
Le 26 mai 2019, l’Organisation Mondiale de la Santé a adopté une proposition par laquelle elle reconnaît officiellement le « trouble du jeu vidéo » comme une maladie. Une nouvelle qui n’a pas manqué de faire réagir l’industrie du jeu vidéo, mais aussi celles et ceux qui travaillent à sa périphérie. Et sans trop de surprise, la décision de l’OMS ne fait pas consensus.


C’est donc acté : l’Organisation Mondiale de la Santé traite désormais le « trouble du jeu vidéo » comme une maladie. Cette décision, intégrée à la nouvelle CIM-11, entrera en application le 1er janvier 2022. La définition qui est faite du « trouble du jeu vidéo », présentée en juin 2018, a été adoptée et prend soin de faire la différence entre la simple pratique du jeu vidéo, et un quelconque trouble mental ; il n’est donc pas question de dire que le jeu vidéo en lui-même est dangereux ou que la pratique du jeu vidéo est nocive. Mais plutôt de définir quand la trop grande pratique de celui-ci devient inquiétante. Pour autant, la décision de l’OMS est depuis quelques jours très largement contestée, à commencer par les professionnels du jeu vidéo. Si l’ESA (Entertainment Software Association), le syndicat des éditeurs de jeux vidéo aux États-Unis, a tôt fait entendre son mécontentement, il a vite été rejoint par d’autres associations et personnalités à travers le monde.
Un processus qui a "cruellement manqué de transparence"
En France, la position des professionnels de l’industrie du jeu vidéo n’est pas différente. Contactés par jeuxvideo.com, Emmanuel Martin (Délégué Dénéral du Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisir) et Julien Villedieu (Délégué Général du Syndicat National du Jeu Vidéo) tiennent sans surprise un discours similaire. Selon eux, la décision de l’OMS ne s’appuie sur aucune étude tangible. Pire même, c’est tout le processus qui a permis d’acter cette décision qui n’est pas clair, a fortiori parce que, comme le rappelle Emmanuel Martin, « le débat perdure entre professionnels de la santé ».
L’intégration des jeux vidéo dans la CIM n’est pas le résultat d’un processus transparent et aucun rapport rédigé par le groupe d’experts responsables ne justifie une telle action. L’absence de soutien général de la communauté scientifique est évidente. Nous savons que les spécialistes de la santé ont eu, et continueront d’avoir des discussions vigoureuses sur les jeux vidéo et sur la santé comportementale – Emmanuel Martin, Délégué Général du SELL
Elle [la décision de l’OMS, NLDR] est très critiquable car l’intégration des jeux vidéo dans la onzième classification internationale des maladies a été faite sans étude scientifique préalable, sans aucun rapport du groupe d’experts responsables et son processus a manqué cruellement de transparence. Pour une organisation dont les décisions s’appliquent dans le monde entier cela est troublant, pour ne pas dire inquiétant. - Julien Villedieu, Délégué Général du SNJV
Un manque de transparence et de sérieux dans le processus de réflexion ? C’est ce que semble penser Julien Villedieu, qui estime que « la décision de l’OMS donne l’impression que le sujet a été pris à l’envers, pour satisfaire certains intérêts, sans placer au cœur du sujet les pratiques vidéoludiques ».
Les spécialistes dubitatifs
Si Emmanuel Martin et Julien Villedieu sont dans leur rôle lorsqu’ils remettent en question la décision de l’OMS, leurs réflexions trouvent un écho similaire lorsque l’on discute avec les spécialistes de la santé. C’est notamment le cas du docteur Yann Leroux, Docteur en Psychologie et psychanalyste, que nous avions déjà interrogé en juillet 2018. Il nous expliquait alors qu’il n’y avait « pas de consensus sur la définition de l’addiction au jeu vidéo » et qu’il n’y avait « pas d’instrument de mesure fiable ». Aujourd’hui, sa position reste la même : la définition du « trouble du jeu vidéo » telle qu’établie par la CIM-11 est trop floue, l'addiction au jeu vidéo n'existe pas.
La définition est trop large, elle n’est pas assez discriminante. Il manque des critères d’exclusion. Cela pourrait engendrer de vrais problèmes de faux positifs et de faux négatifs. - Yann Leroux, Docteur en Psychologie

Selon ce psychologue, l’OMS a donc manqué de rigueur scientifique car dans l’immédiat rien ne permettrait de prouver que le « trouble du jeu vidéo » existe vraiment. Une pratique trop soutenue serait avant tout la preuve d’un mal plus profond, d’une pathologie qui elle doit absolument être traitée. « Les jeux vidéo sont une conséquence, pas une cause », nous explique Yann Leroux, qui précise qu’ils peuvent être un outil de coping, positif ou négatif. En psychologie, le coping est un processus cognitif qui permet à un individu de surmonter une ou des situations difficiles, et donc de se libérer du sentiment de détresse induit. En somme, un individu peut se jeter à corps perdu dans le jeu vidéo pour oublier ses soucis ; le problème n’est donc pas le jeu vidéo, mais la source de ces soucis. Pour Yann Leroux, la position de l’OMS est dangereuse en cela qu’elle ne permet pas de diagnostiquer correctement le mal qui frappe un patient. Une inquiétude que partage Emmanuel Martin, qui précise qu’il « ne s’agit pas de nier l’existence de la pratique excessive du jeu vidéo », et qu’il est « essentiel de faire preuve de modération dans sa pratique et de trouver un équilibre personnel. »
Cette décision va vraisemblablement empêcher certaines personnes victimes d’erreurs de diagnostic de bénéficier d’un traitement approprié. - Emmanuel Martin, Délégué Général du SELL
Yann Leroux rejoint aussi Julien Villedieu lorsque celui-ci estimait que la décision de l’OMS cherchait à satisfaire « certains intérêts ». Le psychologue n’a pas hésité à pointer du doigt ce qui pourrait bientôt être un marché particulièrement juteux, celui des cliniques spécialisées dans le traitement du « trouble du jeu vidéo ». Un marché qui existe déjà depuis plusieurs années, en France ou aux États-Unis, et qui devrait prendre de plus en plus d’importance lorsque la CIM-11 sera effective, en 2022. Autre intérêt pointé du doigt par Yann Leroux : celui de pays comme la Corée du Sud, et surtout de la Chine. Cette dernière pourrait s’appuyer sur la décision de l’OMS pour justifier sa politique très contraignante à l’égard du jeu vidéo. Rappelons qu’en l’état actuel des choses, chaque titre prétendant paraître sur le territoire chinois doit obtenir la validation du SAPP (Administration Chinoise de la Presse et des Publications), un processus long et délicat qui s’enrichit régulièrement de nouvelles conditions.

À l’inverse, Justine Atlan, la Directrice Générale de l’association e-ENFANCE, juge que la décision de l’OMS va dans le bon sens. « Si l’on est rigoureux, précis, nuancé, explique-t-elle, ça ne me dérange pas, ça entérine quelque chose que l’on connaît depuis 15 ou 20 ans. Beaucoup voulaient que l’on adresse les problèmes représentés par certains types de jeux. » Si, comme elle le rappelle, elle n’est ni médecin ni psychologue, Justine Atlan travaille en étroite collaboration avec des spécialistes des phénomènes d’addiction et explique que le sujet est étudié depuis de nombreuses années, et qu’il est donc bien connu.
Cela fait des années qu’on a ces questions sur le caractère addictif de certains jeux vidéo, comme les MMORPG ou certains types de jeux en ligne, et les effets qu’ils peuvent avoir sur une population fragile. Les spécialistes des addictions comportementales reçoivent des adolescents, ou de jeunes adultes qui présentent des comportements proches de l’addiction. Il y a des ressorts communs. Certaines familles témoignent de réactions... lorsqu’on les prive, ils ont des réactions violentes qui sont similaires à des comportements que l’on retrouve avec certaines substances. - Justine Atlan, Directrice Générale d'e-ENFANCE
Récemment, la "folie" Fortnite a inquiété de nombreux parents



Ces prises de position contradictoires ne font pas l’affaire d’autres associations, comme PédaGoJeux. Cette dernière se charge d’accompagner et de conseiller les parents qui pourraient avoir du mal à appréhender le jeu vidéo ; elle a donc besoin d’établir avec eux une communication claire et facilement compréhensible. La décision de l’OMS, et les débats qu’elle a engendrés, ne lui facilite pas les choses.
Nous constatons que cette décision fait encore l’objet de controverses, notamment entre spécialistes, ce qui est évidemment ennuyeux. Ainsi, les experts avec qui nous travaillons ne sont pas tous en accord et, de ce point de vue, cette décision peut paraître étonnante. En tous les cas, cela ne rend pas service aux parents qui ont besoin de messages clairs et non de controverses ou de confusion. Car il n’est pas toujours simple de gérer les jeux vidéo en famille. - Olivier Gérard, responsable du Collectif PédaGoJeux
Un problème d’image
Bien entendu, il y a autre chose qui préoccupe les professionnels de l’industrie : l’image du jeu vidéo dans son ensemble. Si la définition de l’OMS fait la distinction et sépare la seule pratique du jeu vidéo d’une quelconque forme de maladie, la crainte est que le public, ou une partie du public tout du moins, fasse un raccourci. Et que jeu vidéo devienne synonyme de troubles mentaux. Emmanuel Martin ne s’en cache pas, mais tient à rappeler les efforts accomplis par l’industrie depuis des années.
Cette décision a un impact négatif auprès du grand public, sur la manière de percevoir la pratique du jeu vidéo, et sur la façon dont les parents peuvent être confrontés à une pratique excessive de leurs enfants. Les acteurs de l’industrie ont toujours placé au centre de leurs préoccupations l’information des joueurs et de leurs parents. Nous avons mis au point des outils de protection des consommateurs de classe mondiale, notamment en développant des dispositifs de contrôle parental et des programmes de sensibilisation à une pratique vidéoludique responsable, avec pour la France la classification PEGI et le soutien au Collectif PédaGojeux. - Emmanuel Martin, Délégué Général du SELL



Même son de cloche du côté du SNJV. Julien Villedieu a lui souhaité souligner le sérieux des travailleurs du jeu vidéo et estime que l’industrie est déjà responsabilisée.
Les professionnels du jeu vidéo que nous représentons ont depuis toujours un comportement responsable et professionnel dans la création des contenus qui sont proposés aux joueurs. Les professionnels s’attachent à proposer des contenus de qualité qui permettent une pratique saine, agréable et équilibrée avec les autres moments de la vie des joueurs. - Julien Villedieu, Délégué Général du SNJV
Là encore, le SELL et le SNJV sont dans leur rôle et on ne saurait leur reprocher de défendre les intérêts de l'industrie qu'ils représentent. Pour autant, ces inquiétudes sont partagées par Justine Atlan et Olivier Gérard, même si les raisons diffèrent. L’un comme l’autre redoute la manière dont cette décision sera perçue par le public, et notamment les parents des joueurs les plus jeunes. Ils craignent avant toute chose les amalgames, qui pourraient susciter des inquiétudes inutiles chez de nombreux parents.
Ce n’est pas la majorité des jeux qui est concernée, c’est seulement une minorité. Et ils vont affecter une minorité de joueurs. Il ne faut pas que les parents se disent que leur ado est tombé dans l’addiction, car l’adolescence, c’est l’âge des excès. Un adolescent peut avoir une conduite excessive, mais peu sont en fait dans une pratique qui les fait tomber dans l’addiction. - Justine Atlan, Directrice Générale d'e-ENFANCE
L’effet médiatique de cette annonce pourrait susciter de nouveaux questionnements ou générer des inquiétudes auprès des parents notamment par les raccourcis qui peuvent être faits de cette décision. Il faudra plus que jamais faire preuve de pédagogie et d’explication, notamment sur ce que signifie cette décision de l’OMS. En rappelant toujours aux parents qu’ils ont un rôle essentiel à jouer pour que le jeu vidéo reste une pratique sobre et équilibrée. - Olivier Gérard, responsable du Collectif PédaGoJeux
Et les discussions ne devraient pas s’arrêter en si bon chemin. Les différents syndicats et corps représentant des éditeurs de jeux vidéo ont appelé l’Organisation Mondiale de la Santé à revoir au plus vite sa décision. Certains estiment que la définition de « trouble du jeu vidéo » est trop vague, tandis que d’autres voudraient que la mention « jeu vidéo » soit carrément retirée. Tous les acteurs de l’industrie ont un peu plus d’un an et demi pour faire évoluer les choses, puisque rappelons-le, la CIM-11 n’entrera en vigueur qu’au 1er janvier 2022.