Lors de la conférence pour le lancement de Paradise qui se déroulait chez Casterman nous avions convenu d'un rendez-vous avec Benoît Sokal pour parler plus en détail de son projet portant à la fois sur la BD, le jeu vidéo et le cinéma. Cet auteur de BD nous a donc accueillis du côté de Joinville-Le-Pont dans d'anciens studios de cinéma devenus les locaux du studio de développement White Birds. Il y a une certaine logique dans tout ça...
jeuxvideo.com > Paradise n'est pas le premier projet qui associe le jeu vidéo à d'autre médias. Qu'est-ce qui vous permet de croire que Paradise sera un succès ?
Benoît Sokal : Rien. On ne sait pas à l'avance si les entreprises dans lesquelles on se lance vont être couronnées de succès ou pas. On ne peut avoir que des convictions. Savoir si ça va marcher, si on va être à la hauteur, s'il n'y a pas une dispersion des énergies et s'il ne vaudrait pas mieux se concentrer sur un seul média et pas plusieurs... C'est un flot de questions auxquelles seul l'avenir apportera une réponse. Peut-être que Paradise sera un grand succès, une demi-réussite ou un échec total, peut-être que le suivant sera nettement supérieur. C'est impossible à savoir.
jeuxvideo.com > D'accord. Mais à quel moment et pourquoi avez-vous considéré que le fait de placer Paradise sur deux et bientôt trois médias serait une bonne idée ?
Benoît Sokal : Si nous avions commencé en parlant de "bonne idée", cela sous-entendrait que nous sommes dans une stratégie commerciale. En soi, ça n'a rien de déshonorant sauf quand cette démarche est celle qui vous motive en tout premier lieu. J'ai la conviction que tous ces médias, la BD, le jeu vidéo et le film, qu'il soit de cinéma ou sur DVD, c'est la transformation d'un phénomène culturel en phénomène commercial. Et ça doit aller dans ce sens-là. On a d'abord l'idée créative et, ensuite, d'autres personnes prennent la relève pour que cette idée perdure avec l'aspect commercial. A la base du projet Paradise, il y a cette idée créative qui prend en compte cet éclatement des médias et la volonté de voir où nous nous plaçons dans cet éclatement. L'idée n'est pas de brasser le plus de lecteurs et de joueurs possible, ce qui ne serait qu'une démarche commerciale, mais de dire que lorsqu'on crée quelque chose, il faut toucher des gens qui sont potentiellement sensibles à ce genre de discours. Avant, c'était facile parce que tout le monde lisait, point à la ligne. Après ça, on avait une espèce de déclinaison de l'oeuvre au cinéma et ça s'arrêtait là. Aujourd'hui, ce n'est plus pareil. Il y a, par exemple, des gens qui ne font que lire des BD. Et ces lecteurs ignorent que je raconte d'autres histoires dans des jeux vidéo. Je voudrais aujourd'hui continuer à leur raconter des histoires parce que ce sont mes lecteurs.
jeuxvideo.com > Il n'y aura pas dans cette démarche une volonté de votre part de mettre des lecteurs au jeu vidéo et des joueurs à la lecture ?
Benoît Sokal : Non. Bizarrement, ça ne m'intéresse qu'à moitié. Là, vous évoquez une autre démarche qui voudrait faire des ponts entre les médias. On essaierait de brasser tout le monde et de voler du public à un média pour la rallier à un autre. Les gens qui sont sensibles à mon univers sont clients de plusieurs médias et je veux casser cette espèce de cloisonnement qui est un cloisonnement à la fois financier, culturel et physique. Les personnes ont tendance à se construire des tours d'ivoire, à vivre dans leur monde et à y rester. Je ne pense pas que les gens vont changer de média car aujourd'hui on est obligé de faire des choix et Paradise se place en tant que réponse à ce système.
jeuxvideo.com > On peut donc jouer sans lire la BD et inversement ?
Benoît Sokal : Oui car il serait dérisoire de croire qu'on va pouvoir arrêter le joueur dans sa progression pour lui dire : "Et as-tu lu la dernière BD de Sokal ?".
jeuxvideo.com > Et vous n'avez pas été tenté de développer certaines choses dans la BD par rapport au jeu ?
Benoît Sokal : On le fait mais la BD n'est pas indispensable pour poursuivre le jeu. Nous ne voulions pas de ça pour mille bonnes ou mauvaises raisons. L'idée a été évoquée au tout début du projet, il y a deux ans, mais on l'a très vite abandonnée. On aurait fait une mauvaise BD. L'un serait devenu le domestique de l'autre.
jeuxvideo.com > Où en êtes-vous de l'adaptation de Paradise au cinéma ? C'est un travail très différent pour vous ?
Benoît Sokal : Non, je ne vois aucune différence entre le métier d'auteur de BD, le métier d'auteur de jeux vidéo et le métier de réalisateur de film...
jeuxvideo.com > Vous seriez réalisateur ?
Benoît Sokal : Oui, parce que je veux m'amuser. Sinon, ça revient à s'acheter une Ferrari et d'engager un chauffeur pour la conduire.
jeuxvideo.com > Je vois Fahrenheit qui traîne sur votre bureau. Vous en avez tiré quelque chose au niveau réflexion pour des projets futurs ?
Benoit Sokal : Oui. Quand on fait quelque chose, il faut continuer à observer ce que les autres font. On a sûrement tiré quelque chose de Fahrenheit en terme de cinématographie. Je n'ai pas été formidablement loin mais j'ai déjà vu des choses très intéressantes. Pour moi qui suis un conteur, ce qui est important c'est d'avoir les bons outils pour raconter des histoires. Splinter Cell est, par exemple, un jeu qui m'avait semblé intéressant car bien qu'il soit construit comme un shooter, il bénéficie de la notion d'infiltration qui peut être utilisée de manière intéressante dans un jeu d'aventure. Si on veut faire des jeux fortement scénarisés, il faut offrir aux joueurs des solutions qui se renouvellent.
jeuxvideo.com > Pourquoi n'avez-vous pas dessiné la BD ?
Benoît Sokal : D'abord pour une question de temps et aussi parce que c'était un plaisir de travailler avec un artiste aussi talentueux que Brice (Bingono). Et puis le métier de dessinateur de BD est un métier très dur. Le dessin en séquences est un art exigeant par rapport, par exemple, à l'illustration. Et à force de faire le même métier, on finit par avoir vraiment envie de goûter à autre chose surtout quand, comme moi, on considère que la vie est courte.
jeuxvideo.com > Pour Paradise, vous avez inventé la Mauranie, une nation africaine et ce n'est pas votre coup d'essai. Comment crée-t-on un pays ? Quelle est la part de réalité et la part d'imaginaire dans cet exercice ?
Benoît Sokal : Ca commence avec une carte que je dessine. J'y mets les montagnes, etc. C'est un peu comme un Sim City. Quand je joue à ça, et je précise que je vire les catastrophes naturelles, j'aime bien me dire que je crée un quartier, que je mets des arbres, etc. Quand on engendre un pays, c'est un peu ça. A la fois, on recrée physiquement avec une carte puis on reprend des choses existantes et on s'invente un décalage à partir de ça. Je reste persuadé qu'on ne fait jamais autant marcher l'imaginaire que lorsque le décalage avec la réalité est ténu. A partir d'un pays qui pourrait exister, j'imagine un "pays entre deux pays", un peu à l'image de cet "étage entre deux étages" dans le film "Dans la tête de John Malkovich". Je me représente entre le Congo Belge et le Rwanda un autre pays qui aurait ses caractéristiques propres mais existerait sous les mêmes latitudes.
jeuxvideo.com > A la conférence de lancement, vous évoquiez des projets s'éloignant de votre univers. Vous verra-t-on un jour travailler sur un titre "à la GTA" ou quelque chose d'autre qui soit aussi radicalement éloigné de votre univers ?
Benoît Sokal : Ah non. GTA, ça ne m'intéresse pas. Je voulais parler par exemple d'Aquarica, le projet que je développe avec François Schuitten. Schuitten a vraiment une approche distincte de la mienne. Il s'accroche à des choses différentes mais nous avons quelques points communs ce qui nous donne de l'aisance pour évoluer dans ce monde perdu qui est en fait celui de nos parents.
jeuxvideo.com > Vous vous sentez plutôt auteur de BD ou plutôt développeur de jeux vidéo ?
Benoît Sokal : Ni l'un ni l'autre. Le métier qui consiste à raconter des histoires reste le même. Il n'y a que quelques règles inhérentes au média qui changent même s'il existe de très grandes similitudes entre la BD et le jeu vidéo.
jeuxvideo.com > Vous disiez que Paradise vous avait été inspiré par l'attirance que vous éprouviez enfant pour le Congo Belge.
Benoît Sokal : Effectivement, je voulais confronter mes souvenirs et cette attirance d'enfant pour l'Afrique noire bâtie aussi bien sur la lecture de "Tintin au Congo", que sur les éléphants en plâtre qui distribuaient du chocolat Côte d'Or à l'entrée de l'Expo Universelle de 1958 à Bruxelles, à la réalité de l'Afrique qui n'a, évidemment, rien d'un paquet de chocolat.
jeuxvideo.com > En tant que dessinateur, vous vous sentez parfois frustré par les limitations de la machine ?
Benoît Sokal : Non, pas plus que par les limitations de ma main. La main est une machine qui ne vous pardonnera pas si vous ne la faites pas fonctionner de manière régulière. Donc l'ordinateur ne me paraît pas plus exigeant.
jeuxvideo.com > Verra-t-on un jour une suite à L'Amerzone ou à Syberia ?
Benoît Sokal : Non, certainement pas. Tout d'abord parce que les droits appartiennent toujours à Microïds et puis parce que ce n'est pas une démarche qui m'intéresse.
jeuxvideo.com > Vous pouvez donc affirmer qu'il n'y aura pas de suite à Paradise ?
Benoît Sokal : Non, je ne pense pas. Ce serait difficile car c'est un jeu très scénarisé et que la fin ne s'y prête pas, sans vouloir trop en dévoiler. Et puis de toute façon, les suites...
jeuxvideo.com > Merci M. Sokal.
- Site officiel de White Bird productions