Ubisoft le mal aimé

Avez-vous déjà eu l’impression que la moindre annonce d’Ubisoft suffisait à réveiller une rage presque sans pareil dans l’industrie du jeu vidéo ? Comme si peu importe ce que l'éditeur pouvait faire ou dire, des centaines, voire même des milliers, de joueurs en colère étaient dans les starting-blocks, prêts à balancer leurs critiques habituelles. En fait, avez-vous déjà eu l’impression qu’Ubisoft était foncièrement détesté ? Et bien vous savez quoi ? Ce n’est pas qu’une impression. Selon une étude de 2021, la boîte française est bien l’éditeur de jeux vidéo le plus détesté au monde… selon Twitter. C’est en effet en se basant sur des milliers de tweets positifs et négatifs que RAVE Review a cartographié les studios/éditeurs les plus critiqués. Et Ubisoft arrive en tête dans pas moins de 23 pays. C’est presque trois fois plus que Capcom et ses neuf pays, qui sont pourtant deuxième sur la liste. Si Twitter ne peut pas se vanter de représenter l’avis général des joueurs, cette étude montre tout de même que quand il s’agit de taper sur un studio de jeux vidéo, on a tendance à avoir la main bien plus lourde avec Ubi qu’avec d’autres. Et le Summer Game Fest l’a encore une fois montré.

Malgré une conférence exemplaire au global, Ubisoft a été sous le feu des critiques ces derniers jours. En ayant suivi la conférence en direct, j’avoue avoir été assez marquée par le taux d’aigreur à la minute déversé dans les commentaires des uns et des autres. Avatar : Frontiers of Pandora ? C’est du Far Cry à Pandora. Star Wars : Outlaws ? Du The Division dans l’espace. Tiens, Prince of Persia : The Lost Crown un peu de changement ! Ah ben non, il ne fallait pas finalement… Tiens, un jeu VR et des jeux mobile plus ambitieux. Ben non, c’est du Assassin’s Creed donc ça ne compte pas comme une nouvelle proposition… Si l'argument s’entend, j’ai quand même l’impression que l’on ne voit pas le même genre de scepticisme constant pour d’autres éditeurs.

Diablo IV a été accueilli comme le messie par exemple, malgré le fait que Blizzard avait déçu les fans de la licence par le passé. Et puis à ce compte-là, The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom n’est qu’un mélange entre Banjo-Kazooie : Nuts and Bolts et The Legend of Zelda : Breath of the Wild, Elden Ring un Dark Souls grandeur nature ou Red Dead Redemption un GTA au Far West. En fait, il y a forcément des similitudes, une patte que l’on retrouve à travers les différents jeux d’une même entité. Mais allez savoir pourquoi quand Rockstar Games fait du Rockstar Games, Nintendo du Nintendo, FromSoftware du FromSoftware ou encore Arkane du Arkane, cette patte réutilisée encore et encore ne semble plus vraiment poser souci.

De façon plus générale, il y a comme un “effet Ubi” qui pousse certains jeux à devenir bien moins intéressant aux yeux des joueurs dès que le petit logo en spirale apparaît. L’exemple récent parfait, c’est très certainement XDefiant. À l’annonce de ce nouveau FPS multijoueur free-to-play (certes dans la grande famille des Tom Clancy mais quand même une nouveauté), les critiques ont automatiquement plu. “Ubisoft a oublié l'originalité depuis longtemps, pas étonné par cette annonce naze”, “Ubisoft qui sombre de plus en plus dans la médiocrité”, “comme quoi j'ai raison de ne plus avoir rien à foutre de ce studio daubé”... Tous ces commentaires pour un simple trailer d'un jeu au début de son développement, vraiment ? Et un jeu qui s’est, au final, révélé assez fun et bien dynamique mais qui peine à dépasser le lassé (voir parfois hargneux) “boh encore un jeu Ubisoft”. J’ai d’ailleurs entendu des gens dirent ouvertement “si ce n’était pas un jeu Ubi, la hype serait folle”. Alors vrai ou faux, cela n’est pas la question. Parce que cette phrase montre avant tout qu’Ubisoft se tape aujourd’hui une sale image du côté des joueurs. Et, je vous l’accorde, ça ne sort pas totalement de nulle part.

Les erreurs d’Ubisoft

Dans le monde du jeu vidéo, les erreurs sont courantes. Aucun acteur de l’industrie ne peut se vanter d’être parfait, et certainement pas Ubisoft. Et comme pour tous les éditeurs ou studios, chacun a ses doléances. Mais s’il y a bien une année qui cristallise toutes les déceptions du côté d’Ubi, c’est bien 2014. Entre Watch Dogs qui s’est révélé bien en deçà des attentes suscitées par le trailer d’annonce ainsi qu’Assassin's Creed Unity profondément buggé à sa sortie, cette année est devenue en cas d’école dans le milieu. Si bien que The Witcher 3 : Wild Hunt, par exemple, avait été repoussé pour éviter le même genre de lancement chaotique. Certes, Ubisoft a depuis appris de ses erreurs (notamment en commençant un reboot de la formule AC), mais les joueurs ont tout de même la mémoire tenace. Surtout que la situation actuelle de l'éditeur n’aide pas.

Ubisoft n’est pas vraiment au meilleur de sa forme. Ce n’est pas un secret, l'éditeur a enchaîné les échecs (relatifs) dernièrement. Far Cry : New Dawn, Ghost Recon Breakpoint, Hyper Scape, Watch Dogs Legion, Roller Champions… Les joueurs ont été déçus à de nombreuses reprises, que ce soit par de grandes licences ou des nouvelles IPs. Même le très bon Mario + The Lapins Crétins Sparks of Hope ne s’est pas vendu autant que prévu, jetant l'éditeur un peu plus dans la tourmente. Forcément, quand les actions chutent, que les reports et les mauvaises décisions s’enchaînent et que les licenciements pleuvent, ça n’aide pas à rétablir la confiance. Et puisque l’on parle des problèmes internes, il est important de revenir sur un point : les affaires d’Ubisoft.

On le sait, travailler dans l’industrie du jeu vidéo n’est pas toujours de tout repos. Et chez Ubisoft, ça a même été l’enfer pour certains. Il y a quelques années, Libération a sorti une grosse enquête sur les dessous de l'entreprise, attestant de nombreux cas de harcèlements et même d’agressions sexuelles. De nombreux créatifs ont également été épinglés et pour certains écartés à cause de méthodes de management “toxiques”. Mais ce n’est pas le cas de tous et ce manquement a d’ailleurs poussé le syndicat Solidaires Informatique à déposer une plainte pour harcèlement sexuel institutionnel. Depuis, Ubisoft essaye tant bien que mal de redorer son blason. Mais tout n’est pas rose, et les récents appels à la grève ou rapports sur le développement de certains jeux l’ont montré. Notez d’ailleurs qu’Ubisoft avait déjà été pointé du doigt pour ces dérives dans les années 90, à travers le site internet Ubi Free. Avec un tel passif, on peut comprendre qu’Ubisoft n’ait pas une très bonne image. Sauf que cet argument plus que valable n’est pas franchement le plus cité.

Ubisoft le pire éditeur, vraiment ?

Jetons directement un œil à ceux que disent les joueurs. Et c’est là qu'on va aborder le point énervant avec le “Ubisoft bashing” : il y a à boire et à manger, du très bon et des trucs qui n’ont aucun sens, des arguments compréhensifs et constructifs perdus au milieu de non-sens totaux. Pêle-mêle, j’ai trouvé les “portages médiocres sur PC” (comme tout le monde, non ?), des jeux dégoulinant de progressisme (pour une boîte qui s’est refusée à mettre Kassandra en unique personnage jouable, bien sûr) et puis le classique “Ubisoft recycle trop”. Ce point, on l'a déjà évoqué plus haut. Mais pour en rajouter une couche, le simple fait qu’Ubisoft ait choisi d’explorer de nouvelles possibilités avec AC, ça montre justement une volonté de ne pas se reposer sur ses acquis non ? Parce que le succès commercial d’Assassin's Creed Valhalla leur donnait largement le champ libre pour reprendre la même formule sans s’encombrer avec de la VR (de niche), un hub dont personne ne comprend vraiment le fonctionnement, un jeu mystérieux et différent (Hexe), du mobile et tutti quanti. Mais je veux bien vous l'accorder, ça reste de l’exploitation de grosses licences et je peux entendre que ça donne l’impression de les exploiter “comme des vaches à lait”. Mais alors quid d’Avatar, de Star Wars mais aussi d’IP comme Immortals Fenyx Rising ou Skull and Bones ?

Surtout qu’à en entendre certains, Ubisoft devrait se concentrer sur moins de projets en même temps. Et oui, j’ai vu passer quelqu’un assurant que les “autres boîtes font moins de jeux mais réfléchissent à deux fois avant d’en sortir un”. Mais à part peut-être Rockstar Games, la plupart des gros studios charbonnent et proposent de bonnes pelletées de jeux chaque année. Jetons un œil à la line-up de fin d’année dernière de Square Enix. Entre septembre et décembre, on a eu le droit à Various Daylife, The DioField Chronicle, Valkyrie Elysium, NieR Automata : The End of YoRHa Edition, Star Ocean : The Divine Force, Harvestella, Tactics Ogre : Reborn, Romancing Saga -Minstrel Song- Remastered, Dragon Quest Treasures et enfin Crisis Core : Final Fantasy VII Reunion. Pourtant, il ne me semble pas que le même genre de critiques aient été beaucoup avancées.

Et puis, il faut rappeler qu’Ubisoft est l'éditeur avec le plus d’employés au monde. Du coup, c’est assez logique de le voir s’éparpiller un peu. Vous pensez vraiment qu’il est possible de faire travailler 20 000 employés sur un projet ou deux ? Surtout que si Ubisoft ne tentait pas de nombreux projets, on lui reprocherait de trop se reposer sur ses licences phares (tiens tiens). En fait, c’est ça le problème et c'est un peu le fil rouge de ce billet : ce que l’on reproche à Ubi, on peut le reprocher à énormément de studios, et pourtant on ne le fait pas, ou alors beaucoup moins. C’est devenu un automatisme de critiquer le studio pour tout et son contraire. Et c’est d’autant plus injuste que sur certains aspects, Ubisoft n’est pas le plus mauvais élève.

Typiquement, on a tendance à dire qu’Ubi se repose sur ses lauriers avec ses grosses licences. Sauf que si tous les éditeurs prenaient des risques et cherchaient à étendre leur champ d’activité autant qu’Ubisoft, le monde du jeu vidéo en ressortirait grandi. Ubisoft c’est autant du Assassin’s Creed que du Child of Light ou du Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Ubisoft c’est autant du grand public que de l’eSport, avec une scène soutenue par une branche dédiée (Trackmania Games, Rainbow Six, Jeux olympiques…) Ubisoft, c’est autant de la Nintendo Switch, que de la console de salon, du PC, du mobile, du VR… Ubisoft, c’est un changement profond (et risqué) de sa licence la plus lucrative. Ubisoft, c’est aussi une volonté de mélanger les genres, comme l’ont montré le dernier Mario + The Lapins Crétins ou le Prince of Persia à venir. Ubisoft, c’est également de longues sessions de tests avec les joueurs pour prendre en compte leurs retours. Ubisoft, c’est des licences qui ont révolutionné tout un genre. C’est la liberté d’Assassin’s Creed, les antagonistes travaillés de Far Cry, la fraîcheur tactique d’un Mario + The Lapins Crétins ou la furtivité d’un Splinter Cell. Ces formules que vous adorez détester ont, et continuent de marquer l’industrie du jeu vidéo. Et en plus de cela, Ubisoft c’est aussi des escape game, du cross-média, de la préservation du patrimoine, des partenariats avec des expositions, du financement de recherches historiques… Il y a peu de studio qui mette autant un point d’honneur à faire briller le monde du jeu vidéo bien au-delà de son (plus si petit) microcosme.

Alors non, Ubisoft n’est pas parfait. Oui, il y a des raisons légitimes de critiquer l'éditeur. Mais il serait peut-être temps d’arrêter de répéter en boucle des arguments vides de sens, non ? Ne serait-ce que pour respecter le travail des milliers de développeurs qui se tuent actuellement à la tâche pour essayer de redonner à Ubisoft sa gloire d’antan et auxquels vous ne laissez pas l’ombre d’une chance... On a le droit d’être sceptique, on a le droit d’émettre des doutes. Mais se montrer aussi virulent et négatif après une conférence exemplaire dans l’ensemble, est-ce la meilleure façon de tirer l’industrie du jeu vidéo vers le haut ? Laissez-moi avoir quelques doutes à ce sujet…