Dans quelques jours, nous serons le 27 février 2016. Une date anodine pour le commun des mortels, mais certainement pas pour Game Freak, Nintendo et toute une horde de fans de Pokémon qui célèbreront les 20 ans de l'arrivée de la franchise sur le territoire japonais. Malgré une gestation difficile et un décollage timide, la licence est désormais une figure incontournable du jeu vidéo, qui n'est d'ailleurs pas le seul média sur lequel elle s'illustre : petit ou grand écran, jeux de cartes, mangas, la Pokémania est partout. L'occasion est idéale pour revenir sur quelques unes des raisons majeures de la réussite de la franchise, qu'elles soient évidentes ou parfois plus surprenantes. Car si une grande partie de son succès ne doit rien au hasard, il résulte également d'autres facteurs parfois non prévus par ses créateurs.
L'imaginaire collectif retient de Pokémon l'image d'une franchise conquérante et solidement installée, qui parvient à vendre par palettes les cartouches de ses nouveaux épisodes. On en oublierait presque le lancement discret des toutes premières versions du jeu, souligné par des chiffres de ventes en deça des espérances. 110 000 cartouches, soit moins de la moitié des exemplaires distribués en magasins sont vendues la première semaine. Dès la deuxième semaine de commercialisation, Pokémon quitte le top 10 des charts Japon, ce qui laisse augurer d'une baisse continuelle du nombre d'exemplaires vendus par semaine si l'on se fie au cycle de vie commerciale habituel d'un jeu vidéo. A moins qu'un grain de sable ne vienne enrayer, pour notre plus grand bonheur, cette bien vilaine mécanique.
Pokémon fait sa Mew
Le grain de sable en question est rose, mignon, et le numéro 151 lui va à ravir : il s'agit de Mew, l'un des Pokémon figurant sur les cartouches commercialisées à l'époque. Seulement, le monstre n'est ici pas disponible par des moyens conventionnels mais bien via l'exploitation de plusieurs bugs de jeux, comme le révèle le magasine CoroCoro dans son numéro paru en Mars 1996, dans la foulée de la sortie des deux cartouches. De simple soft permettant de capturer et collectionner des créatures, Pokémon devient un soft permettant de capturer et collectionner des créatures... Dont l'une est cachée et uniquement accessible de façon non-conventionnelle. Conscient du buzz généré par la divulgation du mystère, matérialisé par un retour des jeux parmi le top des ventes au Japon, Nintendo saute sur l'occasion et profite de la notoriété du magasine pour entretenir le phénomène.
Dès le mois suivant, la firme nippone lance un concours exclusif en partenariat avec CoroCoro permettant à 20 heureux élus de repartir avec une version certifiée du 151è Pokémon : Ils seront 78 000 à y participer. De quoi attiser la flamme des collectionneurs en herbe et booster de nouveau les ventes du titre, qui flirtera même parfois avec les 80 000 ventes par semaine plus d'un an après sa sortie. Avec un timing aussi restreint entre la sortie du jeu, l'arrivée des rumeurs et le partenariat de Nintendo avec CoroCoro, la possibilité d'un joli coup de pub savamment préparé n'est cependant pas à exclure. Dans le cas contraire, on ne pourrait alors que saluer l'extraordinaire réactivité de Nintendo, qui a également profité de l'occasion pour communiquer abondamment sur toutes les déclinaisons de sa nouvelle licence.
Des produits dérivés moteurs de la franchise
En proposant un titre nous mettant aux prises avec 151 créatures créées de toutes pièces, Game Freak et Nintendo savaient pertinemment qu'ils disposaient d'un terreau fertile pour commercialiser nombre de produits dérivés. Mais au delà des figurines, tamagotchis, et autres jouets tirés de la franchise, c'est via sa série animée, ses films, ses mangas mais aussi son jeu de cartes que Pokémon va réussir à dépasser sa condition de jeu vidéo.
Le tour de force de Pokémon, c'est surtout d'avoir su se forger un univers au travers des différents formats et d'attirer des profils différents de joueurs. Prenons l'exemple du jeu de cartes : mis en chantier dans la foulée de la sortie du jeu, celui-ci a rapidement connu le succès grâce à sa simplicité d'utilisation et à la reprise de certains codes essentiels du jeu (système des éléments, combats entre Pokémon, mécaniques d'attaques et de points de vie...). Succès qui a engendré un... jeu vidéo reprenant les codes du jeu de carte et ajoutant une trame de fond vous plaçant dans la peau d'un apprenti joueur, désireux de collectionner les cartes Pokémon et de devenir le meilleur joueur de sa région. Du jeu de carte au jeu vidéo, il n'y a donc qu'un seul pas que Nintendo a ici franchi dans les deux sens : exemple typique des synergies qui ont permis à toute une génération de plonger dans la folie Pokémon via différents points d'accroche.
En marge du jeu de carte, plusieurs films et mangas ont pointé le bout de leur nez à intervalle régulier, bien qu'en terme de notoriété ceux-ci restent masqués par la série animée. 18 saisons, plus de 850 épisodes et une diffusion dans 70 pays auront propulsé la série au rang de porte d'entrée principale pour de nouveaux adeptes, se payant même le luxe d'éclipser le jeu au second rang. Là aussi, le flair de Nintendo pour les synergies va faire mouche, puisque chaque saison suit une trame inédite dans les nouveaux décors proposés par les jeux et permet donc aussi de teaser l'arrivée imminente de nouvelles cartouches et d'une nouvelle génération de Pokémon. Malgré quelques couacs dus aux reports de certains titres - les versions or et argent - ou au bad buzz complètement inattendu - "l'affaire Porygon" - la série tourne à plein régime et Nintendo profitera même du succès des personnages phares de celle-ci pour commander Pokémon Version Jaune à Game Freak. Cette version alternative des premiers jeux suit une trame proche de la série animée et vous permet d'obtenir le plus célèbre des Pokémon au début de l'aventure, Pikachu, et de le voir vous suivre dans vos pérégrinations impliquant également la célèbre Team Rocket.
Un univers accessible qui fuit les polémiques
Multiplier les formats pour traiter d'un univers est une chose, savoir en créer un qui trouve son public en est une autre. Si les jeux Pokémon se vendent si bien, c'est également parce qu'ils présentent l'avantage de pouvoir s'attirer les faveurs d'une fourchette d'âge très large, allant du jeune joueur armé de son Gameboy ou sa Nintendo 3DS dans la cour de récréation à l'adulte amateur de RPG nippons. Et en 20 ans d'existence de la série, inutile de vous dire que le spectre des joueurs s'est encore élargi.
Pokémon regorge certes de références aux mythes et créatures japonaises, mais il reste mesuré dans la représentation de son pays d'origine, optant pour un design moderne ou le joueur explore des villages et villes au style contemporain. Un choix qui a forcément facilité la réussite des titres en occident, des terres souvent hostiles pour une certaine frange de softs au style nippon très marqué. Le jeu est également facile, puisqu'à moins de ne jamais prendre le temps de faire monter ses bestioles en expérience le joueur ne se retrouvera que rarement bloqué. Enfin, on notera que malgré le caractère potentiellement sensible de la trame de fond qui implique de faire s'affronter des créatures domestiquées, Pokémon a su habilement édulcorer une partie de son univers en éludant la question de la mort des Pokémon et en traitant avec une certaine légèreté la question du vol ou du trafic des créatures. Quelques thématiques plus sombres trouveront toutefois leur place dans certains épisodes de la série (tels que Pokémon Colosseum). L'apport de l'animé au style "mignon" de l'ensemble n'est pas à négliger, le héros principal étant lui-même très jeune et habité d'un état d'esprit irréprochable, celui du dresseur vivant en parfaite communion avec ses Pokémon, gommant de fait toute relation de subordination entre l'homme et l'animal.
L'échange au coeur du jeu
Moins romantique sur le principe mais tout aussi essentiel à aborder, le modèle économique et la construction des jeux Pokémon n'est pas à négliger quand il s'agit d'aborder le succès commercial de la série. Pensé par Satoshi Tajiri comme un concept tournant autour des échanges, la première mouture de la série a tout de suite adopté plusieurs principes qui ont contribué aux excellentes ventes de l'épisode. Le choix de proposer deux cartouches comprenant chacunes leurs monstres inédits était un premier pas dans ce sens, tout comme l'implantation d'une seule sauvegarde par cartouche. Une donnée qui incitait chaque joueur à se procurer une cartouche et limitait le prêt de ces dernières entre amis ou au sein d'une même famille. De plus, la présence du câble link sur le Gameboy, couplé au caractère portatif de la console était un autre moyen idéal de permettre aux joueurs de profiter à tout moment du système d'échange. Collection, dressage, échanges, le softs ont été dès l'origine construits à partir de ces principes autant dans leur progression que pour d'autres questions d'ordre commercial.
Pokémon Rouge, Bleu et Jaune ressortent sur l'eShop pour fêter les 20 ans de la série
S'il ne fallait retenir qu'une seule raison du succès de Pokémon, on opterait pourtant pour une dernière solution, la plus évidente de toutes : la qualité des épisodes proposés. Soucieux du travail bien fait malgré un effectif réduit, Game Freak a toujours conçu ses titres avec un soin tout particulier, les faisant évoluer à mesure que des nouvelles créatures débarquaient et que les consoles portables s'ouvraient à des outils inédits allant du tactile à la capacité de modéliser intégralement le jeu en 3D. Même en étant appuyé par de nombreux produits dérivés, une politique transmédia abondante et un modèle commercial judicieux, une licence telle que Pokémon ne serait certainement pas encore la 20 ans après son lancement sans un minimum de qualité.
