Laurent, présentateur de télévision ayant 40 ans à peu près, est assis. Son regard est muet. Auprès de lui, également assis, Jean, l'observe. Tous deux sont seuls sur un plateau de télévision, très tôt le matin, réfléchissant à leur future émission.
Jean – Racontez-moi tout.
Laurent - Non.
Jean (soupirant) – Très bien.
Silence.
Laurent – Je renonce à croire que de simples mots suffisent.
Jean – Suffisent pour quoi ?
Laurent - Pour faire comprendre.
Jean - Alors, quoi d'autres que des mots ?
Silence.
Laurent – J'étais là, j'ai tout vu et je n'ai rien pu faire. Jean – Je n’en doute pas.
Laurent se lève farouchement. Il lui tourne le dos, prend ses notes et les feuillette avec négligence avant de les ranger.
Laurent (apathique) - C'est une tragédie.
Jean – Le pensez-vous vraiment ?
Laurent (criant) - Me pensez-vous fou ?
Silence.
Jean - Racontez-moi tout.

Laurent (nonchalant) – Je vis, depuis des années, dans une vie couverte d'un vernis de bonheur et le voilà aujourd’hui détruit par une étincelle de tristesse dans le regard d’un enfant. Jean - Un simple regard vous empêche de vivre ? Laurent - Il ne s'agit pas d'un simple regard. Il s'agit du regard le plus morne qui soit ! Jean - Je ne veux croire que c'est ce regard qui a fait de vous ce que vous êtes aujourd'hui. Une personne ayant perdu toute sociabilité, perdu le goût de vivre et vivant chaque instant de sa vie dans la sinistre attente de la mort.
Laurent – Ce regard a une signification que vous ne pouvez comprendre. Jean – Expliquez-moi. Silence. Laurent – Je suis coupable, ma peur les a achevés. Jean - Assister à une ou plusieurs morts est toujours difficile, mais il faut vaincre sa culpabilité et ses cauchemars.
Laurent – Ce n’est pas qu’une simple mort ! Les enfants nous renvoient à notre propre enfance, le fait de les voir morts détruit une partie de nous-mêmes. Jean – Mais qu’avez-vous réellement vécu ? Laurent – Je n’ai rien vécu. Mais j’ai entendu les pleurs et les cris de ces enfants ; j’ai vu les larmes et le sang de ces enfants.
Deux personnes rentrent sur le plateau.
Jean – Qui êtes-vous ? Laurent - Ce sont les personnes que j'ai invité pour partager nos douleurs communes. Jean - Qu'ont-ils vu de comparable à vous ? Laurent – À eux de vous le dire. Jacques – Un jour, j’ai vu des dizaines de morts, des morts les plus douloureuses. Je ne pense et n’agis plus de la même façon. Je ne vis presque plus, l’ancre indispensable à la vie qu’est la motivation s’est désemparée de moi ce jour-même.
Pierre – Pour ma part, enfant, j'ai vu ma mère se faire égorger sous mes yeux. Le seul souvenir qu'il me reste d'elle et cette tâche rouge, ce sang qui, encore aujourd’hui, continue de couler. Je pense tous les jours à cet instant que je n’arrive pas à oublier.
Jean - Trois personnes à la vie morne, plate et sans but. Mais avez-vous fait quelque chose pour ne serait-ce qu'espérer y changer quelque chose ?
Silence.
Laurent - Nous avons essayé, mais les autres ne nous comprennent pas, ils ne réalisent pas le bouleversement émotif que peuvent causer ces expériences.
Jean - Alors pourquoi ne pas leur faire comprendre ? Laurent, n'êtes-vous pas présentateur télé ? Ne pouvez-vous pas faire passer un message à toutes et à tous ?
Laurent – Etes-vous en train d’insinuer que chaque personne doit entendre les mêmes cris, voir le même sang, les mêmes horreurs que nous avons vus ?
Pierre – Soyez plus explicite, je ne vous comprends pas.
Jacques - Tout moyen est bon pour faire comprendre à la société ce que nous endurons. Et pour cela quoi de mieux que de le leur faire vivre ?
Silence.
Laurent – Cet après-midi j’organiserai mon émission, comme à mon habitude, vous serez mes invités, voici ce que vous allez faire.

Après avoir donné les instructions à ses invités, Laurent, accompagné de ceux-ci et de Jean, s’apprête à lancer son émission, cette fois-ci elle est diffusée en directe.

Laurent – Chers téléspectateurs et téléspectatrices, aujourd’hui je vais mettre en pièce une émission très spéciale avec des invités que j’ai à cœur de vous présenter. Ils ont tous d’atroces séquelles, des séquelles indélébiles ancrées au fin fond d’eux-mêmes. Ces personnes, mesdames et messieurs, ont assisté à la mort.
Jean – Alors, pour vous quel est le sentiment qui vous vient à l’esprit lorsque vous repensez à ces moments ?
Pierre – La culpabilité, on se dit que nous avons rien pu faire pour empêcher ces massacres de se produire.
Laurent – Je vais vous poser une simple question, en êtes-vous sûrs ? Etes-vous sûrs de ce choix ? Vous pouvez toujours agir… Vous ne faites rien, vous restez passif, j’espère que vous tous serez rongés par la culpabilité comme je l’ai été.

Laurent se lève brusquement et avec son poignard tranche la tête de Jean.

Laurent (agonisant) – Appréciez cette pluie de sang qui s’empare de ce plateau, ces hurlements qui prennent part à l’émission, l’horreur est bel et bien présente. Je meurs, et avec moi meurt Jean.