloussa : « Je gardais les moutons, puis un jour Jacob, mon cousin m’a emmené dans la forêt, et … je me suis réveillé ici, cette marque hideuse dans mon dos…
— Quelle marque ? interrogea Yannick.
— T’occupes, grommela Alaric. »

La discussion fut abrégée par l’arrivée de Regan Merrick, montant un palefroi alezan au regard fou, l’écume aux lèvres, naseaux dilatés et oreilles couchées. Le cavalier ne ménageait pas sa bête, et quand il lui fut donné l’ordre de se stopper, l’équidé continuait de piétiner sur place, ne sachant s’il devait poursuivre sa course endiablée. Piaffant, il craignait de se prendre une rouste par son propriétaire. Suivaient, en courant, Jordhan et Dohan, l’un d’eux tenant haut la bannière Merrick, et deux hommes d’armes. Regan mit le pied à terre, et avança d’un pas décidé vers eux. Chimène se recula, se disant qu’ils venaient la chercher. « Ils se sont lassés de moi, pensait-elle. Ils vont me renvoyer dans la forêt, et en pleine nuit … ». Cependant, c’est d’Alaric que se saisirent les soldats, et on le balança aux bottes de Regan. Ce dernier le regarda de haut.

« Tu es le frère de Médérick ? »

Alaric cracha la boue qui lui maculait les lèvres, avant de relever lentement les yeux vers le chevalier. Dans son grand manteau rouge, avec ses traits pointus, couplés à ses cheveux auburn et aux flammes qui éclaboussaient de lumière les lieux, Regan semblait comme un démon sortit des enfers.

« Ouais, grogna Alaric, se massant les reins.
— Connaissais-tu ses intentions ?
— Ses intentions… sûrement pas. Ses motifs probablement.
— Il est mort. »

Chimène ne sut dire s’il était affecté ou non. Alaric demeurait impassible.

« Il s’est rendu à Cenelle. Il a échoué dans sa tentative.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a essayé d’assassiner Karl Wiern à ses propres noces. »

Quand il entendit Wiern, toute neutralité quitta son visage.

« S’il s’avère que tu étais averti de ses projets, et que tu n’en as pas informé le seigneur Ildibad, tu perdras ta tête, menaça Regan.
— Je haïssais mon frère, nous ne nous parlions plus depuis des années, vous pouvez demander à qui vous voulez, répliqua Alaric.
— J’enquêterai, dans ce cas. J’espère pour toi que ne m’a pas pris pour une dupe. »

Il tournait les talons quand Alaric dit :

« De toute façon, Wiern, Ebroïn où Merrick, tous les mêmes. » Il cracha au sol, défiant du regard le noble.
« Plait-il ? demanda Regan, abasourdi.
— Nous autres, les gueux, nos vies vous sont bien misérables ! hurla-t-il. »

Germain s’interposa :

« Il est saoul, messire. Pardonnez le…
— Je vais bien ! Je les vois encore ! Toujours et encore ces magnifiques chevaliers vêtus de vert. Des villageois, innocents, qui grattaient la terre pour le mauvais seigneur, sûrement. Je me rappellerai toujours du cavalier de tête. Il était grand, beau, son fier plumier vert flottait au vent, accroché à son heaume rutilant. Mais le plus fascinant, c’était sa gigantesque épée à deux mains. Le seigneur Alexander Wiern trancha mon père en deux, de l’épaule jusqu’à la taille. Le cadavre n’est pas tombé immédiatement. On a tous eu le temps de voir les deux parties du corps se séparer, puis choir sur l’herbe rougie par le sang. Et l’on vient me blâmer parce que mon frère a voulu venger mon père ?! De quel droit ! qui vous… »

Alaric fut interrompu par Regan, qui posa sa main sur son épaule.

« Je comprends, dit Regan, compatissant.
— Non ! contredit le jeune homme.
— Alaric, réprimanda-t-il. Les motivations de ton frère sont louables, mais ses actes vont causer de lourdes répercussions. Il y aura une vengeance. Nous sommes tous menacés. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:31:09

LE GROIN DU PORC

EVRARD

L’évacuation se passait sans encombre. Les sujets d’Ildibad avaient bien réagi à l’annonce, pas mécontents de quitter le camp. Dix années de vie sauvage, terrés comme des renards apeurés à l’approche des chasseurs. Peu importe la finalité, le peuple de Neufcâstel semblait revivre, revigoré d’un air nouveau. Leur seigneur, sous les conseils d’Evrard, avait décidé d’abandonner les lieux, trop exposés désormais à une attaque. On avait pris tout ce que l’on pouvait porter. Ils avaient razzié un village en lisière de la forêt. Quitte à être en guerre, autant ne pas se gêner. Les pauvres villageois n’étaient défendus que par deux miliciens loqueteux, portant les armes de sire Pivoine, un chevalier mortefangien de basse extraction. Le butin s’élevait à quelques grains, mais surtout une douzaine de bœufs et de chariotes pour y entasser tout ce qui leur serait utile. La forge et les tentes avaient été démontées, poulets et lapins mis en cage. Ils se rendaient au Groin du Porc, fief de Jules Hellébore, leur nouvel allié.

La cinquantaine de soldats portant la licorne sinople sur champ d’argent, dont William, chantaient gaiement à tue-tête leur retour chez eux. Bannières, écus et tout autre insigne permettant de reconnaître Ildibad où l’un de ses vassaux avaient été cachés dans les charrettes. Des éclaireurs venaient toutes les demi-heures faire des rapports, mais aucune troupe ennemie n’était en vue. Les hautes-herbes chatouillaient les chevilles d’Evrard, et son cheval avait d’abord été récalcitrant à pénétrer l’océan de verdure qu’étaient les plaines de Mortefange. Quelque chose allait changer. Evrard ignorait quelle tournure allait prendre les évènements. Ce n’était qu’une question de jours pour qu’Edmond Aubépine apprenne la trahison de Jules Hellébore, et encore quelques-uns avant qu’une attaque ne soit lancée. Regan chevauchait à ses côtés, et plus en retrait, Éric Arthis, un lointain parent chantait la ballade d’Ingegarde.

« Peut-être que la méthode de Médéric est la bonne, dit Regan, après un long silence.
— Que veux-tu dire ? » interrogea Evrard, sans quitter l’horizon du regard.
« Les frapper quand ils ne s’y attendent pas. Ne pas les affronter directement.
— Je ne suis pas accoutumé à ce genre de pratiques. Seuls les pirates de Calico agissent ainsi. Es-tu un pirate ? » réprimanda Evrard. Regan fit la moue.
« Les pirates sont des bandits. Que suis-je ? Juste un bandit au regard des autres seigneurs. J’ai été destitué de mes titres et de mes terres, et je suis officiellement mort depuis dix ans. Les pirates agissent sur l’eau, j’agis dans la forêt. Y a-t-il un mot pour désigner ce genre de canaille ?
— Pas à ma connaissance, répondit Evrard, renfrogné.
— Si tu crains que ton honneur soit tâché, ce n’est pas mon cas. J’utiliserai tous les moyens possibles pour me venger de ceux qui ravirent le château de mon père et de son père avant lui.
— On peut accomplir bien des choses en assassinant à tire-larigot, mais on ne peut garder un fief ainsi.
— On peut les affaiblir, reprit Regan, têtu.
— Certes, on peut. » dit-il d’un ton qui n’amenait à aucune suite pour la conversation.

« Hardi revenant des noyés, marqué bleuté, il se lèvera Ebroïn, pour toi déchue, chantait Éric.
— Ildibad se croit l’homme de la chanson. » reprit Regan. Bien que son feudataire l’agaçât, Evrard lui répondit :
« Si ce n’est Ildibad, nous avons tout intérêt à ce qu’il se pointe illico. D’ailleurs, pourquoi cela serait forcément un homme ? insinua Evrard.
— Déotéria ? devina sire Merrick. Mais pourquoi ?
— As-tu déjà prêté attention aux paroles ? Elles sont assez simples. À l’époque où Ingegarde composa ses vers, le fief de Neufcâstel s’étendait de l’océan de Saphir à la mer de l’aube. Préciser la provenance de son héros n’était pas chose anodine.
— Il n’est pas dit d’où il est originaire, contredit Regan, les sourcils froncés.
— « Revenant des noyés », la Noyeuse borde les neuf châteaux de Neufcâstel. C’est ici que naquirent les enfants de Bérenger.
—Soit, mais… Marqué bleuté ? » Ses yeux s’agrandirent de stupeur. « Evrard, et si c’était cette gamine Azalée ? »

Evrard jeta un coup d’œil à la jeune fille, qui marchait dans le sillon du palefroi d’Ildibad. Elle dépassait à peine des herbes folles. Un homme à queue de cheval lui faisait la conversation, et tous deux semblaient bien s’amuser. La fille à la marque serait-elle l’héritière d’Ebroïn ? Cela n’avait aucun sens.

« Non. J’ai une explication à cela, et qui confirme ma préférence à Déotéria plutôt qu’à Ildibad, répondit-il. Dans tous les textes et de mémoire d’homme, les Ebroïn ont les yeux verts. Sauf Déotéria. Ses yeux sont bleus.
— Tu y crois, à ce qu’a dit cet Ingegarde ? s’enquit Regan.
— Parfois, j’aimerai, avoua Evrard.
— Nous mourrons tous cet été ? » Cela ne ressemblait presque pas à une question.
« Oui. Et tu le sais tout aussi bien que moi.
— Quand le brouillard aura éclipsé tes soleils
Il sera ta canne d’aveugl’, grand cygne majestueux
Tu déploieras tes larges ailes vermeilles
Et ton ombre grandiose recouvrira les cieux. »

L’air sentait l’iode et l’algue en décomposition. De légers embruns voletèrent jusqu’à eux, leur rafraichissant le visage. Le Groin du Porc, construit sur une colline, surplombait les eaux. Les pleurs des goélands semblaient annoncer leur arrivée. La procession se démantibula, les enfants déjà courraient à la mer, retirant leurs atours dans leur course, finissant nus comme des vers, clapotant dans les vagues. Entourée d’une palissade ornée de quelques tourelles de bois, la bourgade comportait des petites chaumières. Tout au bout du chemin escarpé et creusé de profondes ornières, sur le sommet de la colline, le château de sire Hellébore siégeait parmi ses sujets de paille. La bâtisse ne payait pas de mine : de petite taille, au sous-bassement de pierre. Le reste, à l’instar des murs de la ville, était fait de bois. Le soleil déclinait dans le ciel, et les nuages se teintaient d’or et d’un camaïeu de gris coléreux.

« Une bonne pluie nous fera du bien », déclara Regan, satisfait.

Les portes du bourg s’ouvrirent, gardées par quelques soldats à la licorne. Les badauds assistaient sur le pas de leurs portes, à leurs fenêtres et balcons, curieux, amicaux ou hostiles à leur parade. On avait ressorti bannières et écus. Plumes croisées d’argent sur champ de pourpre Ebroïn ; poing sinople sur fond écarlate Merrick ; gerbe de blé Croûtepain sur leur terre nacrée ; les trois Chauvesouris Melian dans leur ciel d’or et enfin l’ours noir Arthis dans sa forêt de jade, son ours à lui. Evrard passa sa main sur son visage balafré. Il sentait les boursouflures qui lui défiguraient le visage sous ses doigts. Elles avaient été le prix de sa loyauté envers Bérenger Ébroïn.

Ce jour-là, le monde était aussi noir que les corbeaux qui ripaillaient de viscères chauds en contrebas des murailles. La pluie leur battait la face, et des éclairs déchiraient le ciel déjà tourmenté. Il y avait Bérenger, sa longue chevelure de jais au diable, sa cape qui claquait dans le vent. Son armure, cabossée, rougie de sang et noircie de suie l’entravait. La démarche de son propriétaire en était devenue boiteuse. Les plumes de cygne qui la paraient se détachaient une à une, tel un oiseau malade.

« Prends mes enfants. Cache les. » avait alors ordonné son seigneur. Son frère de cœur. « Élève-les comme s’ils étaient tiens. »

Ildibad était presque un homme fait, à quinze ans. Déotéria, quant à elle, venait de fleurir. Tous deux regardaient leur père, en larmes, bien qu’elles fussent camouflées par les propres pleurs du ciel, qui hurlait sa tristesse en voyant son fils dépérir.

Quant à Evrard, il pleurait des larmes de sang. Son visage entier se recouvrait d’écarlate, qui s’écoulait par les béances de son visage. Les chiens Wiern savaient comment contourner l’acier des heaumes.

« Que vas-tu faire ? Te rendre ? » demanda Evrard.

Bérenger tira sa lame au clair en guise de réponse. Des trompettes sonnèrent, annonçant l’arrivée des vainqueurs dans Brise-Brume. Un éclair zébra le ciel. Bérenger saisit son heaume, ailé d’argent.
« Ebroïn ne s’éteindra jamais. Adieu, mes enfants. »

Il fut tiré de ses rêveries par Ildibad, qui venait vers lui à bride abattue.

« On dit que le fils Aubépine est en route, se réjouit-il.
— Martin ? Sommes-nous découverts ? s’inquiéta Evrard.
— Non, une visite à sire Hellébore afin de confirmer les serments d’allégeance, ricana Ildibad. Nous verrons bien qui ploiera le genoux ».

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:32:01

Jules Hellébore était un homme que l’on devinait rodomont au premier regard. Des bajoues rougies, un nez fin et pointu, des cheveux blond platine séparés par une raie au milieu de son crâne. Il se tenait droit, bombant le torse pour compenser sa petite taille. Sa voix était teintée d’un profond sentiment de supériorité, et Evrard l’avait détesté dès les premiers instants de leur première rencontre, au printemps dernier. Il les accueillit d’un air fat, les assommant de courbettes hypocrites. Une lourde chaîne d’or pesait sur ses épaules, voulant montrer sa richesse aux seigneurs déchus et rafistolés qui se présentaient à lui.

Depuis longtemps avaient été convenus les termes de leur alliance. Mortefange sera découpé en deux. Jules héritait des terres au nord de la Fétide, tandis qu’Ildibad et ses sujets récupéreraient les terres se trouvant par-delà le bras méridional du delta de la rivière, incluant Cenelle et Azerole, les deux plus grandes places fortes de la région.

Il les mena à travers son château, miteux et sombre. Le grand hall sentait le foin moisi et le crottin de cheval, du salpêtre s’attaquait aux murs. Une brise poussiéreuse les assaillit dans les couloirs insalubres. On les mena dans la grande salle, déserte. La pierre était d’un gris monotone, et les charpenteries semblaient avoir cirées récemment, luisant maladivement, comme une anomalie dans le décor. L’éclairage était assuré par un lustre, un simple anneau de fer rouillé. Des bougies y étaient piquées, et de la cire tiède dégoulinait dans un floc régulier sur la table de chêne.

Seuls les chevaliers les plus illustres avaient été invités à la table de Jules Hellébore. Ainsi, Regan Merrick, qui possédait à lui seul près de la moitié des troupes d’Ildibad s’était déjà assis, son éternel manteau cramoisi sur les épaules. Sire Eloïck Croûtepain, qui faisait office d’historien, d’argentier et d’intendant avait bien évidemment sa place aux côtés d’Ildibad. Déotéria, qui commandait les propres troupes de son frère était la seule femme présente.

Côté Hellébore, seul un chevalier accompagnait son seigneur. Les traits secs et livides de ce dernier trahissaient une faible exposition à la lumière. Sire Sylvain Hellébore était une petite légende en Mortefange. Sa famille et les Millepertuis se battaient souvent, dans de petites escarmouches opposant une dizaine de combattants, se finissant en bras-cassés et rançons. En cinq ans, Sylvain avait été fait une trentaine de fois prisonnier.

Jules Hellébore fit servir du vin, accompagné d’olives vertes. Il le ventait de venir du Piémont, une région chaude plus au nord. Evrard attendit quelques minutes que les premières gorgées aient été bues avant de tremper ses propres lèvres dans sa boisson.

« Messires, nous sommes désormais à un point crucial de notre histoire, commença Ildibad.
— Nous sommes honorés de vous avoir sous notre toit, Sire Ebroïn, le coupa Jules. Cependant, si vous m’excusez le terme, vous soldats sont pour la plupart des rustres sans manières. Je ne souhaite pas qu’ils souillent de leurs gros pieds le Groin, afin qu’ils n’importunent pas les habitants. Il y a des champs en jachère à une demi-lieue à l’est, si vous pouviez stationner là-bas… »

Ildibad était stupéfait, les yeux gros comme des billes. Evrard serra le poing pour se calmer. Il ne pouvait pas compromettre une alliance plus que vitale.

« Nous les ferons bouger prestement, sire. » assura Eloïck Croûtepain. Cependant, ses sourcils neigeux se secouèrent étrangement.
« Parfait ! se réjouit Jules. Vous disiez donc, sire Ildibad ?
— Je suis seigneur de Neufcâstel. Seigneur est mon titre, rétorqua-t-il.
— Un seigneur sans château. Seigneur des vagabonds ? ricana Sylvain.
— Sylvain, le Seigneur Ildibad voulait parler. N’oublie qu’il est seigneur. » Jules appuya sur le dernier mot. »

Evrard faillit s’étrangler de rage.

« Ils nous méprisent, pensa-t-il. Ils ne croient pas en notre souveraineté. Ildibad est si pitoyable. Jamais Bérenger ne se serait laissé marcher sur les pieds. »
Il regarda son suzerain, lui faisant comprendre que la situation lui échappait, et qu’il se faisait ridiculiser.
« Sire Hellébore, reprit le jeune Seigneur, soyez encore irrespectueux, et je vous promets de réduire votre cité bréneuse en cendre. Sachez que je n’ai aucune pusillanimité, et que je n’aspire qu’à la grandeur.
— Nos excuses, mon Seigneur, dit-il en s’inclinant, les lèvres crispées. »

Evrard se leva, scrutant le visage de chacun. Il partagea le regard déçu de Déotéria, la colère de Regan et l’indignation d’Eloïck Croûtepain avant se tourner vers Jules.

« Sire, vous n’êtes pas sans ignorer qu’un détachement Aubépine chevauche en ce moment même vers ce lieu ?
—Assurément que non, s’offusqua le petit homme. Et nous leur avons préparé un petit comité d’accueil, qu’ils ne seront pas prêts d’oublier. »

Un comité d’accueil. Cela sonnait presque comme une invitation à une fête.

« Permettez-moi de douter, messire, mais votre sœur est mariée à Philippe Aubépine, le frère du seigneur de ces contrées. Notre ennemi commun. Quelle infortune, le jour même de notre venue que des cavaliers portant la livrée Aubépine soient en route pour le Groin … Il y a de quoi nourrir des soupçons.
— Ma sœur, Thérèse, se justifia Jules, est comme toute jeune fille issue de bonne famille mariée par arrangement à cet homme. Il se peut qu’elle éprouve quelques affections pour son fils, Matthieu. C’était un accord entre feu mon père et le seigneur Pierre Aubépine, celui d’Edmond qui lia ma sœur à ce Philipe. Philippe n’a aucune considération pour moi, et cela est bien réciproque.
—Je suis persuadé, donc, reprit Evrard, que vous jugerez perspicace de ne pas faire retirer nos troupes avant que leur cas ne soit réglé ?
— Pensez-vous que nos hommes ne sont pas capables de mettre en déroute un petit ost ? » s’indigna sire Sylvain. Ce fut Regan qui répondit, presque en riant :
« Sauf votre respect, messire chevalier, mais au vu de vos prouesses, il est permis à Sire Arthis d’en douter. »
Tous rirent, même Jules. Sylvain lui jeta un regard noir et ne releva pas.
« D’accord, nous permettrons à vos hommes de stationner dans le Groin. », céda Hellébore. Les sires et seigneur de Neufcâstel furent soulagés. Cependant, Evrard vit que sa nièce brûlait de parler, ce qu’elle ne tarda pas à faire, profitant que tous aient rangé les griffes.
« Ils prendront part à l’accueil des Aubépine, dit Déotéria, se voulant autoritaire.
— Ah oui ? » demanda Jules. Il la regardait comme si brusquement des cornes lui étaient sorties du front.
« Et j’imagine même que vous les commanderez, poursuivit-il, désabusé. Alors que vous… vous êtes…
— Une femme ? acheva-t-elle à sa place.
— J’ai pleinement confiance en ma sœur, la défendit Ildibad. Elle est tout aussi apte à commander mes hommes que chacun ici.
— C’est trop me complimenter, mon seigneur, dit Regan. Si j’avais ne serait-ce l’ombre de son talent, loués seraient les dieux. »

La jeune femme lui jeta un grand sourire, étiré d’une oreille à l’autre. Jules demeura sceptique, mais comme auparavant, leur concéda.

« Le seigneur Aubépine n’est plus notre unique ennemi. » exposa sire Eloick. Ses doigts tordus par l’arthrose tremblotaient tandis qu’il étalait cartes et parchemins sur la table huileuse.
« Le seigneur Wiern réside à Cenelle, avec une garnison forte d’à peu près trois cents hommes. De grands noms l’accompagnent, comme Tobias Blomst. D’après nos espions, Edmund Pergament a quitté Cenelle quelques jours avant l’incident avec Médérick. Le seigneur Wiern ne sous-estime pas la menace que nous incarnons, et il a renvoyé illico sa femme, sa fille, son fils cadet, Maximilien Schwert et son propre beau-père, Octave Wildschwein à Havrepré. Il n’est pas exclu qu’ils soient partis chercher du renfort.
— Quand nous auront pris Cenelle, nous négocieront avec les seigneurs d’Havrepré la paix contre la vie d’Alexander. Cela devrait les faire réfléchir à deux fois, assura Regan.
— Nous pourront toujours chercher alliance chez les Vangeld. Ils sont à fleur de peau avec les Wiern, et je suis sûr qu’ils trouveront un intérêt à avoir des alliés en Mortefange. »

Ils passèrent encore quelques temps à planifier attaques et plans. Lorsqu’ils sortirent, le ciel, d’un noir d’encre n’apparaissait que par endroit, dévoilant alors les étoiles, petites lueurs dans le néant. Un plafond nuageux d’un gris coléreux menaçait de s’abattre sur eux à tout moment. Des centaines de torches allaient et venaient çà et là, le long du chemin de ronde. Comme convenu, chacun regagna son poste. Regan avait rassemblé ses hommes sous la bannière Merrick, et le poing sinople flottait dans le vent, brandi au-dessus de leurs têtes. Evrard rejoignit Déotéria. Cette dernière avait fait se mettre en rang les plumes croisées. Deux cents Merrick, trois cents Ebroïn, une cinquantaine d’Arthis, cent Melian, vingt Croûtepain et près de six cents Hellébore. Moitié d’entre eux n’avaient jamais combattu, et étaient devenus soldats malgré eux. La plupart auraient dû être meuniers, forgerons, charpentiers… et les voilà qui se rangeaient sous les bannières prestigieuses d’une autre époque.

L’attente semblait longue, et Evrard commença à somnoler. Les rangs étaient devenus plus irréguliers, et les rumeurs de conversation naissaient un peu partout. Déotéria n’eut pas le courage de leur demander le silence, également lasse de l’inaction. Ce serait sa première vraie bataille, et une occasion pour elle de faire ses preuves. Evrard comptait bien qu’elle soit à la hauteur. Il ne souffrirait pas d’autres moqueries de la part de Jules Hellébore et de son idiot de chevalier, Sylvain. Il sortit de sa torpeur lorsqu’un cavalier portant la licorne sinople passa avec fracas la porte. Il arrêta sa monture, que des palefreniers saisirent par la bride, et le chevalier retira son heaume à nasal.

« Ils arrivent, une centaine, tout au plus, dit-il, essoufflé par sa chevauchée.
— Sont-ils encore loin ?
— Ils étaient presque accrochés aux sabots de mon cheval. D’ici dix minutes. »

Il leur fallut seulement huit minutes, d’après Yannick qui assurait avoir compté dans sa tête. Le bougre était au premier rang, cheveux attachés dans leur traditionnelle queue de cheval, et arbalète en main. Evrard reconnut également Jacques, un casque conique lui camouflant la moitié du visage. Dans ses propres rangs, Éric était le seul à encore se tenir droit, digne de son statut de vétéran. Il en reconnut moult autres. Il les connaissait tous. Il était prêt à mettre sa main à trancher qu’aucun seigneur auparavant n’avait aussi bien connu ses soldats que lui. Bien que le détachement Aubépine fût invisible derrière les murs, ils attendirent sire Martin qui s’annonçait aux sentinelles postées sur les tours. La herse avait été abaissée. Torches avaient été éteintes, et les hommes s’étaient cachés dans les rues adjacentes.

« Au nom de mon père, Seigneur de Cenelle et votre Suzerain, moi, Martin Aubépine vous somme d’ouvrir cette porte. »

La voix raisonnait comme lointaine, étouffée par la palissade. Seul la maille quincaillait et perturbait la cour, frappée d’un silence de mort.

« Sire Aubépine, quel est le motif de votre visite ? Que devrai-je dire à mon suzerain lorsque je le tirerai du lit ? répondit une sentinelle.
— Je viens lui faire confirmer ses serments, et mettre un terme à ses querelles incessantes avec les Millepertuis.
— Oh, et bien entrez. »

LePerenolonch LePerenolonch
MP
Niveau 10
16 août 2016 à 20:32:19

Les chaînes de la herse remontèrent, et leurs cliquètements s’intensifièrent, allant de plus en plus vite, à l’unisson de leurs cœurs qui battaient la chamade. Cent cavaliers pénétrèrent l’enceinte au pas, éreintés par leur journée de chevauchée. Martin portait une armure complète de plate, mais sa tête nue laissait apparaître ses cheveux bruns ondulés. Une grande bannière, barrée d’orangé et de sable laissait apparaître le crâne de Mithar, le grand horloger, brodé de fils d’or.

Un premier clac suivit d’un sifflement retentit, découlant sur un cri. Un des chevaliers chut, l’empennage d’un carreau d’arbalète entre les omoplates. Le contact de l’armure avec le pavé défoncé de la bourgade avait produit un bruit métallique. Les mortefangiens eurent à peine le temps de comprendre ce qu’il venait de se passer que d’autres carreaux fusèrent vers eux, et une vingtaine des leurs étaient déjà tombés quand les hommes de Neufcâstel surgirent, hurlant, des artères de la ville.

« A moi ! A moi ! hurla Martin, sortant son épée au clair, imité par ses hommes.
— Mortefange ! hurla un des chevaliers.
— Neufcâstel ! répliquèrent les hommes d’Ildibad. »

Les sabots des chevaliers mortefangiens produisaient des étincelles sur la rocaille du sol. Ils chargeaient, droits dans les hommes d’Evrard. Ce dernier leur ordonna de reculer, et sa cinquantaine d’ours bruns reflua dans une ruelle, où les chevaliers ne pourraient passer que d’un de front. La charge du cavalier de tête renversa trois Arthis. Malgré son déluge de coups de taille et d’estoc, le preux ne survécut pas longtemps, acculé entre ses ennemis et ses propres alliés. Les soldats aux ours s’écartèrent pour laisser passer un homme brandissant une longue pique. Le malheureux qui se trouvait devant finit embroché. Comprenant qu’ils s’étaient englués, les chevaliers Aubépine tournèrent bride, mais les hommes de Déotéria et de Regan travaillaient de concert à les harceler.

Le combat finit rapidement en une mêlée acharnée au centre de la place. Partout, l’acier chantait, les hommes hurlaient, les coups grêlaient. Evrard n’avait plus qu’une cible, celle qui tranchait chacun de ses hommes qui l’approchait trop près.

« Martin ! Hurla-t-il. »

Le fils d’Edmond regarda stupidement dans sa direction, avant d’ouvrir in extremis les tripes d’un Ebroïn trop curieux.

« J’ai grandement entendu parler de vous, dit Martin en se rapprochant, toujours perché sur son cheval. Un ours noir, un visage balafré… Vous ne pouvez être qu’Evrard Arthis… Qu’y aurait-il de plus doux que de vaincre le frère de cœur de Bérenger Ebroïn…
— Couper ta tête de clampin ! Allons viens ? Tu as peur ? » Le provoqua Evrard, en rage. Même si les cicatrices de son visage s’étaient refermées depuis longtemps, la plaie de la perte de Bérenger béait encore sur son cœur, suppurant et saignant abondamment.

« Eh bien donc ? Tu n’as donc aucun honneur ? ragea Evrard. Pleutre ! Tu affronterais un homme à cheval alors qu’il piétine ?
— Peu importe ! Vous êtes un brigand, ne pensez même pas à ce que je vous appelle chevalier, racaille ! »

L’acier teinta, s’entrecroisa. Evrard recula d’un pas vif, tandis que la lame du jeune homme fendait l’air. Les combattants essuyaient une grêle de coups. Martin donna un coup ascendant, qu’Evrard para en mettant son épée à l’horizontale. Cependant, l’héritier de Cenelle contra la parade d’un coup de pied, et le nez d’Evrard pissa le sang. Son épée lui échappa des mains. Loin de se déstabiliser, le vieil ours attrapa le pied de son adversaire et le fit basculer de son destrier. Contournant la bête qui piaffait sur place, Evrard, l’épée de nouveau en main se rua sur Martin. Le jeune homme esquiva d’une roulade la lame qui produisit un son métallique sur le pavé. Ne perdant pas le nord, Martin trancha de taille et un liseré rubis se dessina sur la cuisse d’Evrard, avant de se transformer en larmes de sang. Evrard pesta. A une époque, il aurait zigouillé cet avorton aussi facilement que de respirer. Ses réflexes s’étaient comme ramollis, ses membres encrassés. Martin était de nouveau sur pieds. Il profita de la jambe faible d’Evrard afin de marteler la lame de sire Arthis. Loués soient les dieux, il n’avait pas la force titanesque de son père. Cependant, il y mettait tellement d’acharnement que chaque vibration menaçait de faire céder le corps d’Evrard, et la lame de l’ours se brisa. L’absence de support sur lequel s’appuyer fit perdre l’équilibre de Martin qui se retrouva trop près d’Evrard, qui lui administra un crochet au menton. Le sire Aubépine pirouetta, avant de s’étaler au sol, groggy. Evrard l’immobilisa en plaçant son genou dans le creux des reins, et passa son couteau sous sa gorge.

Des cadavres et des cadavres gisaient sur le pavé, des trainées vermeilles le souillant. On achevait les blessés Aubépine, tandis que des brancardiers écartaient du carnage les plus graves mutilés côté Ebroïn.
Ildibad arriva, les tumultes de la bataille semblant l’avoir épargné. Il marchait parmi les hommes, applaudissant leur victoire. Regan Merrick déclarait :
« L’avantage d’un manteau rouge, c’est qu’il parait toujours propre après la bataille ! »
Seul une dizaine de chevaliers s’étaient rendus, et ils avaient été mis au fer, à l’instar de Martin.
Déotéria était aux côtés d’Eloïck Croûtepain, et ce dernier faisait la relève des morts. Il tenait un rouleau de parchemin, et inscrivait le nom des déchus et des blessés. Evrard s’approcha d’eux.

« Bastien ? Il faudra l’amputer, disait sa nièce, son tibia a été brisé par un sabot de cheval. »
Eloïck inscrivit le nom, suivit de la mention A. Une quarantaine indiquait un M, pour mort, et presque autant de blessés.
« Il faut identifier les macchabés aubépine. Il y a une tripotés de grands là-dedans. » annonça Evrard.

Le premier corps n’était pas très loin de là où Evrard avait combattu Martin. Le chevalier, brisé, avait été écrasé par son cheval. Son armure était modeste, et l’épée qu’il tenait en main, les doigts encore crispés dessus était imbibé de sang. Son regard vide fixait des étoiles qu’il ne pouvait plus voir, et sa bouche lâchait un râle muet.

« L’est un des derniers à être resté debout, dit Jacques qui les observait. S’est battu jusqu’à qu’son ch’val s’emmêle les pattes sur lui. Il a emporté trois com’rades, l’pauvres, z’ont eu l’pire j’crois bien. »

Evrard se contenta d’hocher la tête, et ramassa l’écu du chevalier. Un simple blason d’argent tranché azur. Eloïck possédait un parchemin sur lequel avaient été dessinés tous les blasons de la région.

« C’est un Pivoine, sûrement un des fils de Simon Pivoine, de Vaux-Clusés.
— Le village que l’on a pillé, c’était donc à lui. Voilà qui l’apprendra à mal protéger ses gens. » railla Déotéria.

L’ambiance de la place était à la fête. Les hommes criaient leur joie, chantaient leur victoire. La lumière leur était apportée pour la première fois en dix ans. Si menue fut-elle, elle avait comme éclipsé le fantôme de Bérenger des esprits. Un grand feu avait été allumé, et déjà des cadavres brûlaient. La grande bannière Aubépine fut relevée par un homme, qui la fit osciller dans les airs. Les flammes léchèrent le bas de l’oriflamme, et le feu se mit à noircir puis à grignoter l’étoffe. Il continuait de brandir l’étendard, qui se gondolait sous la chaleur, et des lambeaux enflammés se détachaient, voletant en ondulant tels des serpents de mer. Finalement, la chaleur devant être insoutenable, il relâcha la bannière, qui s’écroula sur le brasier.

DébutPage précedente
Page suivanteFin
Répondre
Prévisu
?
Victime de harcèlement en ligne : comment réagir ?
La vidéo du moment