
Le jeu vidéo regorge d’histoires folles, c’est indéniable. Parfois éphémères, parfois au long cours : elles ont toutes le point commun d’avoir apposé leur marque sur le jeu dont elles sont issues. Dans le lot, il y en a une qui possède un récit exceptionnel et qui s’est écrite au fil des pérégrinations des joueurs sur… Shadow of the Colossus. Pendant plus de dix ans, les joueurs se sont mis en quête d’un secret qu’ils ont eux-mêmes forgé.

Shadow of the Colossus, terreau de l’imaginaire et de l’interprétation
Lorsque l’on consulte la biographie de Fumito Ueda, on se rend compte qu’il ne faut pas bien longtemps pour citer l’entièreté de la ludographie du créatif japonais. ICO, Shadow of the Colossus et The Last Guardian, et puis c’est tout. Du moins, pour l'instant. Une liste courte, certes, mais recelant un potentiel sans limite au moment de stimuler notre imagination. Le 17 février 2006, dès l'instant où la terre entière place le disque de Shadow of the Colossus dans la machine de Sony, l’engrenage d’une épopée formidable se met en place, et l’on ne parle pas du périple de Wander et Agro mais bel et bien de celui d'Ascadia-PSU et de toute une communauté.

À jamais considéré comme un chef-d’œuvre du jeu vidéo, Shadow of the Colossus est une création à part qui, au beau milieu des années 2000, interroge déjà sur la capacité de ce type de production à se muer en une proposition artistique. Une chose trop peu fréquente, à l’époque. Avec sa dimension héroïque aux relents de tragédie, sa nature poétique et son onirisme troublant, la création de Fumito Ueda intrigue au plus haut point. À terme, Shadow of the Colossus apparaît comme une expérience folle, à la fois dénuée de narration, ponctuée de décors immenses et affublée de combats aussi épiques qu'épars.
Si Wander est le symbole d’un David qui affronte une pelletée de Goliath, l’analogie se reproduit à travers le joueur : il est, manette en mains, un David qui, perdu au milieu de nulle part, doit faire face à un monument de solitude, à un géant de mélancolie. Et ça, ça a clairement bouleversé plus d’un possesseur de PlayStation 2. À commencer par Ascadia-PSU, cité plus haut, qui a mis de nombreux mois avant de partager ses découvertes et sa théorie sidérante sur le plus grand mystère de Shadow of the Colossus. Nous sommes dix mois après la sortie du jeu et, au lendemain de Noël, des joueurs s’apprêtent sans le savoir à vivre une épopée de la trempe de celle de Wander.
Les symboles d’une quête personnelle et d'un secret bien gardé
Convaincu d’avoir mis le doigt sur la piste du secret qu’il espérait tant déniché, Ascadia-PSU se rend instantanément sur les forums communautaires PlayStation pour y déposer un message - aux explications aussi factuelles (vis-à-vis de ses trouvailles) qu’emplies de mystères - qui porte le nom de « Quest for the Last Big Secret / Mysteries of SotC ». Dans un texte de plus de mille mots, il met en avant sa fameuse théorie qui fait écho à une ligne narrative d’apparence anodine, décrivant les origines du monde de Shadow of the Colossus comme issues de la « résonance des points d’intersection ». D’où émergerait donc cet étrange croisement et que dévoilerait-il ? Prenant la métaphore de cette phrase au pied de la lettre, le joueur a donc mené ses recherches autour de ce détail cryptique.


Dans son message, conscient qu’il a tout l’air de tenir une piste solide, il fait remarquer aux internautes que quatre symboles, chacun « gravé dans la roche » et assimilable à un emplacement, à un lieu précis, convergent vers un unique point une fois placés sur la carte du monde : un temple, enfoui sous le désert, où l’on retrouve une immense porte, comme gelée dans ses gonds. De là, nul doute que le voile est à deux doigts d’être levé. Mais comment ouvrir cette satanée porte ? Contrairement à Wander, Ascadia-PSU est loin d’être seul dans sa quête puisque de nombreux joueurs réagiront à son message, ce qui fera prendre de plus en plus d’ampleur à celui-ci : une quête longue de dix ans qui a bel et bien permis de répondre à la question « Que se cache-t-il derrière ce portail qui ne semble pas être là par hasard ? »
Une communauté de passionnés, rassemblée et soudée jusqu’à la révélation finale... et même après !
En ces dernières heures de l’année 2007, c’est le branle-bas de combat sur le forum communautaire PlayStation. Aujourd’hui, les seuls vestiges de ce périple démesuré sont consignés dans un fichier PDF, disponible via le site Archive.org, qui comptabilise pas moins de 1831 pages ! Au total, ce sont 5662 messages qui ont été postés dans ce fil de discussion, et l’ultime réponse remonte au mois de mars 2016. Si beaucoup ont réagi à la théorie d’Ascadia-PSU, majoritairement parce qu’elle a piqué leur curiosité, d’autres se contentent d’adresser un message de soutien.. ou vont même jusqu’à effectuer leurs propres recherches. Que ce soit pour confirmer ou infirmer les supputations de l’instigateur de cette théorie, pour mettre en lumière une autre piste ou tout simplement pour apporter des connaissances supplémentaires sur l'univers du jeu. Une communauté née alors : « The Secret Seekers », soit les Chercheurs du secret.


Bref, tout y passe sous l’impulsion de cette communauté ! L’escalade du temple, inaccessible en tant que tel, à l’aide d’une barre d’endurance gonflée à bloc ; l’accrochage à un aigle ; l’utilisation du parachute en altitude pour scruter les reliefs à la recherche d’indices visuels ; la flamme du désert ; etc. Au fil des mois et des recherches, Shadow of the Colossus se transforme en quelque sorte en une planche du test de Rorschach sur laquelle chacun projette ses fantasmes et ses interprétations plus ou moins sensées dans l’optique de dénicher une quelconque autre piste concrète sur ce mystère qui remue la matière grise de nombreux joueurs. Pour ne rien arranger, les réflexions qui fusent dans tous les sens orientent dans de multiples directions. Ainsi, on imagine une utilité particulière aux objets magiques que l’on récupère après la fin du jeu, et l’on rebondit même sur quelques anecdotes de développement comme le fait que Fumito Ueda a réduit le nombre de colosses, initialement fixé à 48 puis 24 et enfin 16. Beaucoup imaginent donc qu’une théorie fantasque selon laquelle cette porte cacherait un dix-septième géant à occire. Toutefois, il y a un détail qui écorne la théorie d’Ascadia-PSU… et il concerne le quatrième symbole.
Le remake de Shadow of the Colossus exauce le plus beau souhait de la communauté
Au lieu de détruire le colosse de leur croyance, Bluepoint Games a donc fait le choix de rendre hommage à cette histoire touchante : un hommage d’autant plus fort quand on sait que William « Ascadia-PSU » Stroup s’est éteint un mois, presque jour pour jour, avant la sortie du remake. Il n’y avait peut-être pas de secret dans le jeu original mais il y en a bien un dans le remake, et il n’aurait jamais été là sans leur amour pour le conte mélancolique de Fumito Ueda. Qu’ont-ils donc caché derrière cette porte ? Eh bien, une fois les 79 orbes réunies, la porte scellée du temple du onzième colosse s’ouvrait bel et bien, laissant apparaître un couloir menant à une chambre secrète où repose un trône de pierre… et une épée. Ascadia-PSU peut donc être en paix, on lui a offert le secret qu’il espérait mais, au fond, ce n’était pas le plus important : lui et les autres membres de la communauté possédaient déjà le plus beau trésor que le jeu pouvait leur octroyer.