Le dématérialisé de plus en plus menaçant

Il est encore difficile de définir l’année précise où l’industrie du jeu vidéo a compris que la distribution physique aurait du mal à rivaliser avec le 100 % dématérialisé. En France, sur l’année 2018 et pour la première fois de son histoire, plus de la moitié du chiffre d’affaires de l’écosystème console provenait des ventes de produits dématérialisés (54 %), en progression de 67 % par rapport à l’année précédente selon le Syndical des Editeurs de Logiciels de Loisirs. Au niveau mondial, Newzoo prévoyait dans son rapport publié en avril 2018 que les jeux numériques (tous supports confondus) grignoteraient 91 % des revenus globaux côté software, cette même année. C’est finalement en 2020 que les chiffres ont atteint ces prévisions. Malgré la présence d’irréductibles collectionneurs de boîtes, la tendance est depuis plusieurs années à la disparition de ces dernières. Encore récemment, la Digital Entertainment and Retail Association estimait à presque 90 % la part du dématérialisé en grande bretagne par rapport aux jeux vendus au format physique.

L’industrie du pixel, en ouvrant les vannes à la numérisation du contenu, n’a fait que suivre le sillon creusé par celles de la musique et du cinéma. L’engouement des constructeurs et des éditeurs pour cette méthode de distribution est aisément explicable : la consommation de jeux en dématérialisé améliore tout simplement leur marge. Sony, Nintendo et Microsoft récupèrent 30 % de chaque transaction effectuée sur le PlayStation Store, Le Xbox Store et le Nintendo eShop. Quand Ubisoft vend un Assassin’s Creed Mirage sur le Xbox Store, 30% de la somme revient à Microsoft tandis qu’Ubisoft récupère 70 % du montant. Le gâteau se partage en deux parts en non en trois, il n’y a plus l’intermédiaire de la boutique qui distribue ici. Plus parlant encore, quand un jeu est first party, le constructeur possédant le studio récupère 100 % de la mise. Cet état des lieux est bien différent par rapport à il y a 20 ans, quand les magasins “en dur” ne sortaient pas de l’équation.

Les boutiques ne misent plus sur les jeux en boîte, épisode 33

Nous avons déjà évoqué, par le passé, la crise que subissent les boutiques spécialisées. En 2023, 35 magasins GameStop ont fermé en Irlande, alors que la chaîne britannique GAME, qui a fermé ses portes chez nous en 2013, constatait le déclin des jeux en boîte. En juin 2023, moins de 18 % des ventes des quatre sorties majeures (Diablo 4, Final Fantasy 16, Street Fighter 6, F1 23) auraient été faites dans des boutiques physiques. “Le numérique a pris de l'avance au-delà de ce que nous avions prévu” déclarait alors le patron de l’enseigne. En France, Micromania a préféré fusionner avec Zing en 2017 afin de trouver une solution à la baisse des ventes de jeux au format physique.

La contagion aux géants de la distribution paraissait inévitable. Au mois de juillet 2023, la chaîne de supermarchés britannique Tesco commençait à retirer les jeux vidéo en boîte de ses 2 800 boutiques. La raison donnée par les dirigeants de la chaîne était “l’évolution de la manière de consommer des clients”. Malgré les soucis du dématérialisé souvent cités sur les forums, tels que l’impossibilité de revente, la “perte d’appartenance”, la menace de ne plus pouvoir jouer à sa bibliothèque si le compte se fait bannir ou pirater, le grand public est enclin à l’accepter. Parfois de force. En février 2022, NPD (Game Pulse) révélait que l’édition de jeux sur disques et cartouches était passée de 321 titres en 2018 à 226 softs en 2021, soit une baisse de 30 % en deux ans. Enfin, aux Etats-Unis, Best Buy, le mastodonte de la distribution, serait en train de se préparer à ne plus vendre de jeux vidéo en 2024.

"Xbox sortira probablement du marché physique d’ici 5 ans”

Dans ce climat de disparition des boîtes de jeux dans les boutiques, Ubisoft assure que le physique a encore de l’avenir, tout du moins chez lui. Dans un communiqué publié le 13 octobre 2023, l’éditeur français assure “qu’il existe un marché de l’édition collector”. “Certaines personnes voudront toujours posséder un disque en physique. Je ne pense pas que cela va disparaître” explique Chris Early, senior vice-président du département Strategic Partnerships & Business Development d’Ubisoft. Il ajoute : “Est-ce que je pense que les ventes physiques pourraient diminuer avec le temps ? Bien sûr, mais est-ce qu'elles disparaîtront un jour complètement ? Je ne le crois pas”. Quelques jours auparavant, Yves Guillemot, le PDG de la société, s’enthousiasmait sur la démocratisation du cloud gaming. “Lorsque Netflix a annoncé son intention de se lancer dans le streaming, ses actions ont beaucoup baissé et elle a été largement critiquée. Aujourd'hui, nous voyons ce qu’elle est devenue. Il en ira de même pour les jeux vidéo, mais cela prendra du temps” prévenait-il.

Pourtant, en marge de ces déclarations rassurantes, certains professionnels tirent la sonnette d’alarme. En rebondissant sur l’information traitant du game over des jeux vidéo dans les allées de Best Buy, Josh Fairhurst, le PDG de Limited Run Games, a fait part de ses sombres présages sur Twitter/X. “Je m'attends à ce que cette tendance se poursuive en 2024. J'ai entendu des rumeurs selon lesquelles Wal-Mart abandonnera bientôt les jeux Xbox en boîte” dit-il par ici. “Et je dois imaginer que d'autres réductions des sections de jeux physiques seront effectuées au fur et à mesure au cours de l'année prochaine” continue-t-il. D’après lui, Wal-Mart commencerait par le rayon Xbox avant “des changements plus profonds”. Dans une réponse à un utilisateur sur le réseau social, Josh Fairhurst prédit un retrait définitif de la marque dirigée par Phil Spencer des étals des magasins. “Xbox sortira probablement du support physique d’ici 5 ans” commente-t-il. Même sur Nintendo Switch, le dématérialisé ne cesse de progresser (47,3 % des ventes totales de software). Mais dans un monde où la Xbox Series S représenterait 75 % des ventes de Xbox Series selon les récents leaks, il est certain qu’un futur full figital pourrait hypothétiquement être sur les plannings du constructeur américain.

Officiellement, aucun constructeur n’envisage encore de mettre définitivement de côté les disques et les cartouches. Nous avons directement contacté Microsoft afin de savoir s'ils souhaitaient s'exprimer sur les propos de Josh Fairhurst, mais nous n'avons pas reçu de réponse. À l’instar de Disney qui va abandonner l’édition de films sur support physique (Blu-ray, DVD), est-ce que nos géants du jeu vidéo pourraient délibérément choisir de ne plus sortir de jeux en boîte ? Bien sûr, de nombreux fans hurleraient leur colère, mais d'un autre côté, cela inciterait les joueurs à embrasser définitivement le 100 % numérique, que ce soit en téléchargeant des softs à l’unité ou en s’abonnant à des services de jeux à la demande de type PS Plus Premium et Game Pass.