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Sujet : [Fic] Au coeur de la tempête

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TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 31
02 décembre 2021 à 17:27:54

Le Alik'r ne dit rien. Il s'était retrouvé irrémédiablement brisé par le départ de celle qu'il pensait voir finir ses jours à ses côtés. Alors, comment imaginer le tourment qu'avait dû ressentir l'elfe noir en se pensant seul au monde ? Il avait eut tort de penser qu'ils n'avaient rien en commun : en ce qui concernait la souffrance qui les avait poussé jusqu'ici, ils n'étaient pas si différents.

- Puis, un jour, après des mois de recherche, j'ai pu trouver la formule. Et je vous ai vu. Tous. Sans pouvoir comprendre à qui chacune de ces infimes lumières correspondait, j'ai eu la confirmation inespérée que certains d'entre vous étaient encore en vie. Mais j'ai aussi pu voir que la menace était réelle. Et, peu à peu, je pouvais voir les marques de nos âmes s'éteindre, une à une, semaine après semaine, sans même savoir vers quel membre il me fallait porter mon deuil.

Dakin expira bruyamment. Sous son visage, l'épaule d'Aris était désormais couverte de larmes.

- Alors, fit-il d'un souffle à peine audible, quand je t'ai vu débarquer avec le petit, il y a quelques mois, dans ce couloir sombre que je m'attendais à voir emprunté par celui venu prendre ma vie, je me suis dit qu'il restait peut-être de l'espoir. Tu étais le premier à venir me trouver en personne. Tu étais le seul, le seul à ne pas être mort ou dissimulé dans un recoin obscur du continent, à jamais hors de ma portée. Ce qui m'a redonné en espoir, ce n'était pas Nash, ni les autres. C'était toi. C'était cet homme, en proie au doute, rongé par la colère. Mais, contrairement aux autres, cet homme est venu. Même s'il était incertain. Même s'il était imparfait. Si je continue de me battre, aujourd'hui, ce n'est plus pour Neloth. C'est pour toi. Pour nous tous. Parce que tu m'as montré qu'il restait de l'espoir.

Aris commençait à comprendre. Tandis qu'il avait suivi son ami dans le simple but de combler le silence des Marcheurs et de Jira-ko, ce dernier avait sans doute vu en lui l'ultime espoir d'échapper à une éradication totale. Combien de temps le Dunmer aurait-il tenu, s'il n'avait pas décidé de suivre Neloth dans cette ruelle marchande à Sentinelle ?

- Tu as raison, Dakin, avoua le rougegarde. Cette guerre a cassé quelque chose en nous, et je ne suis pas sûr de pouvoir me montrer fier de ce qu'elle a fait de moi. Ces dernières années, j'ai fait des choses... des choses dont aucun Marcheur ne serait fier. Mais je ferai tout pour que tu puisse l'être. Pas seulement pour obtenir les réponses que je cherche. Mais parce que moi aussi, je veux croire que nous pouvons triompher. Je ne te ferai plus défaut.

Les deux amis restèrent immobiles ainsi durant de longues minutes, ravalant leur fierté pour mieux se souvenir qu'ils ne seraient toujours que deux enfants, arrachés à leur famille et plongés trop tôt dans un monde de deuil et de souffrance.
Après un silence si profond qu'il sembla avoir atténué les bruits au-dehors, l'elfe noir leva la tête. Son regard avait retrouvé l'éternel dureté sérieuse qui le caractérisait.

- Concernant... tu sais qui...

- Oui ?

- Tu es bien sûr qu'elle n'a pas disparu volontairement ?

Aris hocha la tête en guise de réponse.

- Elle ne m'aurait jamais abandonné. Pas comme ça. Pas sans un mot.

- Alors nous allons les retrouver, murmura Dakin. Nous allons retrouver les salaud qui sont responsables de sa disparition, qu'il s'agisse d'un elfe, d'un homme ou d'un royaume tout entier. Et ils auront ce qu'ils méritent. Je te le promet.

Le rougegarde leva les yeux vers lui, le regard empli d'une gratitude infinie. Non content de lui avoir permis de réaliser à quel point il s'était égaré, son ami venait de lui offrir un soutien dont il n'aurait jamais soupçonné éprouver le besoin.

- Merci, fit-il simplement.

Ils restèrent muets pendant quelques minutes supplémentaire, jusqu'à ce que leurs émotions se soient calmées.
Dakin se leva le premier.

- Bon. Même si te voir sangloter comme un marmot me procure grande satisfaction, je ne t'ai pas simplement rejoint pour retourner le couteau dans la plaie. Tu as des informations à propos de Nash ?

Aris sécha ses joues, puis secoua la tête.

- Je ne suis pas parvenu à grand-chose, si ce n'est apprendre qu'il a bien résidé dans la région.

- Tu peux élaborer ?

- Comme tu l'as deviné, j'ai discuté avec le meneur des rebelles. Il n'a pas réagi lorsque j'ai décrit l'apparence de Nash, mais son nom ne lui semblait pas inconnu. Je pense qu'il utilise une fausse apparence, où qu'il sort peu de là où il est. Et il semble s'être taillé une réputation suffisante pour tenir en respect le meneur des forces révolutionnaires.

- Tu as pu en obtenir plus ? demanda l'elfe, intrigué.

- J'aurais bien aimé, mais les hommes de Daric sont arrivés au mauvais moment.

Le rougegarde resta pensif durant une seconde, puis reprit.

- Si Nash est aussi difficile à trouver, je ne pense pas que ce soit parce qu'il se tient à l'abri d'un éventuel danger planant sur les Marcheurs.

- Il n'est pas stupide, acquiesça Dakin. Il sait que le nombre fait la force dans ces situations, et s'il était au courant, il aurait déjà trouvé un moyen de nous contacter depuis bien longtemps.

- Je pense qu'il doit rôder dans la région depuis un moment pour comprendre ce qui se trame en ville, mais les hommes de Daric ne doivent pas lui faciliter la tâche. S'il mène des recherches sur la mémoire des habitants, alors il a probablement dû prendre des mesures pour garantir sa propre sécurité.

- Alors, il aurait changé d'apparence simplement pour avoir la paix ?

- Ça lui ressemblerait bien, en tout cas.

Aris regarda les choppes brisées au sol sans un mot. Il regarda l'elfe noir, eut un sourire en coin en voyant ce dernier hocher les épaules, et se dirigea vers un coin de la pièce. Au fond de la salle principale, les murs miteux disparaissaient sous une pile de tonneaux et de petits meubles entassés les uns sur les autres. Il chercha durant un moment, puis sorti une petite fiasque de l'une des caisses. Il la porta à ses lèvres, grimaça sous l'amertume de la boisson, puis secoua la tête.

- Tsss. J'aurais aimé en demander plus à Hazir, mais les soldats du roi auraient tout entendu. Gro-Shagol aurait probablement fini sous les fers avant même que je ne sorte des souterrains.

Le Dunmer soupira.

- Je doute qu'il se serait laissé attraper si facilement, mais il aurait sans doute disparu pour de bon. Il faut donc croire que cette piste est close...

- C'est bien ce que je crains, avoua Aris. Qu'ont donné les choses de ton côté ?

Dakin quitta sa position assise pour se diriger vers le coin de la salle où se tenait son camarade. Il parla à voix basse :

- Rien en ce qui concerne Nash, mais... disons que j'ai fait une découverte. C'est pour cette raison que j'étais initialement venu te trouver ici.

- Je t'écoute.

- La mémoire de tous ceux qui vivent ici est... formatée. C'est pire que ce que nous pensions. C'est comme si... comme si la tour Direnni les avait programmé pour ne se souvenir que de certaines bribes bien précises. Évidemment, seuls les habitants à caractère révolutionnaire ont accès à la vérité, et ils sont persuadés que c'est Daric et son règne qui en sont la cause. Pas un souvenir du côté des hommes du roi. Tout est fait pour attiser la contestation d'une part et la répression de l'autre.

- Tu penses qu'il serait possible de forcer certaines personnes d'importance à se souvenir ? Avec tes contacts et Afranius du côté de la cour, nous pourrions...

L'arcaniste ricana d'un air sombre.

- Je t'arrête tout de suite. Le sortilège n'est pas extrêmement puissant, mais il est trop tard pour endiguer les choses. Les nobles qui accepteraient de se rallier à la version des rebelles ne feraient que passer pour des opportunistes ou des populistes. Tu connais comme moi le gratin bréton : même si cela leur permettait de sauver leur patrie, sacrifier leur réputation ne serait-ce qu'un instant est au-dessus de leurs forces. Avec tous les tours qui se jouent entre les grandes maisons, ils seraient de toute manière trop méfiants pour se laisser convaincre. Crois-moi, il n'y a rien que nous puissions accomplir de plus pour le moment.

- En somme, celui ou ceux qui sont à l'origine du sortilège sont en train de former des hordes de petits pantins aux penchants révolutionnaires, conclut le rougegarde d'un ton sans joie. Et tout marche à merveille...

- C'est ce à quoi j'ai abouti, soupira Dakin. Quoi qu'il en soit, nous n'avons plus rien à faire dans cette ville. Même après avoir entravé Hazir, la clameur a déjà atteint des proportions ingérables. Les soldats patrouillent jusqu'ici, maintenant, et les seigneurs voisins ont commencé à forger des alliances en préparation du conflit à venir d'après ce que m'a dit Afranius. La révolte gronde aux quatre coins de la cité, et elle va continuer d'enfler jusqu'à déborder, exactement comme avant. À ce rythme, Daguefilante sera en proie au chaos d'ici quelques semaines.

Aris se raidit imperceptiblement. Ainsi, il avait fait tout cela pour rien. L'entrevue avec la tête pensante de la rébellion, le massacre de ces hommes... Tout s'était révélé vain. Si la peine et le remord l'avaient envahi quelques minutes plus tôt, c'était maintenant la colère qui l'habitait. La colère envers lui-même. Au nom de la paix, il avait provoqué la mort de nombreuses personnes... et leur sacrifice n'allait avoir pour effet que de contenter brièvement Daric à l'aube de son inexorable chute.

- Au moins, nous sommes d'accord sur deux choses, répondit le Alik'r en observant silencieusement la porte du bâtiment. Nous ne dénicherons pas Nash dans de telles conditions... et il nous faut partir, au moins le temps que les choses se tassent.

Comme pour éviter de noircir le tableau davantage, l'elfe noir ajouta :

- Restons pragmatiques. Dans le pire des cas, nous pourrons retenter notre chance dans quelques mois, une fois qu'un nouveau gouvernement aura été instauré. Cela nous laisserait le temps d'aller en Orsinium. Ce ne sera pas chose aisée, mais je pense qu'un Marcheur se cache là-bas.

Le rougegarde arborait un rictus hésitant.

- Et s'ils réactivent la tour pendant que nous sommes en route ? Et si... et si nous étions pris dans le sortilège ?

- C'est peu probable. N'oublie pas, l'intérêt du Thalmor n'est pas de monter les brétons les uns contre les autres, mais de profiter du chaos pour assouvir leurs desseins. Quel que soit leur objectif, ils l'atteindront pendant que les yeux du monde seront rivés ailleurs. Ce qui veut dire que nous avons besoin de renforts, et vite. Si Nash refuse de se montrer, grand bien lui fasse. Nous n'avons plus le temps d'attendre, et la vie d'autres camarades moins bien dissimulés que lui est aussi en jeu.

L'épéiste hocha la tête.

- Eh bien, lâcha-t-il d'une voix amère. Tu as raison. J'imagine qu'il est temps de plier bagage.

- Il y a de l'eau dans la cave. Profites-en pour te laver avant de partir. Tu empestes le rhum et la boue.

Une mine surprise illumina le visage du rougegarde, qui tourna son regard en direction d'une petite trappe rectangulaire située à quelques pas. L'ouverture était dissimulée sous la couche de poussière impressionnante qui avait envahi ce recoin de la salle, mais ses contours d'ordinaire presque indiscernables avaient été révélés par des traces d'utilisation récente.

- Tu m'as amené de quoi me laver ?

-Moi ? Non, mais nous avons eu une visite nocturne. Un corbeau est passé les déposer pendant que tu dormais. Visiblement, ils ont eu le bon sens de se dire qu'ils te devaient au moins un peu de confort après tout ce que tu as fait pour eux.

Le Marcheur opina du chef, et fit quelques pas. Lorsqu'il avait fouillé le bâtiment la nuit de son arrivée, il avait trouvé cette pièce dénuée d'intérêt. Peut-être les hommes de Daric y avaient-ils apporté un quelconque changement depuis ?

- Ah, et...

Aris se retourna vers son ami.

- J'ignore exactement ce que tu leur a demandé de faire. Mais il m'a prévenu que les "réparations" étaient terminées. Il a dit que tu comprendrais.

L'épéiste ne répondit rien. Il sourit, remercia le Marcheur d'un signe de tête, se faufila dans l'encadrement ténébreux, et disparu complètement sous la trappe.

Message édité le 02 décembre 2021 à 17:29:55 par TheEbonyWarrior
TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 31
03 décembre 2021 à 20:23:39

Chapitre demain matin :ok:

EsZanN EsZanN
MP
Niveau 25
04 décembre 2021 à 00:27:09

Yes, pile à temps pour me rappeler que je me suis promis de relire tout depuis le début :hap:

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 31
04 décembre 2021 à 12:25:33

Chapitre 46

À la grande déception d'Aris, le sous-sol était aussi sombre et humide qu'à sa dernière visite. Une fois les quelques barreaux de l'échelle descendus, il tendit une main vers le sol, où il savait se trouver une petite lanterne. Il referma ses doigts sur la cage métallique, fit quelques mètres dans le noir à la recherche d'une allumette, et embrasa la mèche. Une lueur tamisée naquit dans la pièce, tout juste capable d'en englober les coins de sa pâle étreinte orangée. Quatre murs couverts de toiles d'araignées, une armoire pleine de plats en céramique, quelques étagères, et une pile de bassines en fer. Cette fois, il nota la présence nouvelle d'un petit caisson, rempli de bouteilles de vin contenant une eau manifestement propre. Mais ce n'était pas tout : au fond de la pièce reposait un coffre dont il n'avait pas souvenir.

Aris examina les bassines à la faible lumière de son flambeau, choisit la moins susceptible de lui ouvrir la plante des pieds à cause de la rouille, et y vida le contenu de quelques bouteilles avant de se dévêtir.
Il se trouvait dans un piètre état. Malgré les efforts qu'il avait déployé pour rester en forme au cours des dernières semaines, ses épaules et ses jambes lui semblaient déjà moins vigoureuses et musclées qu'auparavant. Ses ongles, longs d'un demi-centimètre de plus qu'à son arrivée, étaient noirs de souillure, et la peau de ses mains semblait incrustée de terre séchée. Il n'avait pas de quoi s'en assurer, mais le reste de son corps devait probablement être dans une disposition similaire. Sans chercher à se compliquer davantage la tâche, il saisit un morceau de son pantalon de jute aux coutures méconnaissables, le déchira pour obtenir l'équivalent d'un linge, le plongea dans l'eau jusqu'à l'avoir blanchi, et commença à se frotter avec acharnement.
L'eau devint noire en seulement quelques secondes. Effaré par la quantité de saleté qui recouvrait sa peau, il saisit une vieille cuve rouillée et y vida le contenu de la sienne, avant de la remplir à nouveau d'eau claire.

Alors que le niveau du liquide se stabilisait aux deux tiers du récipient, Aris entraperçu par mégarde son reflet dans l'eau. Il avait toujours trouvé le moyen d'éviter ce dernier. Que ce soit en laissant l'entretien de son visage et de sa pilosité à des professionnels ou en se contentant d'éviter toute forme de surfaces réfléchissantes, il ne se souvenait pas avoir croisé son propre regard au cours des dernières années. Jusqu'à la veille.
Mais, contrairement à la veille, il ne détourna pas les yeux.
Pour une fois, il voulait avoir le courage de se faire face.

La première chose qui le frappa fut bien évidemment la cicatrice. Celle-ci avait en grande partie résorbée avec les années, mais sa vue le rebutait avec la même horreur écœurée que lorsqu'il l'avait contemplée pour la première fois. Même lorsqu'il était enfant, ceux qui fréquentaient son clan s'accordaient à dire que son visage était si symétrique qu'il en avait quelque chose d'apaisant. Il n'avait jamais réellement su si cela était pour eux une simple façon de s'attirer les faveurs de ses parents, ou s'il y avait bien une part de vérité dans ces affirmations. Toujours était-il qu'il avait grandi avec un grand souci de son apparence, et plus précisément de son visage. Car, comme il l'avait rapidement découvert, la première image qu'un homme offrait aux yeux du monde était bien souvent déterminante.
Mais cette blessure était venue briser l'harmonie de ses traits, fracturant l'ordre de son faciès et manquant de peu de l'éborgner. Encore aujourd'hui, dans l'eau saumâtre de cette bassine corrodée, la marque de la chair labourée ornant son sourcil, sa paupière et le coin gauche de ses lèvres paraissait le narguer, comme pour rappeler le lourd tribut que la vie avait décidé de lui prélever.

Il se souvenait encore du jour ou cette créature l'avait happée, sortant de la brume des eaux Yokudanes comme un démon dont les formes grotesques n'avaient d'égal que sa capacité à donner la mort. Cela devait bien faire quinze ans, mais le simple souvenir de cet instant suffisait à lui donner des sueurs froides.
Si Jira-Ko ne l'avait pas poussé, il serait mort sur le coup. De son sauvetage miraculeux, il n'avait écopé que de cette longue balafre, si fine, et pourtant si douloureuse qu'elle l'avait plongé dans un océan de souffrance pendant plusieurs jours. Sa vision avait mis un temps interminable à revenir à cause du venin, et il avait ensuite passé des années à ingurgiter diverses concoctions médicinales afin d'obtenir à nouveau une image parfaitement nette. Incapable de faire correctement usage de cet œil à l'époque, il en avait même abandonné le maniement de l'arc. Le temps qu'il récupère pleinement ses facultés, les enseignements de l'Ordre avaient conféré aux autres à un degré de maitrise qu'il n'aurait jamais pu espérer atteindre.
Il soupira. Ceux avec qui il avait suivi les enseignements des Marcheurs, les efforts qu'il avait dû fournir pour apprendre à clore la distance entre lui et son adversaire... jusqu’à sa formation d'épéiste avait été déterminé par son inaptitude à la visée. Toute sa vie avait pris un tournant décisif suite à cette blessure, et l'un de ses plus grands regrets serait de ne jamais savoir si cela avait été pour le mieux.

Sous la lueur de la lanterne, la cicatrice semblait se consumer lentement, brillant d'un éclat incandescent comme si la plaie s'était rouverte sous l'insistance de son propre regard. Incapable de soutenir plus longtemps le spectacle inquisiteur de cette stigmate, il secoua nerveusement la tête, et reprit sa quête de propreté.

À force de se décrasser, il en vint rapidement à regretter sa virée dans les souterrains de la ville. Finalement, peut-être aurait-il dû laisser à Dakin l'honneur de se charger des recherches dans les bas-fonds et prendre sa place dans les quartiers nobles. Il aurait sans doute obtenu une tenue au moins aussi couteuse que le nouveau pourpoint écarlate du Dunmer, et il ne serait pas là, en train de se démener comme un forcené pour retrouver une parcelle de peau propre sous toutes ces couches d'immondices.
Une pensée plus insidieuse se fraya un chemin dans son esprit : si sa place et celle de son ami avaient été inversées, peut-être qu'une trentaine de rebelles seraient toujours en vie à l'heure actuelle. Et peut-être trôneraient-ils sur le corps sans vie du roi Daric.
Sans savoir comment accueillir cette perspective, le rougegarde se débarrassa des sombres considérations qui commençaient à l'assaillir, renouvelant ses tentatives désespérées de retrouver un semblant d'élégance.

Au bout d'une vingtaine de minutes, la faible intensité de sa seule source lumineuse le força à interrompre son œuvre de nettoyage. Estimant qu'il devait avoir considérablement réduit l'étendue de sa saleté, Aris se dirigea vers le coffre situé au fond de la pièce. Il savait pertinemment ce qu'il allait y trouver, mais avait volontairement choisi de garder ceci pour la fin. Brûlant d'empressement, il souleva le lourd battant de la cassette, révélant son contenu. Au fond, une tenue de tissu vert reposait sagement, flambant neuve. Comme l'avait dit le corbeau, les réparations étaient terminées.
Il saisit la tenue pour l'enfiler avec hâte, et soupira de contentement en sentant les coutures refaites se refermer sur sa peau en une étreinte familière. Après des jours, il se retrouvait enfin en contact avec un vêtement propre, et ne faire qu'un avec ce qu'il avait appris à considérer comme une seconde peau lui procurait un sentiment de plénitude comiquement disproportionné.

- Aussi coûteuses que me soient ces paroles, tes petits oiseaux savent ce qu'ils font, Ernard. Je ne l'ai pas sentie aussi neuve depuis mon passage aux tailleurs de Gilane !

Triomphant, le rougegarde se plaça au-dessus de la bassine, contemplant cet habit symbolique dans tout sa splendide simplicité à travers les remous oscillants de l'eau.
Au-dessus de ses sandales artisanales, d'épaisses bandelettes de tissu émeraude s'enroulaient avec grâce autour de ses chevilles, pour se métamorphoser comme une chrysalide en un pantalon assez épais pour protéger ses jambes des aléas de la végétation tropicale. Sa tunique renforcée d'une plaque de cuir bouilli ne possédait à l'origine pas de manches, mais il s'était débrouillé pour trouver une étoffe du même vert et la coudre aux épaulières de manière à former des manches. Il s'était à l'époque montré assez fier du résultat, mais avait fini par découper le tissu un peu au-dessus des poignets afin de pouvoir mettre des gants sans être gêné. La paire qu'il avait choisi était constituée de cuir noir, mais s'était rapidement retrouvée couverte de trous après ses périples dans le désert. Étonnament, la réplique que lui avaient fourni les hommes du roi était non seulement parfaitement conforme à l'originale, mais aussi d'une qualité bien supérieure. Les artisans étaient même allé jusqu'à entailler légèrement le cuir au niveau des phalanges pour garantir l'aisance et la précision de ses gestes. Sans conteste, un tel degré de confection était sans commune mesure avec ce qu'il était possible de trouver sur les marchés publiques de la Baie d'Iliaque.

Il se baissa brusquement pour asséner un fulgurant coup de paume dans le vide. Le tissu glissa sans accroc contre sa peau au niveau des articulations, et l'air siffla autour de son bras dans un claquement sec. Immédiatement, il enchaina avec une série de frappes diverses, réalisant les contorsions les plus extrêmes que son corps lui autorisait pour éprouver la résistance des coutures. Après près d'une minute de gesticulations, il termina sur un coup de pied sauté qui manqua de peu de faire voler en éclats le coin d'une vieille armoire, et se réceptionna au sol, le sourire aux lèvres.
Ces quelques mouvements d'exercice venaient d'achever de le réconforter. Les doublures avaient été complètement refaites, et la sensation de confort que lui procurait l'ensemble semblait presque dépasser ses caractéristiques d'origine. Il s'agissait d'un travail irréprochable.

Ainsi équipé, couvert des tons jade et ocre sous lesquels il avait pénétré dans la ville, Aris se dirigea vers l'échelle pour rejoindre Dakin. Mais alors que sa main gantée se referma contre le premier barreau, il suspendit tout mouvement et fronça les sourcils. Non. Il manquait quelque chose.
Sans savoir pourquoi, il sentait qu'il lui restait quelque chose à faire dans cette pièce.

Il s'écarta de la trappe, se rapprocha de l'armoire à grands pas, en ouvrit tous les tiroirs avec brusquerie. Le meuble était vide. Il s'en écarta, troublé. Son instinct lui disait de ne pas s'arrêter. Se mettant sur la pointe des pieds, il scruta le sommet des étagères disposées partout dans la pièce, sans plus de découverte. Un étrange sentiment s'était emparé de lui.
Il se sentait nostalgique. Mais cette nostalgie n'avait rien à voir avec ce lieu en lui-même. La présence de Dakin quelques mètres au-dessus de lui était-elle responsable d'un tel sentiment ?

Puis il comprit. Lentement, il se retourna, et vint se pencher à nouveau au-dessus du coffre. Cette sensation lâche qu'il avait senti dans le bois du socle en récupérant sa tunique... C'était presque comme si...

Aris poussa brièvement contre le bas du meuble. La paroi se tordit sous sa main, et céda quand il y mit un peu de force, révélant un double-fond. Il s'apprêtait à relever intérieurement la passion maladive des agents royaux pour les portes et les tiroirs cachés, quand un éclat vaguement métallique capta son attention dans l'obscurité.
Avec l'impatience fébrile d'un enfant émerveillé, le rougegarde plongea le bras dans le compartiment secret.
Et, lorsque ses doigts reconnurent la forme si particulière de la poignée de l'objet, il s'immobilisa.

- Quelle bande d'enfoirés..., souffla-t-il, éberlué. Ne me dites pas que c'est...

Lorsque sa main se referma contre le pommeau de l'arme pour ressortir du coffret, une stupeur suffocante lui interdit tout mouvement pendant plusieurs secondes.

Cette lame. Celle que les Maîtres de l'Ordre lui avaient offert lors de son départ du continent submergé, douze ans auparavant. Le pommeau d'argent, dissimulé pudiquement par une inestimable grippe en cuir de dragon des mers, finissait par jaillir de part et d'autre de la lame en trois arcs de cercle ascendants, formant ainsi une garde à la beauté étourdissante. La lame, blanche comme une étoile, étincelait d'une pureté surnaturelle, exhibant ses soixante centimètres de courbes mortelles à quiconque serait assez chanceux pour l'entrapercevoir à la dérobée, ou assez malchanceux pour en subir la morsure muette. Car, non content de l'extrême rareté de ses matériaux, ce cimeterre d'orichalque pâle était bien plus que ce que sa catégorisation laissait présager.
Evenaar Laas. L'éteigneuse de vie. L'épée des dragons de l'Ouest. Il s'agissait d'une œuvre d'art, destinée à accomplir la tâche paradoxale qu'était celle de jaillir de son étui pour semer la mort en spirales écarlates tout en garantissant la survie de celui qui avait l'honneur de la porter. Et, sans le moindre doute, cette lame issue de Diagna lui-même s'était révélée plus efficace que n'importe quelle chose qu'il avait pu tenir entre ses mains durant sa vie.

Tourmenté par l'inconcevable découverte, le rougegarde manqua de s'effondrer au sol. C'était absurde. Cela faisait pratiquement une décennie qu'il ne l'avait pas vue. Lorsqu'il avait décidé d'abandonner tout espoir de renouer un jour avec l'Ordre et qu'il avait sombré dans les travers de sa nouvelle vie, toutes ses possessions datant de Yokuda avaient été détruites, égarées ou vendues en l'espace de quelques mois. Que venait faire la preuve de ses intempérances, ici, dans cette cave insalubre ? Comment l'avaient-ils seulement trouvée ?
En pensant au degré de précision des renseignements qu'il avait dû falloir pour mettre la main sur un tel artefact, le Alik'r frissonna. Les informateurs de Daric étaient peut-être passé à côté des causes profondes de la rébellion qui menaçait la région, mais leur efficacité en territoire étranger était absolument redoutable. Sûrs d'être les maitres de l'information en cette période trouble, Dakin et lui avaient pensé qu'Ernard Afranius était le seul dont il fallait se méfier. Ils s'étaient trompés. Et si les corbeaux en savaient tant sur lui... Que savaient-ils d'autre, au juste ?

TheEbonyWarrior TheEbonyWarrior
MP
Niveau 31
04 décembre 2021 à 12:26:14

Le rougegarde hésita un long moment avant de plonger le sabre dans son fourreau. Le cimeterre était plus lourd que dans ses souvenirs, et ses mains osaient à peine se refermer sur ce dernier de peur de l'entacher. Était-il encore digne de porter la preuve de confiance de ceux dont il n'avait su suivre les enseignements ? Il aurait aimé pouvoir s'en persuader, mais on ne rachetait pas une décennie d'erreurs en un instant. Non, il avait une meilleure idée.
Sans plus tarder, Aris fit pénétrer le sabre dans sa gaine, qui sembla vibrer de satisfaction pendant un instant. Entièrement équipé, il souffla la flamme de la lanterne, la jeta nonchalamment dans un coin de la pièce, et monta rejoindre son ami.

À son retour dans la salle principale de l'auberge, Dakin se tenait à même le sol, les mains posées sur une carte. Dans son dos, le grand sac de voyage harnaché à ses épaules faisait presque disparaître le sommet de son crâne, laissant simplement dépasser le morceau de viande séchée qu'il mâchonnait sans conviction. Lorsque le Dunmer pivota vers lui en l'entendant arriver, il demeura ainsi, à le fixer en tailleur durant plusieurs secondes. Puis, aussi soudainement qu'il s'était tourné, ses pupilles s'écarquillèrent, et il manqua de s'étouffer avec sa pitance. Sans surprise, son regard s'était porté sur la hanche de son camarade.

- Tu te fous de moi !? Est-ce que c'est...

- Celle-là même. Evenaar Laas.

Sans laisser à l'elfe le temps de se remettre de sa surprise, il s'approcha de lui, défit le harnais maintenant son fourreau le long de sa cuisse, et tendit le tout à son ami.

- Elle est pour toi.

La mine de l'arcaniste vira à l'incompréhension, puis au scandale.

- Qu'est-ce que tu me chantes ? D'où est-ce que tu sors cette... cette... Par Diagna, je ne sais même pas quel terme utiliser pour une telle...

- Tu sais que les Maitres me l'ont confié à mon départ.

- Oui, oui, je sais bien ! Mais... quand je t'ai vu revenir sans à Sentinelle, je me suis dit que...

- Et c'était bien le cas. Je m'en étais débarrassé.

- Alors comment ?

- Honnêtement ? Je ne veux même pas savoir. L'important est que je m'en suis montré indigne. Je ne sais par quelle ironie de mauvais goût elle a fini par revenir entre mes mains, mais elle aurait dû les quitter pour de bon le jour où j'ai décidé de m'en séparer. C'est à toi qu'elle revient.

Doucement, l'air indigné de l'elfe s'effaça au profit d'un sourire paisible. Aris n'était pas sûr d'avoir déjà vu une telle expression sur les traits de son acolyte.

- Aris... Garde cette chose loin de moi, je te prie.

- Je n'en veux pas. Tu es le meneur de notre nouvelle cause. Elle ne trouvera pas meilleur porteur.

- Peut-être que j'en ferais meilleur usage, en effet. Et, même avec toute la bonne volonté que je puisse déployer, c'est vrai que tu es loin de la mériter. C'est pour ça que tu dois la garder.

Pantois, le rougegarde laissa ses bras retomber le long de son corps.
Dakin soupira, s'étira lentement le dos, vertèbre par vertèbre, puis se leva d'un bond agile, faisant dangereusement osciller son sac de voyage.

- Tu es un idiot, Aris.

- Je ne vois pas ce que ça change au probl-

- Laisse-moi te dire une chose.

Le Dunmer saisit son allié par les épaules, ancra fermement ses doigts dans ses clavicules, et le regarda d'un air dur.

- Ce n'est pas quand les Marcheurs t'ont confié cette épée que tu l'as mérité, ni même avant cela. Ce n'est pas non plus quand tu l'as trainé hors de son temple sur le continent, et certainement pas quand tu l'as abandonné aux sables Alik'r pour fuir tout ce qui te liait à elle.

Grimaçant sous la poigne de son camarade, le mercenaire hésita. Il ne savait guère si "elle" faisait référence à la lame qu'il tenait, ou à la femme qui hantait ses nuits.
Voyant qu'il s'égarait, Dakin renforça sa prise, et le secoua très légèrement pour récupérer son attention.

- Non, tu ne la mérites pas. Mais ce n'est pas quand on nous donne un titre, des terres, des responsabilités ou une foutue épée que l'on mérite de les avoir ! C'est ensuite. Trois, cinq, parfois même dix ans après les avoir reçu ! Parce que ce n'est pas ce pourquoi on les reçoit, le plus important. C'est ce qu'on en fait.

- Ce que j'en ai fait ? rétorqua le chasseur de primes, amer. Je me suis contenté de faire couler le sang avec. Et ce n'était pas celui des ennemis de l'Ordre, Dakin. C'était celui des miens.

- Alors cesse de te morfondre, et fais en sorte de laver ce sang. Ce n'est pas en rejetant la responsabilité d'être digne sur quelqu'un d'autre que tu vas te racheter. Peut-être échoueras-tu, c'est vrai. Mais n'espère pas me faire croire qu'elle est à sa place ailleurs qu'entre tes mains.

Aris baissa les yeux. À travers l'étui de cuir, la lame semblait luire doucement.
Maladroitement, il enfila son harnais, ajusta son fourreau, et reposa la main sur la garde froide de l'arme.

- Ton éloquence est d'une rare incommodité. Très bien, je vais la garder. Mais si je meurs, je veux que tu la prennes.

Son interlocuteur rit de bon cœur.

- En parlant de mourants, tu as meilleur mine ! On croirait voir un revenant. Il manquerait juste un petit coup de rasoir pour te débroussailler le cou, et tu serais présentable.

- Je songerai à y remédier, répondit Aris en jetant un œil intrigué aux bagages de son camarade. Et toi, d'où sors-tu ces affaires ? Tu n'as quand même pas fait l'aller-retour en si peu de temps ?

L'elfe noir secoua la tête.

- J'ai fait le trajet hier soir, pendant que tu dormais comme une souche. J'ai profité de l'occasion pour laisser une lettre à l'intention d'Ernard. Le vieillard a beau se montrer fourbe, il n'a jamais agi contre notre intérêt, et je pense que ses promesses étaient honnêtes.

- Il ne t'en voudra pas d'avoir dévalisé sa bibliothèque ?

- Ne t'en fais pas, je n'ai emporté que quelques ouvrages avec moi. Ça ne nous ralentira pas. Et avant que tu le demandes, non, je n'ai pas été suivi.

- Ce n'est pas ce qui me dérange le plus. Tu es en train de me dire que tu as laissé un vieillard comme moi passer la nuit tout seul dans un endroit aussi mal famé ?

- Tu n'as pas la moitié de l'âge d'un vieillard, aux dernières nouvelles. Et de toute manière, personne d'autre que moi n'aurait osé s'approcher de ce bâtiment à cause de l'odeur. Je te sentais même à travers la porte.

- À ce point ? s'étonna Aris en haussant un sourcil.

- Oh, tu n'as pas idée, soupira le Dunmer en se rasseyant. Viens donc par ici, il faut que je te montre quelque chose.

L'intéressé obtempéra, et vint rejoindre son ami contre le plancher. À la surface des planches pourries, une carte du continent avait été disposée. Portés par les courants d'air qui traversaient la pièce, les coins du papier oscillaient lentement, révélant avec une timidité fugace le verso du plan, couvert de légendes et d'annotations.

- C'est ici que se situe notre prochain arrêt, annonça Dakin en pointant du doigt une petite zone bordant les montagnes.

- Abondance ? dit le rougegarde avec se penchant avec réserve. Ne devions-nous pas nous rendre en Orsinium ?

- Allons, je t'ai connu plus vif. Je sais que tu as du mal à faire tourner ta tête correctement ces derniers temps, mais tu dois bien voir où je veux en venir.

Voyant que son compagnon demeurait coi et risquait bien de le rester un moment, l'elfe noir reprit, las :

- Comme tu devrais t'en douter, il sera difficile de pénétrer en Orsinium sans une bonne raison. Vu les rapports terribles qu'entretiennent la noblesse brétonne avec les forteresses locales, ce serait un miracle que nous puissions en rejoindre une sans tremper dans de sales affaires. Mais avec un climat politique aussi instable dans la capitale, la situation risque de basculer d'un moment à l'autre. C'est pour-

- Le vieux Dellion ! s'exclama Aris en frappant sa paume du poing. Je ne connais que lui pour s'intéresser aux cultes Orsimer... Il passait des jours à étudier les gisements d'orichalque du temple, et je suis presque sûr de l'avoir vu feuilleter l'histoire de la vieille Orsinium une bonne trentaine de fois. C'est assurément un passionné, et il n'aurait pas raté une occasion d'étudier le royaume orque en personne... mais malgré tout cela, la menace d'une nouvelle guerre civile aura tôt fait de contraindre à constater le phénomène de ses yeux en se rendant dans la ville la plus proche... à savoir Abondance !

Le Dunmer l'observa un instant, étonné.

- Je... Oui, c'est exact... D'ailleurs, je ne serais pas surpris qu'il se soit déjà rendu sur place. Les rumeurs concernant les révoltes doivent déjà circuler dans tout le pays.

- Dellion... Si je me souviens bien, ce vieux rapace était de mèche avec Nash quand nous officiions auprès de l'Ordre. Ils ne se quittaient pas.

- Tu as bonne mémoire. Peut-être que ton passé ne t'étais pas autant sorti de la tête que je le pensais, après tout.

- Très drôle.

Malgré eux, les deux amis échangèrent un sourire complice. La tension liée à leur dispute s'était complètement dissipée.
Le rougegarde perdit son sourire, pris par la réflexion. Le plan initial de Dakin était bon. Passer par Daguefilante pour y recruter Nash leur aurait presque assuré le soutien du bréton. Mais, en l'absence de l'orque, les indications d'un ancien partenaire de ce dernier pourraient tout de même s'avérer d'une aide précieuse pour le retrouver.
Il hocha du chef.

- Je résume : tu veux rejoindre Abondance au plus vite, attendre un signe de Dellion, puis patienter jusqu'à ce que la situation se tasse pour revenir chercher gro-Shagol. C'est bien ça ?

- Évidemment, cette option est soumise au bon vouloir des seigneurs brétons. S'ils décident de se lancer dans l'entreprise faramineuse d'une guerre totale, il faudra faire sans Nash. Dans un cas comme dans l'autre, je sais déjà où nous devons nous rendre ensuite.

- Une autre de tes décisions secrètes dont j'apprendrai la teneur en temps voulu, c'est cela ?

La pointe d'ironie résignée dans le ton de son camarade n'échappa pas à Dolovas. Il marqua une courte pause, avant de répondre :

- Non, pas cette fois. Tu as bien mérité un peu de transparence venant de moi. Et feindre la méfiance à ton égard après notre petite altercation ne ferait que me couvrir de ridicule. Après avoir rallié Dellion à notre cause, nous nous rendrons vers Chorrol. J'imagine que tu sais pourquoi.

Aris fut en premier lieu frappé par la surprise de voir son ami lui confier ses plans sans réserve depuis ce qui lui semblait être le début de leur périple. Mais, lorsqu'il sortit de son mutisme, son regard s'était teinté d'un éclat plus sombre.

- Tu parles de celui à qui je pense ?

- Je parle de celui à qui tu penses.

- Non, Dakin. Non, c'est une très mauvaise idée. Si tu prévois sérieusement de convaincre Lamedor, je te conseille de trouver autre chose. Il n'y a pas moyen que je m'entende avec ce type.

- Je te signale qu'Elric est le dernier membre de confiance que nous pouvons rallier à notre cause, en plus de nos cibles et de celui que Neloth est parti chercher. Les autres sont perdus au milieu de nulle part, ou ont quitté Yokuda bien avant que je puisse m'assurer de leur loyauté. S'il peut se résoudre à nous accompagner, notre sécurité n'en serait que renforcée.

- C'est hors de question. Je veux dire... Non, par les Dieux, je refuse de m'allier à cet homme ! Trouve quelqu'un d'autre.

- Très bien, acquiesça Dakin en rayant la ville impériale de sa carte. Nous partirons ensuite pour Markarth, dans ce cas.

- Attends... c'est tout ? demanda Aris, méfiant.

- Oui, c'est tout. Je sais bien que tu ne changeras pas d'avis, et je ne me fais pas d'illusion quant à l'opinion des autres si même un ancien reitre se répugne à faire affaire avec cet homme. Je ne veux pas parcourir la moitié du continent avec une bande de poids mort plus soucieux de se plaindre qu'à se rendre utiles. Quand nous aurons rejoint Neloth et Shazam à Markarth, nous aviserons à nouveau.

- Ta flexibilité est pour le moins... inhabituelle. C'est encore un de tes coups fourrés ?

- Je ne sais pas vraiment. Pour tout te dire, je réalise que les débordements auxquels tu t'es adonné hier représentaient ta première décision autonome depuis que nous avons quitté Sentinelle. Si j'avais davantage tenu compte de ton opinion, peut-être que ce ne serait pas arrivé.

Il s'agissait de la chose la plus ressemblante à des excuses que l'elfe aie prononcé de la journée. Comme si cette perspective fut trop belle pour ne pas être nuancée, il continua :

- Enfin, ne t'emballe pas. Je ne commettrai plus cette erreur, mais préviens-moi la prochaine fois que tu t'apprêtes à perdre les pédales. Comme je te l'ai dit, je n'hésiterai pas à te tuer si la réussite de notre mission en dépend. Ta transparence faciliterait les choses.

Pour la énième fois de la journée, le Alik'r demeura silencieux. La franchise acerbe de son camarade ne cessait pas de le décontenancer. Malgré cela, il se surprenait à apprécier le fait que l'elfe noir lui tienne tête. En dix ans, il n'avait su susciter que la crainte, l'admiration ou le ressentiment du monde qui l'entourait. Mais l'attitude de Dakin était aux antipodes de ces trois concepts qu'il avait appris à haïr.

- Au fait, tu as une idée d'où doit être ton cousin à l'heure actuelle ?

- Ne t'en fait pas, il devrait avoir atteint la frontière de Bordeciel. Et puis, même dans le cas contraire, je n'ai pas besoin de te rappeler qui étaient ses parents. Je ne vois pas pourquoi il aurait plus de quelques jours de retard.

- J'imagine que nous saurons tout cela en temps voulu, soupira Aris. Bon, le temps presse, et il me tarde de contempler la lumière du jour. Sommes-nous prêts à partir ?

- Tu accepterais de me suivre ? demanda Dakin. Cette matinée m'a donné matière à réfléchir, et j'aimerais que nous allions quelque part avant de quitter la ville pour de bon.

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Le Chaudron Malté était plein à craquer. Située au cœur du quartier marchand, à l'Ouest de la capitale, la taverne était sans conteste l'une des plus populaires parmi les aventuriers et les commerçants venus se réapprovisionner en ville, mais elle avait aussi su se populariser auprès des habitants de tout âge, sexe et milieu. Avant même d'entrer, Aris et Dakin avaient été confrontés à un flot de voyageurs et de passants s'éloignant de la bâtisse, choppe à la main, entonnant des chants rendus intelligibles par les maux de l'alcool.

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Niveau 31
04 décembre 2021 à 12:27:04

L'intérieur, étonnamment sobre pour un établissement aussi populaire, était encombré de tables paraissant trop petites pour contenir l'ensemble des plats et boissons consommés par ceux qui s'y étaient installés. Les murs, presque unanimement nus, était parfois indiscernables devant la quantité astronomique d'hommes et de femmes présents dans la salle, et n'était, çà et là, ornés que d'un trophée de chasse ou de petites décorations murales. Partout, un va-et-vient de serveurs accouraient, les bras chargés de victuailles, tentant de satisfaire tant bien que mal la demande incessante des clients toujours plus nombreux.

- Rappelle-moi ce qu'on fait ici ? cria Aris pour se faire entendre parmi les chants des bardes et les hourras retentissants de l'assemblée.

- Contente-toi de te faire ce que tu fais de mieux, lui rétorqua Dakin en désignant du doigt une table miraculeusement vide.

- Boire ne me pose pas de problème, lança Aris. Mais pourquoi ici en particulier ? Nous attendons quelqu'un ?

- Tu verras bien, fit le Dunmer en se laissant tomber sur une chaise.

Le rougegarde haussa les épaules, et prit place à son tour.
Par une chance presque injuste, un jeune serveur bréton passa près d'eux à ce moment-là, et se pencha vers leur table.

- Salut, amis voyageurs ! De passage en ville ?

Malgré son air affable, le garçon semblait épuisé. Son tablier était couvert d'éclaboussures, et une goutte de sueur perlait à la lisière de sa chevelure châtain clair. Partout, le personnel semblait débordé.
Joignant ses mains l'une contre l'autre, Dakin hocha la tête.

- Je vous sers quoi, alors ? demanda l'homme avec un sourire.

- Je prendrais bien une bière argonienne... commença Aris.

- Moi et mon collègue allons opter pour du rhum Nédique, le coupa Dakin en lui jetant un regard entendu. Vous avez ça en stock ?

- Deux choppes de rhum, je vous ramène ça, acquiesça le bréton en faisant mine de noter dans son carnet, avant de tourner les talons à vive allure.

- Je peux savoir ce que tu fabriques ? jeta le rougegarde à l'attention de son compère.

- Tu es venu ici pour boire, non ? Alors fait-moi le plaisir de prendre quelque chose de fort.

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Aris chuta de sa chaise, étourdi par l'alcool.

- R'mettez m'en une, allez ! lança-t-il avec un sourire béat.

Face à lui, le Dunmer avait presque commencé à ronfler. Le rougegarde lui frappa le dos avec vigueur en se relevant, le faisant sursauter.

- Bon... Bon sang, Aris, un peu... peu de calme serait trop demander ? hoqueta l'elfe noir. J'ai déjà fait un bras de fer avec toi il y a dix... dix minutes...

- T'as triché, j'en suis sûr ! s'exclama son ami, sautillant d'un pied sur l'autre afin de ne pas tomber de nouveau.

- Je te dis que non, enfin ! Tu as perdu... trois fois. C'est toi qui... qui payes... et... et c-c'est tout.

- Une aut' bière argonienne, et qu'ça saute ! hurla Aris à tue-tête en levant sa choppe, s'en renversant la moitié sur l'avant-bras.

Un serveur accourut au bout du troisième appel consécutif, probablement plus désireux de faire taire le saoulard pendant quelques secondes que de remplir sa demande par professionnalisme.
Son verre plein, le rougegarde se leva, et se dirigea sans une once d'hésitation pour rejoindre un groupe de Bosmer se livrant à une danse endiablée.

Après dix bonnes minutes de festoiement, Aris surgit de la foule pour s'affaler contre la table, à peine moins énergique.

- Encore une ! chantonna-t-il en levant de nouveau le bras.

- Vous êtes sûr de vous ? s'inquiéta un jeune nordique à la table d'à côté. C'est déjà la huitième que je vous vois prendre, et vous étiez déjà bien chargé quand nous sommes arrivés... Je ne veux pas voir votre femme débarquer demain parce que vous avez-

- Mais fer'm là, bougre d'idiot ! gueula le rougegarde, le visage écarlate. J'ten d'mande, moi, des nouvelles de ta famille ?

- C'est votre argent, c'est vous qui voyez, fit le nordique en se retournant sous les tapes d'un de ses camarades.

- Regarde ! Ce sont elles !!

Trois argoniennes ouvrirent à la volée les battants de la porte principale, révélant brièvement le crépuscule venu consumer le sommet des toitures. Immédiatement, un tonnerre d'applaudissements euphoriques souleva la salle, faisant vibrer les murs et les tympans des compagnons pendant une durée interminable.
Le trio était remarquablement assorti : d'épaisses armures de cuir recouvraient leurs corps, se fondant dans les tons châtaigne de leurs écailles aux interstices orange vif. Sous le bras de l'une d'entre elles, plus grande que ses camarades, un sac de toile ensanglanté gouttait jusque sur le sol.
À peine Dakin avait-il rouvert les yeux sous les acclamations générales que le rougegarde le saisir par le bras d'un air exalté.

- Tu crois qu'j'ai mes chances ? fit Aris en désignant les nouvelles arrivantes d'un geste qui se voulait discret.

- Tu n'as pas vu leur visage ? s'alarma le Dunmer en ouvrant de grands yeux catastrophés.

- Elle m'plait bien à moi en tout cas, fit le rougegarde avant de s'écrouler de nouveau contre la table.

Son acolyte secoua la tête d'un air désespéré.

- Ferme là un peu. Tu parlais de la lumière du jour qui te manquait tant ? Alors fais au moins l'effort d'utiliser tes... tes yeux correctement.

- TOURNÉE GÉNÉRALE OFFERTE PAR MESDEMOISELLES !!! tonna le tenancier, un nordique dont le gigantesque collier de barbe noire semblait concurrencé par l'impressionnante couche de poils lui dévorant les avant-bras.

- Qu'est-c'que j'te disais, hein ? fanfaronna Aris. Les Dieux savent à quel point le monde manque de femmes comme ça ! Allez ! Une bière argonienne, par les Aïeux !

- C'est ta dernière, d'accord ? somnola son compagnon. On a une longue route à parcourir, demain.

- Vers où, déjà ? Blanch'rive, c'est ça ? Ton frère s'ra là-bas, non ?

- Neloth est mon cou... cousin, Aris, rectifia Dakin avec une pointe de lassitude dans la voix.

- Frère, cousin, c'pareil. Dans les deux cas, on peut pas s'marier avec !

Alors que le rougegarde partait dans un rire tonitruant, l'elfe noir se leva de sa chaise d'une démarche qui n'avait plus grand-chose de raisonnable.

- Nous n'allons pas... à Blancherive, Aris, souffla le Dunmer à son oreille. Nous partons pour Chorrol dès... dès demain. Parce que je... que je... que je commence à en avoir marre de tes simagrées !

- Pas d'problème... envoya l'intéressé d'un air indifférent. Bon, elle arrive, c'te bière ? Ma patience à ses limites, comme tout homme de cette nation !

- Va chercher ton épée dans la remise et... et sortons d'ici. Nous... nous sommes restés là bien assez longtemps.

- Tu rêves, mon bougre, bégaya le rougegarde. J'passe la nuit ici, et j'y rest' jusqu'à midi !

- Non, c'est... hors de question, établit son compagnon en plaquant la choppe de son interlocuteur contre la table. On sort... on sort d'ici.

- Mais tu m'veux quoi ?! Ex'primme toi, j't'écoute !

Le soupir de Dakin s'accompagna d'un sourire.

- Tu sais ce qui me... ce qui m'gonfle avec toi, Aris ? T'es lent. T'es lent, et t'as toujours pas c-com... compris pourquoi j'tai fait venir.

https://www.youtube.com/watch?v=vMxo_3oHULE

Le poing de l'elfe noir quitta la table pour venir percuter la mâchoire du rougegarde avec un bruit sourd. Avant que ce dernier ne réagisse, Dakin balaya le dessous de la table avec sa jambe, fauchant la chaise de son camarade, qui s'effondra dans un grognement.

Dans un gémissement de déplaisir, Aris se releva, titubant. Il leva la tête vers son camarade, une lueur singulière dans les yeux.

- Oh, alors c'est comme ça ?! s'exclama le Alik'r en se jetant sur lui. J'en était sûr, t'es qu'un putain d'rebelle de mes deus depuis le début !

- Et toi, juste un petit espion d'royaliste ! cracha le Dunmer en tambourinant contre le dos de son adversaire pour se libérer. Alors, mon bon sire, les planques de sa Majesté sont à votre conv'nance ?

Le poing du rougegarde cueillit le Dunmer entre les côtes, lui arrachant un grognement douloureux. Celui-ci répliqua avec une clé de bras, et projeta son adversaire contre la table de deux brétons qui s'écartèrent avec indignation.

Tout autour d'eux, les chants s'étaient estompés, laissant place à une rumeur collective :

- Un espion du roi ? jeta l'un. Bordel, ces crevures de royalistes sont partout !

- Un serviteur de Daric ? Ici ? Mon oeil ! On sait bien qu'ils ont trop peur pour sortir du palais !

Quelques rires s'élevèrent ici et là, alors que les deux amis roulaient au sol parmi la foule, s'empoignant les vêtements avec hargne.

- Le Alik'r a raison ! lança alors la plus grande des trois argoniennes qui se tenaient au centre de la pièce. Ces rebelles ne sont qu'un ramassis de lâches et de loques sans valeur ! Ils grouillent dans les bas-fonds et pillent les honnêtes gens qui leurs tendent la main ! Un vrai gâchis que les Dirennis aient cessé de donner le fouet à certains d'entre vous !

- C'est qui qu'tu traites de lâches, le reptile ? ricana un nordique au physique disgracieux en s'approchant de l'intervenante.

- Un doigt sur ma mère, s'interposa la plus petite du groupe, et je t'envoie te tortiller sur le bas-côté de Sovngarde.

- Pardon ? s'esclaffa le nordique en imitant un vieillard. J'suis pas sûr d'avoir bien entendu. Parce qu'à force d'entendre les brailleries d'mes futures bottes en cuir, je commence à devenir un peu dur d'oreille !

- On recule, mesdames les tortues de boue, renchérit le nordique auquel Aris s'était adressé plus tôt. Ça fait un moment qu'on se tape vos foutues histoires de chasse, et je commence à en avoir ma claque de toutes vos conneries. Faudrait peut-être songer à rentrer au pays et à laisser les hommes entre eux, vous ne pensez pas ?

- Oh, mais voilà un fier petit soldat bien éduqué ! siffla la cadette. Je suis déçue de voir qu'après les gobelins, la tournée des horreurs continue aujourd'hui. Dis-moi, c'est vrai que ta mère doit se raser tous les matins pour éviter de ressembler à un lycan au coucher du soleil ?

Deux bréton accoudés au comptoir éclatèrent de rire, et se mirent à mimer la scène devant le visage cramoisi du nordique. Sans tenir compte des tentatives d'apaisement des deux compatriotes assis à ses côtés, il se rua sur son opposante.

- Répète un peu, saloperie de crocodile ?! hurla-t-il en lui adressant une claque retentissante.

La gifle résonna dans la salle pendant une demi-seconde. Tout le monde venait de s'immobiliser.
Puis une silhouette informe surgit de derrière le saoulard, révélant un énorme nordique chauve. La masse de muscles referma ses mains autour de lui et le souleva en l'air, avant de le projeter à travers l'auberge comme un fut de vin sous les acclamations de plusieurs dizaines d'ivrognes. Le jeune homme traversa une table en bois pleine de vivres, et s'écroula dans un fracas de plateaux et de pichets brisés.
S'approchant d'un pas lourd, le lanceur souleva sa victime par le col, et se mit à lui hurler dessus d'une voix tonitruante :

- Les jeunes femmes que voilà te payent à boire, et c'est comme ça que tu les remercies ? Pauvre petit jeunot de malheur ! J'm'en vais t'apprendre à t'comporter comme un goujat !

Voyant leur ami se faire malmener, les deux acolytes du nordique se levèrent d'un bond, prêts à en découdre.

- Qu'est-ce que viens de faire à Olaf, le vioque ? T'es pressé de creuser ta tombe ?

Le grand nordique se tourna d'un pas lourd vers les deux compères, et fit craquer ses phalanges avec un sourire.

- Vous êtes sûrs d'vous ?

- C'est plus l'moment de fuir, mon gros, menaça le plus imposant des deux, qui lui arrivait pourtant tout juste à l'épaule. T'es prêt à te faire démolir, où tu préfères aller pisser de terreur avant de te faire réarranger ?

- Et puis quoi encore ? Allez, les mioches ! Venez tout de suite, que je vous flanque les coups que vos parents ont oublié de vous coller en chemin ! J'm'en vais vous éduquer comme des hommes, moi !

En une fraction de seconde, ce fut le chaos.
Une chaise vola à travers la salle et percuta la tempe de la plus petite argonienne, qui s'effondra sur le coup. Les deux hommes chargèrent vers le colosse, mais ce dernier leur largua leur ami dessus à toute vitesse, les faisant valser au sol. Il voulut se jeter sur eux, mais se trouva happé en arrière par un Dunmer aux traits déformés par la colère, et s'effondra dans un grand tremblement. Alors que le tenancier tentait tant bien que mal de se calmer les membres de la mêlée naissante, un serveur Bosmer surgit de nulle part, une carafe à la main, et l'envoya vers les assaillants du colosse. Le pichet réalisa une courbe brouillonne et manqua sa cible, entrainant l'ajout dans la lutte de toute une tablée de rougegardes, trempés de vin et passablement agacés par la tournure des événements.

Pendant ce temps, Aris venait de rouler sous une table, tenant Dakin par la jambe.

- Allez, viens t'battre, que j'te colle la raclée d'ta vie ! pesta le rougegarde en précipitant le Dunmer au sol.

Ce dernier se réceptionna sur les mains et lui adressa un coup de talon magistral dans le visage, faisant reculer son assaillant sous un flot d'injures.
Alors que l'elfe noir saisissait son camarade par les cheveux, la grande argonienne chuta sur la table sous laquelle ils luttaient, séparant les deux hommes sous une montagne de muscles et de bois brisé. Aris roula sur le côté pour éviter d'être enseveli et se releva en grommelant, mais fut frappé en pleine face par le crochet d'un grand khajiit à la fourrure rousse.

- Amène toi, saloperie d'espion ! gueula le félin en le noyant sous un déluge de frappes agiles.

Le rougegarde bloqua les premiers assauts de ses avant-bras, puis pivota brusquement sur le côté, déséquilibrant ainsi le chat, qu'il terrassa d'une frappe impitoyable à l'abdomen.

- Tu m'veux quoi, le matou ? hurla le vainqueur en levant les bras au plafond. J'suis pas l'premier v'nu, moi !

Alors qu'il entamait une acclamation victorieuse, le voyageur fut saisit en plein vol par Dakin, dont le visage était désormais orné d'un hématome à peine masqué par son teint cendré. Rugissant, l'elfe plaqua son ami contre le plancher de la taverne, faisant déferler une pluie de coups sur ce dernier.

- Je t'avais manqué, espèce d'enfoiré !?

Aris se démena comme un diable pour échapper à l'emprise de l'elfe noir. Il saisit la tunique de son adversaire pour le faire basculer, mais ce dernier, déployant l'étendue de ses forces, s'avérait aussi stable qu'une ancre. Alors que les forces du rougegarde faiblissaient, l'immense nordique surgit de derrière une pile de tables et de chaises, et souleva son assaillant d'une seule main.

- Le lancer de Telvannis, ça vous dit un truc ??

Le géant poussa un cri barbare, avant de projeter le Dunmer à l'aveugle. Dakin fusa à travers les airs comme un boulet de canon et disparu complètement dans la cohue, provoquant un tonnerre d'acclamations de la part du public.

- Qu'est c'que t'fous ?!! mugit le rougegarde en se tortillant au sol. C'pas ton combat que j'sache ! Est-ce'que j'tai d'mandé ton aide, gros tas ?

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04 décembre 2021 à 12:28:06

Sans tenir compte de l'étonnement de l'homme venu lui prêter main forte par pure sympathie, Aris lui adressa une violente frappe du coude dans l'entrejambe en se relevant, et enchaîna avec trois coups supplémentaires au plexus. Le mastodonte tituba, mais saisit le bras de son assaillant avant de le faire voltiger d'un simple coup de pied. La vision du Alik'r n'avait pas achevé de se stabiliser qu'il se retrouva soulevé par la masse de muscles, qui lui percuta le thorax d'une frappe magistrale. Sentant ses courbatures de la veille ressurgir en dépit des effets antalgiques de l'alcool, le mercenaire s'effondra au sol sous les mugissements des fêtards, devenus assourdissants. Alors que le nordique s'apprêtait à abattre ses deux énormes poings sur lui, Dakin s'extirpa de la foule d'un bond prodigieux, et lui empoigna le visage avec un grognement de hargne. Le géant gémit de surprise, attisant de plus belle les encouragements des spectateurs.

Son opposant ainsi immobilisé, Aris se releva, cracha par terre, et asséna une rafale de frappes lourdes dans le ventre du mastodonte, qui poussa un cri de douleur plaintif avant de se défaire de l'emprise de l'elfe dans un dernier sursaut de vigueur.
Horrifié, le Dunmer contempla le nordique se tourner vers lui, une lueur assassine dans le regard.

Aris ne lui laissa pas le temps d'armer sa frappe. Glissant à pieds joints, il faucha les appuis de l'homme, l'envoyant s'effondrer par terre. Immédiatement, le rougegarde se positionna à califourchon sur son opposant, plia le coude à la verticale et lui asséna un seul coup de poing, en plein milieu du visage. Vaincu, le colosse expira dans un râle rauque, et ses yeux roulèrent dans ses orbites avant de se clore.

Une clameur parcouru la salle, gagnant en intensité à mesure qu'elle se répandait à travers chaque table.

- Ludwigg est tombé ! s'exclama un vieillard en levant sa choppe. Il ne reste plus qu'eux !

Étonnés autant que pouvaient encore l'être deux âmes noyées dans la boisson, les deux amis pivotèrent pour parcourir la pièce du regard. L'homme disait vrai : parmi les montagnes de débris qui les entouraient, plus un combattant ne tenait debout, mis à part eux.

La taverne s'était changé en un fatras difficilement descriptible : occupant presque la moitié de la superficie de la salle, les corps inconscients, les éclats de carafes morcelées et les fragments de mobilier ne formaient plus qu'un ensemble informe mi-homme mi-meuble, débordant de membres inertes et de planches brisées. Le reste de l'espace disponible était occupé par une ronde approximative de spectateurs fulminants, et accueillait les deux hommes en son centre.
Le vacarme se tassa un peu, laissant à peine l'occasion aux deux concurrents de ce tournoi improvisé d'entendre le son de leur propres respirations haletantes.

Avec un rire gêné, Dakin essuya du dos de la main le sang qui lui coulait du menton, et se mit en garde. Titubant, Aris reprit son souffle un instant en se tenant les côtes, gémit de douleur, puis se mit à ricaner.

Les premiers coups s'échangèrent avec maladresse, faisant vaciller celui qui les assénait presque autant que celui qui en était la cible. Après quelques échanges mollassons, un crochet chanceux du rougegarde faillit envoyer le Dunmer au tapis, mais celui-ci fut rattrapé par la foule et renvoyé vers l'avant avec un élan décuplé. Avant que son adversaire n'ajuste sa garde, il riposta d'un revers du poing qui balaya ses défenses, et lui adressa deux directs en plein visage. Grondant, le Alik'r se ressaisit avant le troisième coup, et détourna l'assaut de l'elfe avant de le saisir par les épaules. Dans un cafouillage d'insultes approximatives englouties sous la clameur générale, les deux adversaires entamèrent une lutte au corps-à-corps, sans que l'un ne parvienne à prendre d'avantage décisif sur l'autre. Ils reculèrent finalement, et se mirent à se tourner autour en grands cercles, manquant de trébucher sur les flaques et les plateaux qui couvraient le sol de l'auberge dévastée.
Étrangement, l'expression échauffée de l'elfe noir rappela à Aris sa première rixe avec ce dernier. À l'époque, la cale du navire de l'Ordre avait vibré sous les exclamations des orphelins, couvrant même le tumulte de la mer grondant sous leurs pieds. Cette occasion n'était pas si différente. Après tout, ils n'avaient que vingt ans de plus, et dix fois autant de raisons de boire.

Voyant que le rougegarde le dévisageait en peinant à contenir son sourire, Dakin fut pris d'une quinte de toux impromptue, qui se mua en un éclat de rire incontrôlable. Aussitôt, Aris céda à son tour à l'hilarité, avant de se jeter sur lui.

- Ils sont complètement fous, jura la grande argonienne, qui venait de se remettre sur pieds dans un coin de la salle.

- Ils planent salement, surtout ! s'exclama un petit rougegarde en maintenant un pan de tissu rougi contre son crâne. Je croyais que le skooma était interdit dans les échoppes ! Arrêtez-les, ils vont se faire mal !

La charge des deux hommes fit courir une clameur générale dans l'assemblée. Les quelques coups qui furent portés lors de ce troisième face à face furent d'une précision mortelle, et d'une rapidité tout aussi effrayante.
La série de frappes s'enchaina, mêlant feintes, contres, esquives et prises plus vives et complexes les unes que les autres. En un clin d'œil, la dimension technique du combat venait d'éclipser tout ce que les fêtards avaient vu de la soirée. Comme si la dimension solennelle de leur affrontement les avaient brusquement fait dessaouler, les deux voyageurs avaient adopté un jeu de jambes sans commune mesure avec ce dont ils avaient fait démonstration jusqu'alors. Chaque pas, chaque écart, chaque pivotement de cheville avait maintenant un but, une intention, une finalité. Chaque coup était si parfait qu'il en semblait chorégraphié, à la manière d'un ballet aussi splendide que dangereux.

Ils refermèrent une nouvelle fois la distance les séparant, et l'échange qui s'ensuivit fut si fulgurant que les acclamations de l'assemblée se figèrent pour de bon. Peu à peu, sans un mot, le public s'assit, mystifié par ce qui s'était changé en une parade martiale.

La leçon ne faisait que commencer.

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La pluie avait chassé les dernières bribes du jour. À cause de la température anormalement élevée qui régnait en cette journée d'hiver, la neige qui couvrait les bâtiments avait fondu, et de lourds nuages noirs s'étaient agglutinés autour de la ville. Après quelques minutes à planer de façon menaçante au-dessus de la capitale, ils avaient finalement décidé de lâcher leur courroux sur les habitants, et les quelques flashs lumineux faisant parfois blanchir la voûte tourmentée des cieux laissaient présager que les choses n'étaient pas près de changer.

Assis sur le sol trempé de la rue, Aris sifflait d'un air tranquille, laissant la pluie faire courir une eau aux reflets rouges le long de son visage et de ses bras.

- Tu t'es bien débrouillé, concéda-t-il à l'attention du Dunmer, qui s'était abrité sous une arcade à quelques pas de là.

L'elfe balaya le compliment d'un geste de la main.

- Si tu t'étais contenté d'un peu de rhum, tu n'aurais pas fini dans cet état. Et tu aurais probablement gagné.

- Ça, nous ne le saurons probablement jamais, plaisanta le rougegarde avant de se masser l'épaule en gémissant. Par les Dieux, tu ne m'a pas raté. Ce dernier coup était splendide, je n'ai rien vu venir.

- Encore heureux, soupira l'elfe. Je ne me souviens même pas depuis combien d'années j'attendais de pouvoir l'essayer sur quelqu'un.

- Pourquoi ne pas t'être rendu dans une guilde de combattants pour essayer ?

- Tu plaisantes ? demanda Dakin avec un air si sérieux que son interlocuteur faillit éclater de rire. Si j'avais mis autant de force dans un coup pareil, n'importe lequel des types de cette auberge serait mort sur le coup. Et si tu n'avais pas eût le réflexe de lever le bras, tu aurais subi un sort tout aussi peu enviable.

- Je te remercie, sourit Aris en observant les goutes tomber du ciel. Je ne sais pas pour toi, mais ça m'a fait du bien de me défouler un peu.

- Garde tes flatteries vaseuses pour toi, ricana le Dunmer. Je te signale que c'est probablement ta première défaite au combat depuis dix ans.

Le rougegarde se tourna vers lui, l'air scandalisé :

- Certainement pas ! Si j'avais eu une lame, j'aurais...

- Une lame ? Allons, ne viens pas ternir le débat en me parlant d'armes. J'aurais pu incinérer cette taverne et toi avec, si je l'avais voulu. Il s'agissait d'un duel à la loyale, et je ne changerais cela pour rien au monde.

- Hmpf ! Je n'ai pas dit mon dernier mot.

À une trentaine de mètres, la porte du Chaudron Malté s'ouvrit à la volée, laissant sortir un jeune Bosmer à la mine dépitée. Son visage regagna un peu d'entrain lorsqu'il aperçut les deux combattants, et il accourut aussitôt vers eux, laissant la pluie torrentielle rabattre ses mèches ébouriffées contre son front. Il tenait un emballage de tissu longiligne entre ses main.

- Ah, fit le rougegarde. Puisqu'on parle d'épée...

- Alors ? questionna Dakin en levant un sourcil.

- Et bien, je vais devoir trouver un emploi de serveur dans un autre coin de la ville, je suppose, fit le nouvel arrivant en se frottant douloureusement l'arrière du crâne. Le patron a moyennement apprécié que je jette un grand cru au visage d'un client. Qui l'aurait deviné, hein ?

L'elfe des bois tendit la housse au Alik'r, qui s'en empara délicatement.

- Désolé. Nous t'avons confié une tâche importante en te confiant ceci, et c'est comme ça que nous te remercions... Sans notre petit cirque, tu aurais toujours un boulot à l'heure actuelle.

- Non, je ne regrette rien de cette soirée, s'enthousiasma le Bosmer. Vous étiez extraordinaires, tout simplement ! Je n'avais jamais vu pareil affrontement de ma vie, et une place à l'arène de gladiateurs la plus proche m'aurait coûté deux fois ma paye de toute façon. Pour ce qui est du travail, ma tante est aux champs toute l'année, alors je pourrais toujours venir lui prêter main-forte dans le pire des cas. Alors, vraiment, ne vous en faites pas !

Les trois hommes hochèrent la tête et se mirent à discuter tranquillement, haussant un peu la voix pour couvrir les trombes d'eau qui s'abattaient depuis le ciel orageux.

Non loin de là, une silhouette encapuchonnée surgit d'une petite ruelle. Dissimulé dans la noirceur de sa cagoule, sa tête parcouru la rue marchande à quelques reprises, puis s'arrêta sur eux.

- Alors, vous voyagez juste pour le plaisir ? demanda le jeune elfe. Au fait, je m'appelle Érédil ! Ravi de vous rencontrer.

- Nous sommes juste de passage dans la région, menti le rougegarde. Nous recherchons un apprenti qui soit digne de recevoir notre enseignement.

Prostrée dans une posture voutée, la silhouette se remit lentement en mouvement, et fit quelques pas vers les trois hommes.

- Vraiment ?! s'écria Érédil, des étoiles dans les yeux. Et... vous pourriez m'apprendre quelques trucs pendant votre séjour en ville ?

- Nous nous apprêtions justement à partir, déplora Aris. La situation en ville ne se s'accorde plus vraiment à la pédagogie. En revanche, je peux t'apprendre à neutraliser un ennemi deux fois plus lourd que toi, si tu as quelques secondes à perdre.

- Évidemment ! s'exclama le jeune elfe. Ce serait un honneur !

Alors que le rougegarde se levait pour mettre en place sa démonstration, l'individu accéléra le pas. Couvert par le son de la pluie ricochant sur les pavés, il parvint à une quinzaine de mètres.

- Aris.

- Attends une minute, Dakin, répondit distraitement l'intéressé en mimant une clé articulaire à l'attention de son élève improvisé. Pose ta main comme ceci... Non, plus haut... Voilà, comme ça. Maintenant, pousse lentement vers le bas, et utilise tes jambes pour m'attirer en arrière.

- Aris.

Le bras du magelame s'accrocha à l'épaule du Bosmer et le poussa fermement en avant. Érédil perdit l'équilibre et s'étala de tout son long dans une flaque, manquant d'emporter son enseignant avec lui.

- Qu'est-ce que vous...

- Pars. Maintenant.

La voix de Dakin était si impérieuse que le serveur fut incapable de rétorquer. Réalisant que l'elfe noir avait tiré son épée au clair, il leva précipitamment les yeux vers la silhouette avançant vers eux. À sa ceinture luisait l'éclat algide d'une longue dague gravée, encore maculée de sang. Sans demander son reste, Érédil bondit sur ses talons et prit ses jambes à son cou, disparaissant dans l'averse.

- Quelque chose ne va pas ? demanda le rougegarde, intrigué. Je ne fais que lui enseigner les bases, pas de quoi se montrer aussi...

- Aris, réitéra simplement le Dunmer.

Alors que ces mots atteignaient ses tympans, un autre son l'alerta. Celui d'une démarche vive, à peine audible à travers les éléments furieux.
L'individu n'était plus qu'à quelques mètres, et venait d'entamer un mouvement de son bras gauche. Alors que les doigts libres de l'elfe noir se mettaient à vibrer d'un éclat incandescent, Aris fit volte-face, la main déjà posée sur le pommeau d'Evenaar Laas.

Sans cesser d'avancer, la silhouette ôta son capuchon.

Le temps sembla se figer. Alors que l'inconnu s'immobilisait à environ trois mètres des deux compagnons, les yeux du rougegarde s'écarquillèrent, alors que Dakin se figeait dans une position stupéfaite, incapable d'esquisser le moindre geste. Dix secondes passèrent, dans un immobilisme surnaturel ponctué de tonnerre.

- Non. Non, dites-moi que c'est une blague, souffla Aris, interdit.

Face à eux se tenait Nash gro-Shagol, un rictus austère gravé sur le visage.

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Niveau 31
13 décembre 2021 à 14:01:22

Chapitre 47

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La pluie tombait avec une abondance renouvelée, comme pour engloutir le monde sous les flots. Inépuisable, l'averse aux semblants de déluge continuait de s'abattre sur les rues de Daguefilante, occultant presque le vacarme du tonnerre grondant dans les hauteurs écorchées par la tempête.
La vie semblait avoir déserté la ville. Pressées par la tourmente, les âmes s'étaient réfugiées jusque dans leurs demeures, laissant le noir charbonneux des cieux couronner les lieux de sa présence pesante. Partout, les volets des fenêtres étaient condamnés, et les portes des bâtiments et des échoppes demeuraient closes, interdisant à tout malheureux téméraire l'opportunité déraisonnable de s'aventurer au-dehors. Dans la chute inexorable du jour, les rues étaient pratiquement dépossédées de toute forme de lumière, dont les derniers vestiges s'accrochaient laborieusement au creux des lampadaires, voués à y mourir. Peu à peu, le gris uniforme des bâtiments se fondait avec la tempête, dans une obscurité grandissante où ciel et terre ne formaient plus qu'un ensemble apocalyptique que seul le flamboiement dévastateur du tonnerre venait parfois scinder.

Vers le quartier marchand, secoués par la colère de la nature fulminante, trois hommes bravaient l'orage, semblables à un trio de rocs s'érodant lentement sous l'assaut répété des éléments. Les gouttes s'écrasait avec lourdeur sur leurs épaules, imbibaient leurs vêtements, leurs cheveux, et se perdaient sur les contours de leurs visages sombres comme pour mieux en souligner la gravité. Aucun n'avait encore esquissé le moindre mouvement.

La mine fatidique de l'Orsimer n'avait pas changé d'un iota. Son visage était impénétrable, inexpressif au point de se demander s'il était réellement capable d'abriter la vie. La grande pèlerine noire qui lui couvrait le corps peinait à dissimuler sa carrure robuste, et une légère ouverture le long de son torse laissait apercevoir une tunique de tissu couverte de motifs rouges, dont les plis se perdaient dans la ceinture d'un large pantalon de toile ocre. Sa peau, d'un vert sombre comme le feuillage d'un grand conifère, l'investissait d'une aura prédatrice que son mutisme immobile achevait de rendre menaçant.
Fondu dans le décor, scrutant en silence tout ce qui passait à la portée de son regard scrutateur, il paraissait prêt à frapper à tout instant. Juste sous son ceinturon, à quelques centimètres de sa main droite, sa dague, teintée de rouge, luisait d'une pâleur hypnotisante.
Ses oreilles, tout aussi effilées que la lame qu'il tenait, étaient d'une longueur peu commune, et suivaient avec élégance la ligne que traçait sa longue chevelure noire ondulant au gré du vent. Dans l'ombre, à moitié confondue avec la pluie, cette dernière semblait s'agiter avec la prestance condamnatoire d'un brasier de ténèbres mouvantes, comme si dotée de volonté propre. Ses fines lèvres sombres, desquelles deux canines se hissaient sans discrétion, s'animèrent brièvement en un soupir inaudible, avant de se clore de nouveau, comme si cette infime preuve d'activité eut déjà été trop déplaisante pour être maintenue. Plus haut, de part et d'autre d'un nez retroussé, le marron charbonneux de ses pupilles inquisitrices perçait à peine au travers des zones d'ombre projetées par ses arcades sourcilières marquées.

Dakin demeurait en position de combat, jambes fléchies et lame dressée. L'index et le majeur de la main gauche reposaient sur son poignet droit, prêts à déchainer la force des arcanes au moindre mouvement suspect de celui qui leur faisait face. Aris, quant à lui, était demeuré immobile, figé par la stupeur. Incapable de lever son arme vers le nouveau venu, il se demandait en cet instant si la boisson et l'orage ne lui jouaient pas des tours.

Un flash lumineux déchira le ciel, surlignant brièvement les silhouettes des trois combattants, puis une détonation emplit la voûte torturée de son intensité fulgurante. Un tel signe aurait pu marquer le mouvement d'un des hommes, mais un fait indiscutable demeurait clairement ancré dans leur esprit : le premier à bouger de façon trop brusque risquait aussi d'être le premier à mourir, tant cet instant d'attente insupportable avait aiguisé les réflexes de chacun d'entre eux. Chaque mouvement, chaque haussement d'épaules ou mouvement de tête pouvait prendre une tournure dramatique si mal interprété, et la tension ambiante semblait ne pas vouloir laisser de place au doute.
Mais quelque chose devait bien finir par briser ce silence immobile, quitte à prendre ce risque. Quelqu'un devait bien finir par parler.

- Nash ? demanda Aris, la voix rendue méconnaissable par l'étonnement. C'est... C'est toi ?

- Reste en arrière, lui intima Dakin, comme si la parole de son ami l'avait tiré d'une longue période de latence.

Plongé dans un pan de la rue plus sombre encore que les autres, l'orque ne bougea pas d'un centimètre, même lorsque le Dunmer se décida à faire un pas prudent dans sa direction. Il n'était qu'à deux mètres de lui.

- C'est bien toi ? Repris le Dunmer. Réponds-moi !

- Nash gro-Shagol ? rétorqua finalement l'individu avec une voix grave et profonde. Non, ce n'est pas moi. En tout cas, pas ici.

- "Ici" ? l'interrogea l'elfe noir en faisant glisser les semelles de ses bottes contre le sol afin de réduire imperceptiblement la distance qui les séparait. Qu'est-ce que tu veux dire ?

L'Orsimer leva les yeux d'un air indéchiffrable, avant de regarder à nouveau le Marcheur. Son regard glissa vers Aris, s'immobilisa un instant sur Evenaar Laas, puis se porta de nouveau vers son interlocuteur.

- Les oreilles indiscrètes sont nombreuses dans les parages, si vous voulez mon avis. La pluie est loin de décourager ceux qui vous recherchent. Ceux qui nous recherchent.

Le rougegarde n'avait toujours pas bougé. Mêmes traits, même timbre, même façon de parler... Il n'avait jamais été uni à Nash gro-Shagol par la plus grande des amitiés, mais tout le menait à croire qu'il s'agissait bel et bien de ce dernier. À un détail près : celui qu'il avait connu avait la peau pâle, les yeux verts, et les cheveux aussi blanc que le soleil. Pouvait-il s'agir d'une apparence visant à échapper aux poursuivants dont il parlait ?

Comme toute réponse à leurs interrogations, l'orque leur adressa un signe de tête pour les inviter à le suivre. Incessante, la pluie continuait de les accabler dans un vacarme qui ne semblait avoir existé que pour briser leur silence solennel. Dakin jeta un regard tendu à Aris. Le rougegarde, sourcils froncés, finit par acquiescer après dix bonnes secondes d'hésitation. Le Dunmer poussa un grognement d'inconfort, mais hocha néanmoins la tête à son tour.
Dans une telle situation, avec si peu d'informations qu'il leur était impossible d'accorder du crédit aux dires de leur supposé allié, ou même de savoir s'il ne s'adressaient pas à un imposteur venu leur tendre un piège, la meilleure option était de rester mobile coûte que coûte et de tirer les choses au clair le plus vite possible. Seuls, au milieu des rues désertes, ils étaient des cibles faciles, en dépit de la mauvaise visibilité et du vent. Plus que jamais, ils devaient trouver un abri, et s'extirper au plus vite d'une situation que leur supériorité numérique apparente ne rendait pas confortable pour autant.

L'Orsimer dégaina son coutelas, le fit virevolter quelques secondes dans sa main en leur jetant un regard entendu, puis le rangea à sa ceinture avant de tourner les talons. Les deux amis s'engagèrent à sa suite, maintenant une distance respectable avec celui-ci.
Leur guide s'avança dans la ruelle de laquelle il avait surgit plus tôt, et marqua une pause avant de disparaître complètement à l'angle de cette dernière. Après avoir été rejoint par les deux compagnons, il se remit en marche, et Aris lui emboîta la pas, suivit de près par Dakin et son œil alerte.

La pluie, bien que partiellement affaiblie par l'étroitesse du passage, n'en était pas moins dérangeante. Malgré l'importance de la situation, la colère des cieux accaparait une part non négligeable des pensées des deux Marcheurs, désormais aussi trempés que s'ils venaient de se jeter dans un lac. Coulant sans cesse le long de leurs sourcils, de leurs nez et de leurs mains, l'eau nuisait sérieusement à leur perception ou à leur sens de sécurité. L'endroit était idéal pour leur tendre une embuscade, et leurs nerfs en étaient d'autant plus tendus. Se faire attaquer, tenter de fuir, glisser sur le sol trempé, et tout était terminé. Aussi étrange que cela pouvait paraître, leur vie ne tenait qu'à un fil. Et ce fil était celui de la confiance, confiance qu'ils n'étaient pas à l'aise avec le fait de devoir accorder au nouvel arrivant. Trop de questions leur brûlaient les lèvres, mais ils se retinrent de les poser; car, s'ils se trouvaient par hasard en présence d'un homme hostile là où ils auraient aimé voir un allié, ces mêmes questions leur auraient peut-être coûté la vie, à eux comme à d'autres camarades de l'Ordre.
Ils marchèrent pendant près de cinq minutes, progressant à pas rapides. Sous l'averse, les tas d'ordures en décomposition qui jonchaient le sol du passage se répandaient en flaques noirâtres et putrides, exhalant une odeur infecte qui n'aurait pas manqué de leur arracher une grimace de dégoût si la situation avait été plus sereine. Autour d'eux, nulle âme qui vive, rien qu'eux trois, aveuglés par la pluie, enjambant les meubles brisés, les tas de bouteilles vides et les déchets qui encombraient les pavés de la capitale.

Nash s'arrêta à un croisement. Ses épaules se hissèrent sous le coup d'une longue inspiration, puis il se tourna vers les deux amis. Suspicieux, Dakin posa la main sur la garde de son épée et voulut avancer pour dépasser le rougegarde, mais ce dernier venait de stopper brusquement son avancée. L'elfe noir s'immobilisa à son tour en découvrant ce qui leur barrait la route.
Dans l'étroite allée, quelques pas devant l'Orsimer, quatre silhouettes sans vie jonchaient le sol, affaissées contre les murs comme des pantins désarticulés.
La lame du Dunmer jaillit de sa gaine avec un son métallique. Il se mit en garde, impitoyable.

- Que signifie ceci ? jeta-t-il en s'avançant vers Nash, un rictus méfiant gravé sur les lèvres.

- Je suis prévoyant, tout simplement, annonça l'orque en reculant vers les corps.

- Prévoyant ? Voyons donc cela ! lança Dakin en accélérant pour le rattraper.

Mais avant que Dakin ne puisse faire plus d'un mètre, le rougegarde leva le bras pour le retenir.

- Aris, qu'est-ce que tu...?!

- Attends, lâcha ce dernier sans défaire sa poigne. Je... je crois que je reconnais ces tenues...

Le vent agita les capes noires enveloppant les quatre cadavres trempés, comme pour les doter d'un éphémère semblant de vitalité à la mention de leur existence.

- Ton ami semble avoir compris, Dakin, fit l'orque en enjambant sans ménagement les hommes étendus sur le sol. Si j'en crois sa réaction, il a déjà eu affaire à eux par le passé. Je me trompe ?

- C'est toi qui a fait ça ? répondit Aris, cherchant plus à détourner la question de son interlocuteur qu'à connaître le déroulement d'une scène qu'il pouvait sans mal imaginer.

- Oui, j'ai préféré. Vous n'aviez pas vraiment l'air de vouloir vous battre contre autre chose que des poivrots de comptoir, et l'envie de laisser le sort d'autrui au bon gré du hasard m'est passée il y a bien des années. Bien sûr, une petite discussion avec ce genre d'individus aboutit rarement à un accord pacifique. Comme vous pouvez le voir.

Le rougegarde fit un pas vers les corps.

- Je peux ? dit-il sans détourner les yeux des mains de l'Orsimer.

Le concerné hocha la tête en silence, levant les mains en l'air comme pour dissiper les doutes sur ses intentions. Le mouvement ne fit que tendre davantage le Dunmer, qui s'avança d'un pas, main au pommeau.

Sans se rapprocher plus que de raison, le mercenaire observa méticuleusement les macchabées. Ils avaient été enveloppés sous leurs capes grossièrement, à la va-vite. Les silhouettes, vêtues d'une simple protection de cuir noir, portaient à leur ceintures de petites épées argentées dont l'éclat était tu par l'absence de source lumineuse dans la ruelle.
Sans plus attendre, Aris s'accroupit, et passa en revue l'équipement du corps le plus proche. Le tissu de leur pèlerine semblait terni, d'un beige presque gris. Malgré le fait que la pluie aie légèrement altéré les couleurs, elles n'étaient effectivement pas sans lui rappeler celles qu'il avait pu voir chez ses assaillants à Sentinelle. Et, comme auparavant, aucun sceau ni aucune marque d'appartenance ne venait trahir l'affiliation éventuelle de leur porteur. Les hommes avaient voyagé léger : pas d'arme secondaire, mis à part les deux arbalètes reposant au sol à côté de leurs anciens propriétaires. Pas non plus de sacoches ou d'eau, pas de corde, de notes, d'aiguilles empoisonnées, ni rien de ce qu'il s'était originellement attendu à découvrir sur ce qu'il estimait être un groupe d'assassins. Aris reporta son regard sur les deux épées accrochées à la taille du cadavre par de petites attaches en cuir. La garde des lames était orné de deux lames croisées. Le signe, bien que vaguement familier, ne lui évoqua rien de particulier. N'ayant rien trouvé de bien concluant sur les affaires du mort, le rougegarde décida d'examiner son visage, et souleva prudemment son capuchon.
Un éclair traversa le ciel, permettant brièvement au voyageur d'identifier la victime. L'homme était jeune, un bréton d'à peine vingt-cinq ans. Barbe taillée soigneusement, cheveux courts, traits quelconques, de quoi se faufiler partout dans la région sans attirer les questions ni éveiller les soupçons. De faible corpulence, l'individu portait une marque sombre peu profonde au niveau de la jugulaire. En jetant un œil vers les trois autres, il confirma ses pensées : contrairement à celui-ci, les autres avait sans conteste trouvé leur fin en tombant d'un toit, comme l'indiquait l'angle étrange que dessinaient leur colonne vertébrale à travers le tissu de leurs manteaux.

«Non, se corrigea le rougegarde en jetant un coup d'œil discret à l'attention de l'orque, qui patientait adossé au mur de la ruelle, quelques mètres plus loin. Ils ne sont pas mort en tombant, mais après avoir été poussés par quelqu'un.»

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13 décembre 2021 à 14:02:03

Brièvement, l'image des dizaines de rebelles figés dans la mort face à lui et sa lame sanglante lui revint en mémoire avec une précision inouïe. Aris poussa un grognement, mais parvint à chasser cette vision de son esprit avant que les deux autres ne remarquent son état. Il se releva comme si de rien n'était, et se tourna vers le Dunmer, toujours figé dans sa posture de combat.

- Alors ? questionna Dakin sans quitter Nash du regard.

- Je ne suis pas sûr, chuchota le rougegarde à l'oreille de son ami d'un ton hésitant. Mais... Ils sont habillés comme les trois hommes venus m'attaquer à Sentinelle quand Neloth est venu me trouver.

- Tu en es sûr ?

- Ils ont les mêmes épées, et je suis presque certain que ce sont les mêmes capes. Le doute me semble difficilement permis.

- Alors, c'était bien ce que nous pensions... acquiesça l'elfe noir.

- Vous avez fini ?

La voix de l'Orsimer coupa court à la discussion des deux hommes, qui ne prononcèrent pas un mot supplémentaire pendant plusieurs secondes.
Ce fut à Aris de prendre la parole.

- Nous avons des questions. Beaucoup de questions.

- Je suis au regret de vous dire qu'elles vont devoir attendre un peu. Cette pluie commence à me mettre de mauvaise humeur, et je crains que nous ne soyons pas vraiment en sécurité ici.

- Il en reste d'autres comme eux ? lâcha Dakin avec méfiance.

- C'est compliqué, fit Nash en jetant un regard rapide de chaque côté de la ruelle. Je vous expliquerai, mais il faut vraiment que vous me suiviez pour le moment.

- J'ai juste une demande pour toi, alors, reprit Aris. Et je suis au regret de t'annoncer que ni moi ni Dakin ne te suivrons où que ce soit avant d'avoir une réponse claire à celle-ci.

- Très bien, décréta l'orque en baissant lentement les mains. Je suis toute ouïe.

- Dis-moi clairement pourquoi ces hommes sont ici.

Un coup de tonnerre dangereusement proche illumina la ruelle, révélant pendant une fraction de seconde une expression surprise transfigurer la mine impassible de l'Orsimer.

- Comment cela ? Vous l'ignorez encore ?

Le rougegarde secoua la tête en signe de négation :

- La première fois que je les ai vu, c'était en arrivant à Sentinelle pour me charger d'un groupe de malfrats établis quelque part dans la région. Bien que n'ayant pas mis les pieds dans la ville depuis des années, ils m'ont attaqué sans hésiter. Je pensais que ma réputation avait fait courir le bruit de ma venue avant même mon arrivée dans la région, et qu'ils en avaient après moi parce que je compromettais leurs petites affaires.

Le voyageur marqua un silence, et leva les yeux vers l'orque, qu'il fixa longuement.

- Mais de simples mercenaires ne m'auraient pas suivi jusqu'en Hauteroche pour quelques centaines de septims, pas vrai ?

Nash laissa émettre un léger soupir, puis s'écarta du mur auquel il s'appuyait.

- Dakin, tu vivais au repaire des Marcheurs caché à Sentinelle, n'est-ce pas ?

Le Dunmer afficha une expression étonnée, mais reprit rapidement contenance.

- Oui... Oui, c'est exact.

- Et bien, sachez qu'ils ne traquent ni les mercenaires, ni les elfes, ni je-ne-sais quoi d'autre. N'est-ce pas évident ? Ils en ont après les Marcheurs.

- Ce n'était pas ma question, rétorqua aussitôt Aris. Nous ne sommes pas stupides. Pour nous avoir localisé deux fois en quelques mois d'intervalle malgré le bon millier de kilomètres qui nous sépare de Sentinelle, ils doivent être sacrément bien informés. Ces hommes autour de nous sont tous des brétons, tandis que ceux qui m'ont assailli étaient trois rougegardes. Cela me laisse penser qu'il leur importe de mener leurs actions en se fondant dans le décor, et qu'ils officient au moins dans toute la Baie d'Illiaque.

Comprenant ou son ami voulait en venir, Dakin se porta à son niveau. L'elfe noir avait adopté une posture plus décontractée.

- Et malgré cela, tu t'es débarrassé d'eux avec facilité. Aris n'est donc pas le seul à les avoir rencontré auparavant.

L'Orsimer ricana faiblement.

- Vous voulez tout savoir ? C'est le cinquième groupe en un an.

- Ainsi, repris le rougegarde, un groupe hautement organisé et informé nous envoie de la chair à canon à intervalles régulier. Je réitère donc ma question : pourquoi ces hommes sont-ils réellement ici ?

Soudain, quelque chose dans l'attitude de l'orque alerta Aris. Fixant le ciel d'un œil inquiet, Nash gro-Shagol sembla les ignorer complètement pendant quelques secondes. Il les regarda, puis se tourna à nouveaux vers les nuages, avant de reprendre précipitamment.

- Pourquoi sont-ils ici ? C'est ce que j'essaye de vous expliquer, figurez-vous. Pouvons-nous nous remettre en marche, à présent ?

L'inconfort de leur supposé camarade n'avait rien de rassurant. Même s'il refusait de donner plus de détails, son empressement visible ne devait probablement rien au mauvais temps.
Une même pensée, insidieuse et inquiétante, vint s'implanter simultanément dans les esprits du rougegarde et du Dunmer. À l'heure actuelle, personne d'autre qu'eux trois ne pouvait savoir où ils se trouvaient. En raison du climat, de l'avancée de la nuit et de l'isolement relatif auquel les avait conduit leur trajet, ils étaient pour de bons seuls avec l'Orsimer. Et, pour le meilleur comme pour le pire, ce n'était peut-être pas fortuit de la part de leur ancien compagnon.

- Personne ne vous a suivi en Hauteroche, leur affirma ce dernier d'un ton grave. Et personne en ville ne soupçonne mon identité. Pour échapper aux troubles, j'ai dû me faire passer pour différentes personnes, sous différentes formes et dans différents endroits. C'est bien simple : il n'existe pas le moindre lien entre Nash gro-Shagol et l'homme que vous avez en face de vous. Personne ne sait, et personne ne saura jamais.

La pluie sembla faiblir momentanément, plongeant l'allée dans un calme pesant. L'orque jeta un regard discret au croisement de la ruelle derrière lui, et sembla tendre l'oreille comme pour guetter quelque chose.

- Et pourtant, reprit-il avec une mine inquiétante, ils savent. Peu importe où nous sommes, peu importe que nous nous promenions à la cour de Daric tous les matins ou que nous vivions reclus dans un taudis miséreux des quartiers pauvres, ils savent où et quand nous trouver.

- Alors nous ne sommes en sécurité nulle part ? demanda Dakin.

- Cela dépend de ce que vous avez en tête quand vous dites "sécurité", retorqua Nash en jetant un coup d'œil méprisant aux corps étalés sur les pavés trempés. Il est évident que des adversaires d'un tel niveau sont incapables de se débarrasser d'un Marcheurs entrainé, même à plusieurs. Ceux qui les envoient savent très bien qu'ils n'ont pas la moindre chance. Parce qu'ils savent à qui ils ont affaire.

Aris se remémora la facilité avec laquelle il s'était débarrassé de ses assaillants à Sentinelle. Même Neloth, simple débutant à l'époque, avait tenu tête à son adversaire sans être blessé.
Le rougegarde se gratta nerveusement la barbe. Maniement hors-norme des armes, manipulation des arcanes, réflexes surhumains, télékinésie, agilité, force ou réflexes extrêmes... Tous ceux qui étaient revenus du continent de l'Ouest avaient développé là-bas des facultés nouvelles, et avaient effleuré l'excellence mortelle du bout des doigts. À moins de vivre des siècles, peu d'individus pouvaient espérer concevoir le degré de maitrise qu'ils avaient atteints dans leurs domaines de prédilection respectifs. Assurément, quelques coupe-jarrets de bas étage ne risquaient pas de poser problème à ceux qui avaient officié sous les couleurs de l'Ordre durant des années.

C'était incompréhensible. Le commanditaire de ces assassins était assez renseigné sur eux pour connaître leur position... Mais pourquoi envoyer des vagues de spadassins sous-entrainés se mesurer à eux, alors même que l'issue était évidente ?
À ces questionnements s'ajoutaient un autre problème : il ne savait pas si ce que Nash leur disait contenait ne serait-ce qu'un semblant de vérité. Et malgré ses efforts, il demeurait incapable de déterminer pourquoi l'anxiété de l'orque se faisait grandissante.

«Quelque chose ne va pas, pensa Aris. Je n'aime pas ça, mais il va nous falloir plus d'informations si nous voulons nous assurer de sa fiabilité. Même si cela implique de le suivre»

En se tournant vers Dakin, il remarqua que ce dernier s'était enfin résolu à détourner les yeux de leur ancien camarade, et avait levé la tête. Il suivit son regard, et contempla les toits, là où leurs assaillants avaient vraisemblablement fait la rencontre de Nash gro-Shagol. Vu la hauteur des bâtiments autour d'eux, ces derniers étaient sans doute morts sur le coup en touchant le sol.

- La pluie s'est arrêtée, fit remarquer le Dunmer. C'est étrange, le ciel s'est vite dégagé.

L'elfe disait vrai. L'averse s'était changée en une fine bruine résiduelle, et le silence était tombé sur la ville en même temps que la nuit. Dans l'interstice de la ruelle, seul le rouge couvrait la voute céleste.

- Le temps presse, répéta l'orque. Ma réponse vous convient ?

Sans un mot, les deux camarades s'avancèrent dans sa direction. Leurs regards demeuraient méfiants, mais la tension originelle était légèrement retombée.
L'Orsimer hocha la tête.

- Allons-y. Nous avons déjà assez traîné.

Les trois hommes se remirent en marche immédiatement. Après quelques croisements, ils atteignirent une rue plus importante. Nash cessa d'avancer, rabattit le capuchon de sa pèlerine contre son visage, et entama de traverser l'allée, adoptant une démarche rapide. Ils le suivirent, peinant à tenir le rythme.
Le groupe bifurqua plusieurs fois, empruntant principalement de petites rues et évitant les artères de la ville afin de limiter leurs rencontres. Ils quittèrent bientôt le quartier marchand, et laissèrent les hautes façades derrière eux au privilège de petites bâtisses plus modestes. Au-dessus de l'horizon, Masser avait déjà bien entamé son ascension, et baignait l'atmosphère d'une clarté sordide. Pourtant, Secunda restait prostrée derrière les murailles de la ville, comme intimidée par la présence sanglante de sa jumelle. Ils n'avaient toujours pas croisé âme qui vive, et aucun n'était sûr que le phénomène soit bien dû aux précautions de gro-Shagol.

- Où nous allons-nous ? questionna Dakin en scrutant leurs environs à la recherche de mouvement.

Nash répondit sans se retourner, prenant à peine le soin de masquer son agacement.

- J'ai pris possession d'un abri inutilisé près d'ici. J'ai de nombreuses choses à vous y montrer, mais il nous faudrait déjà l'atteindre...

Bientôt, le groupe se mit à longer une série de bâtiments dont l'apparence alerta Aris. Sans cesser d’avancer, il confirma ses suppositions d'un regard circulaire. De petites toitures colorées, de nombreux entrepôts et des caisses plein les rues... Ils semblaient se trouver quelque part en périphérie du quartier des artisans, près de là où il était sorti des souterrains de la ville. Malgré l'allure charmante de l'endroit, ils n'étaient pas très loin des zones pauvres de la capitale. Mieux valait rester prudents.

- C'est ici, lança finalement l'orque en désignant une ruelle du doigt. L'endroit est assez étroit pour que nous puissions y rester en attendant le jour.

Aris s'arrêta. L'Orsimer poursuivit sur quelques mètres avant de réaliser qu'il n'était pas suivi, et abandonna sa mine impassible pour la seconde fois de la soirée. Cette fois, son visage glaça le sang du rougegarde : ce n'était pas de la surprise qu'il lisait sur ses traits. Non, il s'agissait de colère, une colère teintée de frustration, mêlée d'urgence et de peur.
La bouche de l'orque s'ouvrit en un rictus de désarroi :

- Aris, je t'en conjure, il faut que tu me suives. Nous devons nous cacher jusqu'au matin, et ensuite, nous pourrons partir.

L'elfe noir s'immobile à son tour.

- Nous cacher de quoi, Nash ?

https://www.youtube.com/watch?v=-XZVeAEcqEI

- Par les Neuf, entrez dans cette ruelle ! jura l'orque en levant de nouveau les yeux vers le ciel. Le temps presse ! Je vous expliquerait tout une fois à l'intérieur, mais chaque seconde perdue aggrave notre situation !

La réaction de leur acolyte ne fit que renforcer l'hésitation des deux hommes, qui se jetèrent un regard inquiet. Dakin fit un pas en arrière, reculant vers le rougegarde.

Puis, au loin, un hurlement déchira la nuit, aussi fulgurant qu'un coup de tonnerre. Pareil à un crissement métallique insupportable, le hurlement suraigu sembla fracturer le ciel, alors que les trois hommes s'immobilisaient de stupeur, les tympans en ébullition.

- Trop tard... souffla Nash avec une grimace d'appréhension. Par Malacath, je vous avais dit de me suivre !

- Qu'est-ce que c'était que ça ?! s'écria le Dunmer en se retournant dans tous les sens pour tenter d'identifier la cause du mugissement surpuissant.

- Pas le temps de vous expliquer ! cria Nash en retour, tout en ôtant avec empressement sa pèlerine. Restez en mouvement, et ne la fixez surtout pas ! Ne frappez que si vous êtes sûrs de vous ! Si elle vous attrape, vous êtes morts !

Un second cri retentit à travers l'immensité pourpre des cieux, et résonna pendant plusieurs secondes dans les oreilles d'Aris, qui sentit une terreur muette lui serrer la gorge. Il reconnaissait ce hurlement guttural. Ce son était celui qu'il avait entendu émaner de la gorge tortueuse de l'immense créature, au sein de son cauchemar. Ce son était celui de quelque chose d'énorme, d'une monstruosité à la présence tétanisante, d'une aberration féroce, affamée, inarrêtable. Et cette chose, dont la menace implacable planait au-dessus de la ville toute entière, était en chasse pour de bon.
Un bruyant choc retentit, quelques rues plus loin, suivi du bruit de tuiles s'effondrant sur le sol. Quelque chose de gigantesque venait d'atterrir.

- Elle arrive !!! hurla Nash en faisant jaillir une pluie d'arcs électriques de ses doigts. Préparez-vous !

Lentement, alors que les trois hommes se préparaient du mieux qu'ils le pouvaient, un halo de lumière rouge balaya le ciel, émettant un son indéfinissable semblant provenir droit des profondeurs de l'Oblivion.

Haut, très haut dans la voûte écarlate, par-delà les silhouettes écrasées des bâtiments de la ville, Masser semblait contempler avec impatience les proies de cette chasse macabre se rapprocher, impuissantes, de leur triste sort.

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23 décembre 2021 à 23:09:52

Un chapitre en retard ? Disons plutôt deux chapitres en avance :noel:

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Niveau 31
24 décembre 2021 à 00:39:14

Chapitre 48

Le silence. Aussi terrifiant, éprouvant et macabre que le vacarme monstrueux qui l'avait précédé, le silence avait transi les rues de la capitale, enflant sans cesse, comme pour chasser toute preuve de vie alentours.

Le silence pouvait faire blesser quand les hommes l'utilisaient pour répondre. Il pouvait soigner, quand les cœurs et les âmes meurtris en recherchaient la compagnie réparatrice. Mais, parfois, le silence n'était pas soumis à de telles intentions, et s'en retrouvait dépossédé des substances usurpées que les mortels lui attribuaient à tort. En réalité, le silence ne représentait que le vide et l'immensité horrifiante d'un monde qui n'avait que faire des hommes.
L'étau fatidique du silence pouvait tordre la volonté de n'importe qui, des esprits les plus fermes aux optimistes les plus résolus, écrasant de sa botte impitoyable et inexorable les rêves de ceux assez fous pour espérer que le monde réponde à leurs prières. Le silence, comme bien des fois dans l'histoire, était capable de faire naître la folie, le désespoir ou la terreur dans le cœur de ceux qui y étaient abandonnés. Il pouvait écraser les êtres fragiles d'un simple souffle, et faire ployer l'échine des plus forts en seulement quelques jours, quelques semaines, ou quelques mois. Aussi résolus soient ceux qui tentaient de s'y soustraire, le silence finissait toujours par effleurer les failles de leur raison, puis par s'y infiltrer, creusant la brèche jusqu'à ce qu'elle soit béante et que l'édifice s'effondre, ne laissant que poussière dans son sillage d'indifférence.

Le règne du silence pouvait devenir la plus noire des sentences imaginables. Les souvenirs, les visages familiers, tout s'échappait inexorablement dans l'infini muet de cet abîme insondable, de cet antre mort et figé d'où ne ressurgissaient que les réminiscences les plus inavouables et les images les plus dérangeantes. Et, aussi endurcis soient-ils, Aris af-Ozalan, Nash gro-Shagol et Dakin Dolovas étaient conscients que le silence qui les entourait en cet instant précis faisait partie de ceux que l'on entendait avant de mourir.
La fin de toute chose. Voilà ce qu'il signifiait, ce soir, alors que le moindre son s'écrasait sous sa présence en même temps que l'espoir des vivants qui s'y retrouvaient plongés. En cette nuit où seul Masser avait pu se hisser dans le ciel, le silence était omniprésent. Tout le cosmos brillait d'un éclat écarlate, car l'astre furieux avait dévoré sa jumelle, répandant son sang sur la surface froide du monde mortel comme une promesse de souffrance.
Les trois amis s'étaient immobilisés, respirant à peine, attendant l'inévitable arrivée de la chose qui les pourchassait. Et le silence tordait leurs entrailles d'une angoisse inéluctable.

L'averse s'était complètement tue. Leur peau tremblait sous l'effet de l'humidité et de l'appréhension. Leurs fronts dégoulinaient de sueur malgré le froid, et leurs mains, moites et crispée, leur paraissaient soudain privées de toute force. Plusieurs minutes déjà, et toujours rien. Aucun bruit, comme si l'univers entier avait cessé d'exister dès que le dernier hurlement avait résonné dans la nuit sanglante.
L'Orsimer avait baissé les bras, et l'éclat inquisiteur de ses pupilles s'était éteint sous le vert foncé de ses paupières. Résignation, désespoir ou préparation... peu importait aux deux Marcheurs se tenant à ses côtés. En temps normal, ils auraient envisagé la fuite sans hésiter, mais le silence était si pesant que le moindre mouvement risquait de révéler leur présence, rendant inconcevable cette première option.
Restait la seconde : attendre, et se battre avec acharnement lorsque le moment viendrait. Car, quelle qu'elle soit, cette créature tombée du ciel à quelques dizaines de mètres d'eux était ici pour une raison qu'ils pouvaient sans mal deviner. Alors, aussi tentante, aussi insistante que soit l'envie de se mettre à courir de toutes leurs forces, les deux camarades restaient debout près de Nash, immobiles, se préparant du mieux qu'ils pouvaient à l'inconcevable les guettant.

Lentement, dans un mouvement si précautionneux qu'il semblait vouloir éviter jusqu'au bruissement de l'air contre sa peau, l'orque leva un bras vers le ciel. Pas un souffle de vent, pas le moindre son autour d'eux. Mais brièvement, le vide oscilla autour de sa main. Le rougegarde et le Dunmer comprirent vite : gro-Shagol tentait de sonder les alentours pour déterminer la présence des êtres vivants les plus proches.
Mais, quelque part, un grincement brisa le silence, si ténu qu'il semblait presque impossible de le distinguer d'une hallucination née du mutisme ambiant. Lorsqu'il se reproduit, légèrement plus distinct, le son fit sursauter les trois combattants. Cette fois, plus de doute. Dakin écarta les jambes, Aris raffermit sa prise sur la garde de son épée, et Nash jeta un regard sombre au ciel, désormais privé des lourds nuages noirs qui le couvraient quelques minutes plus tôt. Masser était anormalement grosse, et sa pâleur pourpre devait probablement transfigurer le paysage de toute la région.
Plusieurs secondes passèrent, puis un léger craquement résonna, quelque part dans la nuit.

- Vous avez entendu ça ? murmura Nash, si faiblement que les autres durent lire sur ses lèvres pour comprendre.

Les deux amis hochèrent nerveusement la tête. Le silence, à nouveau.
Un autre bruit vint perturber leur immobilisme anxieux. Ni plus proche, ni plus distant que le précédent, un léger frottement troubla cette fois-ci le calme. Il aurait pu s'agir de n'importe quoi : un tenancier téméraire profitant de la nuit pour étendre son linge à la fenêtre de son échoppe, un drapeau flottant dans le vent des tours, un corps traîné sur le sol, un petit animal s'infiltrant dans les draperies d'un étal... De nouveau, le vide envahit leurs esprits, pesant comme une presse sur leurs cages thoraciques. Cette ambiance commençait à les perturber profondément. Il y avait bel et bien quelque chose de terrible dans les parages, mais ils ignoraient s'ils étaient ceux à écouter... ou bien ceux qui l'étaient.

Quelque chose tomba près d'eux, sur le sol pavé, et y rebondit dans un crissement sonore, faisant de nouveau barrage à la tranquillité surnaturelle. Plissant les yeux, Aris, discerna une forme rectangulaire de petite taille, à quelques pas de lui. Il crû d'abord à un livre, avant d'identifier les restes d'une tuile broyée. La réalisation le poussa à tourner la tête en direction des toitures bordant les rues. Mais rien ne s'y trouvait. Sa mine se durcit d'avantage. La nuit toute entière semblait se jouer d'eux, comme un chat torturant une souris qu'il savait lui appartenir. De nouveau, il regarda ses camarades, ne discernant aucun semblant d'action de leur part. Quelques secondes passèrent, et le silence reprit ses droits.

Mais quelque chose avait changé.
Avant les autres, le rougegarde compris que le sol ne reflétait plus le rouge céleste de la même manière qu'auparavant. Il faisait sombre. Plus sombre qu'avant. Saisi par une suspicion glaçante, il leva les yeux, et le regretta immédiatement.
Car, juste au-dessus d'eux, figée dans une posture cauchemardesque, une créature atroce masquait le ciel.

Juchée de part et d'autre des toitures de par son envergure invraisemblable, la chose les scrutait en silence, son corps suspendu dans la ruelle comme une gigantesque araignée.
Aris laissa échapper un hoquet d'épouvante. Et, en l'entendant faire, ses deux compagnons découvrirent à leur tour l'affreux spectacle qui les guettait.

Ses six membres, excroissances blanchâtres et fumantes, aussi larges qu'un homme et deux fois plus longues, palpitaient avec irrégularité à mesure que les énormes veines noires qui les parcouraient s'animaient, les irriguant d'un sang plus sombre encore que la nuit d'horreur qui les accueillait.
Ses deux pattes inférieures pendaient sans vie entre les bâtiments, tandis que les quatre autres, munies de serres plus brillantes que l'acier, s'enfonçaient dans les toits des bâtiments pour maintenir en suspension sa masse monumentale.
Son long corps de chair pâle, tortueux et hideux, était criblé d'écailles d'argent plus longues et acérées que des piques, s'extirpant de son thorax et de son dos comme des côtes arrachées.
Sa gueule, gigantesque gouffre de voracité ténébreuse, était parsemée de molaires à la largeur terrifiante, couvertes de sang séché et de restes de cartilage broyé.
Mais ce qui acheva de persuader les trois hommes que les cauchemars étaient parfois bien moins cruels que la réalité fut l'œil. Cet œil unique, énorme, rougeoyant comme une braise de frénésie irascible, trônant au milieu de cette face à la peau blafarde et décharnée. Figé en un cauchemardesque substitut de sourire sur ce faciès apocalyptique aux sinus béants, ce globe de lumière incandescente orné de deux pupilles concentriques les toisait fixement, happant leurs pensées pour ne laisser en eux qu'une terreur primitive.

La gueule de la créature n'était qu'à un mètre au-dessus de leur têtes.
Aris déglutit, trop terrifié pour pouvoir esquisser le moindre geste.

Une goule. Un monstre aberrant, dont le nom inspirait le recul aux rois les plus puissants de Tamriel, la terreur à leurs vassaux, et le désespoir à leurs populations. Une chose abjecte, irréelle, informe et affamée, tout droit jaillie des portes de Merhunes Dagon durant la Crise, au cours de laquelle quelques spécimens avaient suffi à ravager des cités entières et décimer des bataillons complets de troupes entraînées. Aux côtés des dragons, des monstres marins et des Daedroths les plus mortels que Nirn ait connu, les goules s'étaient glissées, en l'espace de deux siècles, au rang des créatures les plus dangereuses du continent. Ces véritables calamités pouvaient conduire à l'évacuation de plusieurs milliers de personnes dans les régions où elles apparaissaient. Forçant l'intervention de cohortes de soldats et de héros légendaires, les goules s'étaient imposées comme un fléau, porteuses de peste et d'autres maladies ravageuses proliférant sur les sillages de cadavres à moitié dévorés qu'elles laissaient à leur suite.

https://www.youtube.com/watch?v=VzMAwJ6OhI4

En plein milieu d'une ville surpeuplée. Sans espoir de fuite. Avec, en tout et pour tout, deux alliés comme seul renfort. C'est ainsi qu'il tombait nez-à-nez avec cette créature, dont il ne savait que ce qu'en disaient les contes pour enfants et les vieux bestiaires poussiéreux. Si l'on avait dit à Aris qu'il devrait un jour faire face à une situation pareille, il aurait ri à gorge déployée en croyant à une mauvaise blague. Mais jamais une mauvaise blague ne lui aurait paru si désespérément réaliste.

La gueule de la chose s'ouvrit davantage, presque au point de se déboiter. Puis, sans prévenir, un hurlement surpuissant en jaillit, si intense qu'il en fit trembler le sol. Les vitres des maison les plus proches explosèrent, et la douleur envahit le crâne des trois hommes, les forçant à se plier en deux.
Ce fut ce qui les sauva.
Emportée par son propre poids, la goule fit s'effondrer l'un des bâtiments sur lesquels elle se tenait, provoquant une avalanche de débris sur les combattants. Tentant de se rattraper, la créature balaya l'allée d'un de ses membres, passant là où les têtes des trois Marcheur se trouvaient l'instant précédent. Les serres du monstre vinrent se fracasser contre la façade d'une habitation, pulvérisant la structure de l'édifice qui commença presque immédiatement à s'écrouler.
Dans la rue, l'écho du cri s'estompa sous la chute de la créature, dont le corps heurta le sol dans un grand tremblement. La poussière soulevée par les décombres envahit l'allée, plongeant le corps de la chose dans l'obscurité. Les trois compagnons se relevèrent en titubant, encore sonnés par le rugissement.

- Éloignez-vous de là ! hurla Nash à travers le son des gravats.

L'Orsimer plaqua les mains contre son torse. En raison de la coloration de la voûte céleste, aucun changement apparent n'eût lieu, mais un œil attentif aurait noté que les runes rougeâtres tracées sur le tissu de sa tunique de lin venaient de s'illuminer brièvement. Son avant-bras gauche se couvrit de fumée, et le blanc de ses yeux se teinta d'un bleu palpitant.
Voyant que ses alliés avaient tant bien que mal battu en retraite de l'autre côté de l'avenue, la mine de Nash se figea en un rictus concentré. Il n'attendrait pas que la chose se relève pour agir. L'air se mit à vibrer autour de lui, et un étrange bourdonnement sembla s'élever du sol. Soudain, la brume entourant ses mains sembla s'embraser en un flash lumineux.

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24 décembre 2021 à 00:39:43

Dakin et Aris fermèrent les yeux, aveuglés pendant un bref instant. Lorsqu'ils les rouvrirent, un arc électrique se matérialisait le long de l'épaule de l'orque, et crépita jusqu'à l'extrémité de ses doigts en moins d'une seconde avant de se mettre à onduler furieusement. Alors que la créature hissait tout juste son immense silhouette cadavérique des restes du bâtiment, un vrombissement assourdissant parcouru la ruelle. De petites flammèches couvrirent le bras de Nash sous le coup de la chaleur, et un éclair fusa de sa paume dans une grande détonation.
La foudre se courba, monta dans les airs, et vint déchirer la façade d'une maison, dont les murs noircirent instantanément. Puis l'arc d'azur meurtrier se divisa en une multitude de branches lumineuses, qui fusèrent avec une intensité redoublée en direction de la goule, fissurant les façades au passage.
Un flash bleuté illumina l'amas de poussière avec une force aussi impressionnante que si le tonnerre s'était abattu juste en face d'eux, et des débris furent projetés dans toutes les directions avec une violence incroyable. Abasourdi par l'intensité du sort, Dakin leva un regard incrédule vers l'orque, qui ne détourna pas les yeux de sa cible et étouffa avec nonchalance les flammes qui progressaient le long de son bras. À nouveau, il plaquait les paumes contre son torse, et un vortex vaporeux s'enroula autour de son bras droit.
Un sortilège d'une telle puissance demandait des décennies de pratique, même pour un maitre des arcanes... Et l'Orsimer ne semblait pas prêt de s'arrêter.

Coincée sous plusieurs tonnes de toitures et de meubles carbonisés, la goule émit un sifflement suraigu, bien différent des précédents.

«De la douleur ?» se demanda Aris, les bras lovés autour du crâne afin d'éviter la véritable pluie de débris qui s'abattait sur eux. «Ces monstruosités n'ont rien en commun avec les espèces de ce monde. Ressentent-elles seulement autre chose que la faim et la terreur de leurs victimes ?»

Coupant net ses réflexions, la plainte de la créature se mua en un son incompréhensible, pareil au vrombissement d'un millier d'insectes furieux. Sous la poussière recouvrant sa silhouette, un orbe écarlate se dessinait, projetant sa propre lueur dans un faisceau aveuglant.

- Baissez-vous ! cria Nash gro-Shagol alors qu'un second cercle d'électricité se matérialisait, cette fois le long de son bras droit.

Une lumière rouge balaya la ruelle, trop rapide pour être évitée. Avant que le Alik'r ne puisse se baisser, le halo se fixa sur lui.

Tout sembla s'arrêter. Les membres du rougegarde s'immobilisèrent, et sa gorge se serra sous l'effet d'une terreur incontrôlable. Tétanisé, il laissa brusquement tomber son épée, et resta là, face à la chose se mouvant lentement hors du voile la recouvrant, comme si chaque muscle de son corps refusait de s'actionner. Une première serre sorti du brouillard, sous le regard horrifié de Dakin, qui s'était redressé en voyant l'affliction touchant son camarade. Le Dunmer tendit une main vers lui, mais son corps entier se raidit dès que cette dernière pénétra dans la lumière.
Déjà, une seconde griffe était en train de rejoindre la première, lacérant le sol de pierre en direction des deux combattants.

N'y tenant plus, Nash passa à l'action. La réalité sembla se déformer autour de son bras alors que l'air se changeait en foudre, et sa main se tendit droit vers la créature. Un second éclair jaillit dans l'allée, plus puissant encore que le précédent. À son contact, la poussière des décombres fut vaporisée, et sembla traverser la créature de part en part. Mais l'instant suivant, une explosion retentissante illumina le bout de la rue, bien loin de la chose. Horrifié, le trio réalisa qu'elle s'était contorsionnée à toute vitesse pour éviter le sortilège.
Attirée par l'activité de l'Orsimer, la goule poussa un son guttural, et le faisceau se fixa sur ce dernier, le suspendant en plein mouvement. L'éclat redoubla d'intensité, alors qu'un grondement de mauvaise augure s'élevait dans la nuit. Mortifié, le mage écarquilla les yeux, lançant un regard désespéré en direction de ses alliés encore paralysés.

Soudain, les quatre bras de la créature surgirent des décombres enfumés, prenant appui sur le sol et les murs des bâtiments alentours. Avant que quiconque ne puisse réagir, la chose se propulsa en avant d'un bond, faisant exploser les pavés de l'allée.
Une forme démesurée passa près d'Aris, si vite qu'elle en devint floue. Le souffle d'air qui suivit fut si puissant qu'il se retrouva projeté en arrière, et un grand choc retenti à proximité, alors qu'il heurtait la devanture d'un bâtiment vide. Le rougegarde sentit le sang emplir sa bouche, et sa vision s'obscurcit brièvement, mais il se releva aussitôt, le corps irrigué d'un flot ininterrompu d'adrénaline. Il tenta de faire un pas, mais sentit que ses membres résistaient à ses ordres, comme si le regard mystifiant de la goule avait dissocié son âme de son enveloppe charnelle.

Au bout de la rue, un second choc tonitruant se répercuta entre les parois des bâtiments, couvrant les environs de son écho destructeur. Les pavés du sol semblèrent s'écarter, et chaque construction de la rue vacilla dangereusement sur ses fondations. Le mercenaire se retourna en titubant, le visage couvert de sueur.
Cinquante mètres plus loin, au fond de l'allée, la goule se tenait devant une façade détruite, et avait replié ses membres squelettiques autour de son propre torse.

- Aris !

L'intéressé se retourna, découvrant Dakin, adossé à quelques mètres. Le Dunmer se tenait le bras avec une grimace douloureuse, mais secoua la tête quand il claudiqua à sa rencontre.

- Ne t'occupe pas de moi ! cria l'elfe en désignant la créature de sa main libre. Va aider Nash, vite !

Le voyageur fit volte-face, et découvrit avec stupeur que l'Orsimer avait disparu. Il laissa son regard glisser vers la créature, et écarquilla les yeux en observant la lumière rougeâtre entre les bras de la forme monstrueuse. Il n'y avait pas une seconde à perdre.

Mobilisant l'intégralité de sa volonté, Aris fit quelques pas maladroits vers son épée, tentant d'accélérer. Il ramassa sa lame tombée dans le caniveau, et se retourna vers l'abomination.
La colère monta en lui, alors qu'une seconde décharge d'adrénaline irradiait sa poitrine d'une chaleur guerrière. Il refusait de laisser les choses se passer ainsi. Essayant de plus belle de récupérer le contrôle de ses membres, il se remit à marcher, puis à courir.

Au moment où il parvint à quelques mètres de la scène, il prit conscience de la taille de la chose qu'ils affrontaient. Quatre, non, six mètres de corps blanchâtre se tordaient avec hargne face à l'orque, qui semblait n'avoir survécu que grâce à l'écran magique qu'il avait généré autour de lui. La goule devait peser plusieurs tonnes, mais sa vitesse lorsqu'elle s'était jetée en avant n'en laissait rien paraître. À la simple idée qu'une chose si massive venait de parcourir plusieurs dizaines de mètres en à peine une seconde, un tremblement incontrôlable s'empara de ses mains.
Il réprima violemment ses peurs et se jeta en avant, empoignant Evenaar Laas de toutes ses forces. Complètement obnubilée par sa cible, le monstre offrait un angle d'attaque idéal. Sans défense, son dos couvert d'excroissances métalliques était entièrement à découvert. Il n'y avait pas à réfléchir.
Bondissant, le Alik'r abattit sa lame vers le bas dans une courbe parfaite, fendant l'air dans un cri d'acier mortel.

Lorsque la pointe de la lame du rougegarde commença à s'enfoncer dans le corps de la chose, la goule pivota sur elle-même, avec une vitesse et une précision exceptionnelles. Deux de ses membres acérés se déplièrent à une allure étourdissante, battant l'air de leur masse immaculée. Aris faillit être fauché par les serres impitoyables, mais se cambra fortement en arrière, laissant les griffes vrombir dangereusement près de son visage.
C'est ainsi qu'il compris qu'il était vain de vouloir rivaliser avec ce que les forces les plus déviantes de l'Oblivion avaient conçu. Avant même qu'il ne puisse reprendre son équilibre, les deux bras de la goule firent demi-tour sans prévenir, et vinrent le percuter à revers. Le souffle coupé par la force de l'impact, il fut projeté contre les pavés trempés dans un gémissement d'incompréhension, et senti le gris du sol se confondre avec celui du ciel dans un déluge de douleur et de couleurs ternes. Se retrouvant face contre terre, il cracha un filet de sang, mais sentit une masse gigantesque se mouvoir derrière lui. Priant pour que ses sens ne le trahissent pas, il se jeta sur le côté.
À quelques centimètres de lui, le sol explosa sous l'effet d'un choc surpuissant, décuplant son élan. Il percuta le mur d'un bâtiment, sentit ses articulations chauffer sous l'effet de la souffrance, et s'écrasa au sol dans un faible grognement, laissant sa lame choir à côté de lui.

Il comprenait son erreur. Le Tigre de Skaven était peut-être une terreur parmi les hommes de la Baie d'Illiaque, mais il n'était rien face à cette chose. La force de cette créature défiait toute logique; son agilité était encore plus inconcevable. Stupide. Il avait été stupide de rester dans cette ville, stupide de ne pas avoir suivi Nash dans cette ruelle, stupide d'avoir volé à son secours quand il l'avait vu en mauvaise posture. Face à ces choses, la fuite était la seule option pour laquelle optaient les hommes qui souhaitaient vivre.
Maudissant sa propre témérité, Aris posa les mains contre le sol pour essayer de se redresser, mais le grognement rauque montait dans son dos, annonçant déjà le coup suivant. L'air vibra à nouveaux, déchiré par les griffes cauchemardesques de l'immense créature. Il ferma les yeux.

Un son sourd enveloppa ses tympans, résonnant en lui comme un gong. Il se retourna.
Autour de lui, une barrière d'énergie translucide venait de surgir de nulle part, immobilisant la patte difforme de la goule à quelques pouces de son visage. L'excroissance hérissée de métal se leva à nouveau, puis s'abattit une fois de plus, faisant tressaillir la protection magique. Aris leva les yeux en direction de la goule. Toujours aux prises avec la créature, Nash gro-Shagol venait de tendre un bras dans sa direction, et le fixait d'un visage déformé par l'effort.
Bondissant sur ses appuis, Aris attrapa son épée, et bondit à l'extérieur de la protection à l'instant où celle-ci s'affaissait sous un troisième assaut. Tailladant le bras à sa portée, il fit jaillir un filet de sang noir du membre blême, et l'excroissance pâle se replia dans un sursaut nerveux. Il voulut frapper à nouveau, mais l'attention de son adversaire était désormais complètement tournée en direction de l'Orsimer. Toujours à l'abri de son aura bleuté, le Marcheur s'était complètement départi de son air impénétrable. Sa tunique avait été tranchée en deux et pendant en lambeaux le long de son torse, tandis qu'une fine entaille ensanglantée barrait son torse en diagonale.

Dévisageant la chose avec douleur, l'orque articula une incantation dans un langage étrange, et une lumière sourde illumina les contours de son corps. Soudain, les serres de la goule en contact avec sa barrière semblèrent se retourner sur elles-mêmes dans une série de craquements retentissants, faisant jaillir des fragment de chair et de tendons dans toutes les directions.
Un hurlement démentiel éclata dans la nuit, teinté d'une rage glaçante. Ravagée par la douleur, l'abomination recula précipitamment, fracassant au passage les habitations environnantes.
Nash tomba au sol, ôta sa tunique, et rejoint Aris au pas de course.

- Allez, cours ! hurla l'orque en pointant un croisement du doigt. C'est maintenant ou jamais !

- Attends ! Dakin est resté là-bas !

- On n'a pas le temps ! Il faut...

Sa voix fut couverte par un nouveau hurlement, qui força les deux hommes à se plier en deux pour ne pas s'évanouir de douleur. La créature avait plaqué trois de ses griffes contre son visage, et fouettait furieusement l'air de son membre libre, faisant voltiger des pans entier de murs et d'éclats rocheux autour d'elle.

Avec horreur, le rougegarde vit que les griffes de la monstruosité étaient en train de se remettre lentement en place, comblant les crevasses de ses blessures par une chair semblant croitre d'elle-même.

- Nous n'avons pas le temps ! Répéta l'Orsimer. Il faut simplement espérer qu'il s'en sorte !

Déjà, Nash s'était mis à courir, et s'apprêtait à disparaitre dans la rue suivante.
Aris faillit protester, mais un coup d'œil à la monstruosité qui les dominait de son ombre titanesque suffit à lui insuffler une nouvelle vague de terreur. D'ici quelques secondes, elle serait de nouveau en possession de ses moyens, et ils n'auraient dès lors plus aucune chance. Lorsqu'un second membre quitta son visage pour se mettre à tâter le sol à la recherche de ses proies, une peur irrationnelle serra la gorge du rougegarde, qui lança un dernier regard au-delà de la créature, cherchant en vain la silhouette de Dakin. Puis il déglutit, hocha la tête, et se mit à courir.

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24 décembre 2021 à 00:40:37

Chapitre 49

Autour de lui, le froid surnaturel qui avait envahi la rue semblait plus cassant que jamais. En observant l'épais rideau de neige qui se dessinait dans le ciel, menaçant de recouvrir Daguefilante d'une minute à l'autre, Dakin pensa à ces flocons, voués à venir s'écraser contre les pavés de la ville.
Un grognement de douleur monta de sa poitrine. Pour ce qui était de se retrouver fracassé contre la pierre, c'était chose faite. Il retourna péniblement la tête en direction des fissures que son corps avait laissé contre le mur de l'habitation en s'y retrouvant projeté, mais le mouvement suffit à mettre au supplice ses cervicales, le forçant aussitôt à redresser le cou pour ne pas crier.

Le Dunmer avait l'impression d'avoir été soufflé par une tornade. En bondissant près de lui, la goule l'avait percuté de plein fouet, et la simple force de l'impact lui avait donné l'impression de se retrouver fragmenté en un million d'éclats de verre. Il avait failli perdre connaissance sur le coup, mais l'urgence avait retenu sa conscience au bord du gouffre suffisamment longtemps pour qu'il puisse convaincre Aris d'aller au secours de Nash. Bien que tenue à distance par l'adrénaline pendant quelques secondes, la douleur n'avait cependant pas tardé à revenir à la charge, le clouant sur place pendant plusieurs minutes. Pris de sueurs froides, il avait lutté de toutes ses forces simplement pour rester debout, et avait observé impuissant la monstrueuse créature s'engouffrer dans les ruelles voisines à la poursuite de ses deux compagnons.
À présent, le calme était retombé, et ne se trouvait plus chahuté que par les occasionnels hurlements que poussait la chose.

Il serra les poings, autant par rage que pour s'assurer que son corps lui obéissait encore. Il ne pouvait absolument rien faire dans cet état. Au loin, perçant par-dessus les toits de la ville de leur timbre assourdissant, ces cris abominables aux allures de crissements métalliques étaient sa seule garantie qu'Aris et gro-Shagol étaient encore en vie. Car une chose était certaine : ils se battraient avec acharnement, jusqu'à la mort, en causant autant de souffrance que possible à leur ennemi difforme. Et, si par malheur les rugissement s'arrêtaient trop longtemps, alors cela signifiait qu'ils avaient rencontré leur fin.
Il voulut lever le bras droit, mais ce dernier ne répondit à sa volonté que par une vague sensation de brûlure. Son épaule devait être en miettes. De sa main valide, il tâtonna dans la poche de son ceinturon à la recherche d'une petite fiole, mais n'y trouva qu'une pointe de douleur acérée. Jurant, il retira vivement ses doigts, constatant avec stupeur qu'il venait de se couper. Un rictus dépité parcouru son visage, y remplaçant momentanément l'expression de souffrance diffuse qui s'y était installée au cours des dernières minutes. Évidemment, ses potions n'avaient pas résisté au choc. Il pouvait donc dire adieu à la moitié supérieure droite de son corps, et avec, à ses dernières chances d'être d'une quelconque utilité guerrière.

Par chance, le reste de son corps lui obéissait encore. Faisant quelques pas difficiles, il s'éloigna du mur d'où il avait observé l'affrontement entre la chose et ses camarades, et se plaça au milieu de la rue. Il baissa les yeux. À ses pieds, le sol avait été labouré par les serres tranchantes de l'abomination sur plusieurs mètres de long. Les coupures étaient d'une netteté impressionnante, comme si les dalles de granit qu'il contemplait avaient été faites d'argile.
Il déglutit. Si l'une de ces choses l'avaient touché, il serait sans aucun doute mort avec ses rêves, découpé en morceaux dans les rues glaciales de la capitale. Il n'aimait pas cette impression. Une heure auparavant, il se mouvait parmi les hommes, dansant dans le feu du combat avec une habilité qu'aucun de ses spectateurs ne rêvait d'avoir. Mais ici, contre cette immondice de chair et d'acier, le rappel de sa propre mortalité était d'une dureté caustique. Devant l'impossible, il avait cédé à la précipitation quitte à en délaisser la prudence. Cette erreur avait failli lui valoir de disparaitre de la surface du monde, et s'il n'agissait pas très vite, il risquait bien de voir sa seconde chance s'envoler dans le ciel pulvérulent de cette nuit cauchemardesque.

Il lui fallut encore quelques instants pour reprendre son souffle et clarifier son esprit. Vu la difficulté qu'il éprouvait à inspirer, plusieurs de ses côtes devaient également avoir été brisées. Cela ne faisait que clarifier sa mission : puisqu'il était définitivement incapable de se montrer utile au combat, il devait à tout prix trouver une autre façon de venir en aide à ses deux confrères.
Il s'avança jusqu'au croisement par lequel s'était engouffrée la créature, sans y découvrir âme qui vive. Là où l'angle des bâtiments s'ouvrait sur la gauche, les murs étaient criblés de fissures et de marques de griffes. Au moins, la piste ne serait pas dure à suivre. Malgré cela, l'elfe noir avait déjà compris qu'il était vain de se lancer à la poursuite de la goule. À en juger par l'éloignement des cris, cette dernière était déjà à plusieurs centaines de mètres de distance, et la course-poursuite qui devait se tenir en ce moment-même entre elle et ses camarades se faisait à un rythme que sa condition physique ne lui permettrait jamais de suivre.

L'elfe noir quitta la voûte sanglante des yeux, et jeta un regard en direction de son point de départ. Le premier bâtiment effondré avait pris feu sous les sortilèges de l'Orsimer, couvrant ses décombres d'un voile opaque. S'il y avait eu âme qui vive dans cette bâtisse, ce n'était plus le cas.
Il se retourna. À l'angle de l'intersection, l'affrontement semblait avoir gagné brutalement en intensité. Le sol était enfoncé sur plusieurs mètres de côté, signe que la goule y avait pesé de tout son poids en cessant brutalement sa course. Au milieu de cette zone, un petit amas de pavés pulvérisés laissait apparaître ce qui semblait être des empreintes de pieds creusés dans la roche. D'après l'absence de sang à proximité, il pouvait deviner que Nash gro-Shagol n'avait pas hésiter à employer ses forces magiques pour tenir tête à la créature. Aris, en revanche...
Ne pouvant simplement tourner la tête, Dakin pivota d'un bloc vers la droite. La façade de la petite maison avait été saccagée à un point tel qu'il semblait impossible que cette dernière ne tienne encore debout. De larges crevasses craquelées parcouraient les murs, et la porte dégondée était à moitié enfoncée dans le bâtiment, laissant ses planches fracassées en condamner l'entrée. Plus haut, le toit s'était à moitié effondré en contrebas, et le reste penchait dangereusement vers l'intérieur éventré du second étage, dont les contours étaient déjà dangereusement fissurés. Visiblement, le rougegarde avait déjà échappé à la mort à plus d'une reprise.

Dakin eut un instant d'hésitation. Ce quartier avait principalement l'air constitué d'ateliers et d'entrepôts, mais cela ne signifiait pas qu'il était vide pour autant. L'idée de fouiller l'édifice ne l'enchantait guère, mais il ne souhaitait pas avoir de victimes sur la conscience, et l'idée d'un parfait innocent s'asphyxiant lentement sous des tonnes de débris lui déplaisait radicalement. Leur incursion avait déjà causé suffisamment de mal ainsi, et se lancer à la poursuite de la goule dans un état aussi déplorable que le sien était loin d'être une idée judicieuse. Autant mettre à profit son temps pour améliorer la situation, au moins jusqu'à ce qu'une meilleure option ne se présente à lui.

Un moment de concentration lui fut nécessaire pour lancer le sortilège de détection en dépit de la douleur qui lui vrillait la moitié du thorax. Très vite, la magie afflua en lui, traversant son corps de part en part en y laissant une sensation électrisante. Sous la concentration, ses tempes s'humidifièrent, mêlant sa sueur au sang coagulé qui recouvrait toute la partie droite de son visage. De profondes rides d'effort se mirent à creuser son front, alors qu'il canalisait son énergie de façon plus précise pour la concentrer derrière ses paupières. Chaque respiration attisait en lui la sensation de sa cage thoracique meurtrie, comme un soufflet ravivant la douleur de plus belle à chaque bouffée d'air. Alors qu'il commençait à douter de sa capacité à employer les arcanes dans une situation pareille, quelque chose en lui sembla se détendre, et un filtre sombre recouvrit sa vision. Ses pupilles se figèrent derrière le voile occulte, sa rétine se mit à chauffer imperceptiblement, et la sensation de fourmillement qui s'était emparée de son corps se concentra au niveau de ses nerfs optiques.
Le Dunmer accepta chacune de ces sensations avec satisfaction : les efforts physiques lui étaient peut-être exclus, mais il était toujours en mesure d'employer les arcanes avec une facilité relative compte tenu de son degré d'épuisement.

Tandis qu'il parcourait les décombres du regard pour tenter d'y discerner la vie, il réalisa qu'il n'avait pas dormi depuis presque deux jours. La dernière fois qu'il avait vu un lit remontait au matin durant lequel il s'était préparé en compagnie d'Arano. Bien que récente, son entrevue avec le majordome de la Baronne de Glénumbrie lui semblait remonter à plusieurs semaines, tant les quarante-huit dernières heures avaient été chargées.
La maison était vide. Avec un soulagement mêlé de fatigue, il se tourna vers un côté de l'allée, cherchant à déterminer si d'autres âmes avaient assisté à la scène surréaliste qui s'y était déroulée. Peu à peu, une dizaine de silhouettes bleuâtres lui apparurent à travers les constructions avoisinantes, en deux rangées d'amas éthérés aussi flous qu'au travers d'une vitre embuée par le givre. Humain, elfe, animal domestique, peu lui importait : chaque être vivant de la zone était désormais visible, et possédait une signature qui lui était propre, quels que soient les obstacles qui le séparaient de son observateur. Le concept du sortilège n'avait jamais particulièrement impressionné Dakin, mais il devait bien reconnaitre qu'il était difficile de se passer d'un tel outil lorsqu'il s'agissait d'analyser une situation.

La plupart des ombres étaient immobiles. Prudemment positionnées derrière leur fenêtre, ou tendant l'oreille, accroupies contre leur porte d'entrée, elles semblaient se dissimuler anxieusement dans leur demeures, rongées par la peur.
Cela n'avait rien de surprenant. Les habitants du quartier avaient tous senti les bâtiments s'embraser, ils avaient tous entendu les rugissements de la monstruosité venue s'écraser depuis les cieux. Ces quelques éléments, bien qu'attribuables à une myriade de causes potentielles, suffisaient amplement à clouer les citadins sous la terreur. Quelque chose d'inhumain rôdait dehors, et leur bon sens leur assurait que sortir les condamnerait probablement à une mort aussi brève que douloureuse.

Mis à part le son des flammes grignotant lentement la façade du bâtiment au bout de la rue, le monde s'était complètement vidé des sons de la civilisation. Enfermées dans la pierre de leurs logis, les silhouettes des citadins, immobiles, semblaient déjà mortes. Quelque chose de réellement perturbant planait toujours au-dessus de la cité. Et ce quelque chose déstabilisait d'autant plus Dakin qu'il ne parvenait pas à déterminer si cette impression de malaise découlait uniquement de la présence de la goule. Pourquoi Secunda refusait-elle obstinément de se lever ? Et pourquoi les rues paraissaient-elles si rouges, alors que Masser disparaissait à présent derrière les nuées neigeuses ? Même ici, il se sentait épié. Et cette sensation lui hérissait continuellement l'échine depuis que Nash les avait cueilli à la sortie de l'auberge.

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Niveau 31
24 décembre 2021 à 00:40:52

Brusquement, le Dunmer fut pris de nausées. À force de réflexions, il avait maintenu son sortilège plus que de raisonnable. Sa rétine le brûlait déjà, couvrant ses yeux de larmes froides. Fermant les paupières en même temps qu'il coupait le lien magique qui les habitait, il pesta contre son propre épuisement.
Une fois que sa vision eut récupéré des teintes plus vives, l'elfe noir se mit à avancer le long du mur, et respira posément le temps que ses yeux soient de nouveau pleinement opérationnels. La douleur de son torse s'était atténuée, jusqu'à en devenir à peu près supportable. Prudemment, il tenta de se masser l'épaule droite, mais la souffrance explosa de nouveau dans son articulation, le forçant à serrer les mâchoires dans un gémissement hargneux. Même s'il ne comptait pas s'en servir pour se battre, ce bras blessé l'handicapait considérablement.

Cette pensée en amena une autre : sa lame lui avait échappé des mains lorsque la goule l'avait percuté, et il n'allait pas se défendre contre un monstre de cinq tonnes à mains nues. Il se retourna, et parcouru du regard le sol de la ruelle, couvert de pierres et de poussière. Presque immédiatement, il aperçut l'éclat brillant d'une lame, au loin, teintée de rouge par la présence des flammes.
Mais, avant même de l'atteindre, son cœur se serra : l'épée était brisée en deux, à peine deux pouces au-dessus de la garde.
Plein d'amertume, Dakin s'approcha, et saisit avec précaution les deux parties de l'arme, outrepassant l'existence de son épaule douloureuse. Des années d'entretien, des milliers de septims dépensés... tout cela pour rien. Avec dépit, il observa sa lame brisée dont devait hériter Neloth, et en fit disparaître les fragments à l'intérieur de son fourreau. Une pointe de colère tordit ses lèvres. Non pas parce que la lame que lui avaient confié ses mentors venait d'être détruite, mais parce que Nash et Aris risquaient bien de finir dans un état similaire s'il ne se dépêchait pas de leur venir en aide, d'une façon ou d'une autre. Quels que soient les responsables de cette attaque, il leur ferait payer. Car il était absolument certain qu'une goule n'attaquait pas subitement trois frères d'armes au dans une capitale humaine par pur hasard.

Une violente secousse fit trembler le sol, provoquant l'effondrement de plusieurs toitures dans la rue. Le Dunmer pivota, se couvrit la nuque d'une main pour se protéger des chutes de débris, et scruta la nuit, plus attentif que jamais. L'origine du choc était imprécise, diffuse. Mais la chose s'était rapprochée, pas de doute.
Brusquement, l'abomination hurla de nouveau. Mais cette fois, le rugissement qu'elle laissa échapper fut d'une puissance éclipsant tous ceux qui avaient précédé. En un instant, les vitres encore intactes de la rue se mirent à vibrer, puis explosèrent avec une violence incroyable, déversant un déluge de verre sur le sol. La boîte crânienne du combattant se changea en un puit de douleur sans fond, tandis que ses tympans se mettaient à battre avec une frénésie démente. Partout, des gémissements et des cris s'élevèrent des foyers, et le hurlement de l'abomination retentit de plus belle, comme triomphant. En sentant un filet de sang s'écouler de son nez, l'elfe tituba en se plaquant les mains contre les oreilles, dans un effort désespéré d'atténuer ses tourments. Il sentit sa vision basculer, puis se brouiller. Il s'effondra après quelques vaines secondes de lutte, mais ne sentit même pas son corps chuter contre les pavés.

Au bout d'un laps de temps qu'il fut incapable de déterminer, il sentit une main se poser sur son épaule. Hagard, il fit mine de se redresser, mais son mouvement fut interrompu par le bras d'un vieux bréton, accroupi au-dessus de lui aux côtés d'une femme du même âge.

- Allez-y doucement, fit le vieillard, dont la voix parvint aux oreilles sifflantes du Dunmer comme s'il se trouvait à une lieue de ce dernier.

- Je... Qu'est-ce que vous faites ici ? répondit le Marcheur en se tenant le front.

- Attendez d'aller mieux, je vous en prie, s'inquiéta la femme, sans doute sa compagne. Où avez-vous le plus mal ?

Dakin les dévisagea à tour de rôle, la mine grave.

- Je vais bien. Rentrez chez vous, maintenant.

- Restez allongé calmement, la garde ne devrait pas tarder à arriver. Surtout, évitez les mouvements brusques.

Le Dunmer se releva d'un bond maladroit, et fit quelques pas en avant. Avec stupéfaction, il découvrit que les habitants commençaient à sortir de chez eux, un par un. En l'espace de quelques secondes, plusieurs hommes s'aventurèrent près de la maison effondrée, et se mirent à soulever les décombres à la recherche des blessés, tandis que d'autres apportaient des seaux débordant d'eau pour étouffer le brasier qui rongeait la façade calcinée du bâtiment d'en face.

- Non... Ne faites pas ça... fit l'elfe noir en avançant vers eux avec difficulté. Vous allez l'attirer, restez silencieux... S'il vous plait...

- Messire, vous allez bien ? le questionna un paysan à voix basse. Si vous avez besoin de bandages, ma femme peut-

- Rentrez tous chez vous ! hurla-t-il, laissant sa voix résonner au creux de son crâne sans qu'il parvienne à déterminer l'intensité de celle-ci. Il n'y a personne dans ce bâtiment, alors fermez vos portes à double tour, et ne sortez sous aucun prétexte !

Le vieux couple qui l'avait réveillé se rapprocha de lui, et la vieille femme tendit une main dans sa direction.

- Ne vous inquiétez pas, la garde va s'occuper du monstre. Restez ici, et attendons les soldats !

- Les soldats ? Qu'est-ce que vous attendez des soldats !? C'est une goule, bon sang !

Un murmure collectif parcouru la foule qui s'était s'amassée autour de la scène. En une seconde, le doute se grava sur le visage de quelques habitants, alors que certains autres s'écartaient précipitamment des décombres comme si la créature s'apprêtait à en surgir.

- Une goule, vous dites ? Ne racontez pas n'importe quoi ! Nous sommes en plein cœur de la ville, pourquoi est-ce qu'une-

- Par Diagna, rentrez chez vous ! jura le Dunmer en désignant le bâtiment effondré. À votre avis, ce toit s'est écroulé tout seul ?

Comme pour appuyer ses propos, la créature poussa un nouveau cri dans le lointain, forçant tous les hommes et femmes présents à se couvrir les oreilles. Lorsqu'il se redressèrent, l'assurance les avait déserté, effacée par les affres de la terreur.

- Fuyez, haleta Dakin, saisit d'un élan de douleur à l'épaule. Si vous avez une cave, restez-y, et ne sortez pas avant l'aube !

Devant ses mots, la crainte se transforma en précipitation, et les habitants se mirent à courir comme si le nécrophage avait été directement à leurs trousses. En quelques secondes, les familles se cloîtrèrent chez eux une à une, les portes claquèrent, puis le silence retomba, aussi vite qu'il avait été brisé. Le Dunmer balaya la ruelle du regard. Si les choses continuaient ainsi, les victimes humaines risquaient d'exploser en nombre. Il fallait arrêter l'abomination coûte que coûte, et empêcher la population de se mettre davantage en danger.
Rebroussant à nouveau chemin pour suivre les traces de l'affrontement, Dakin parvint de nouveau au croisement auquel la créature avait disparue. Mais cette fois, quelque chose attira son œil, près du mur où Nash avait lutté contre elle.

Au sol, plaqué sous l'interstice d'une porte par un coup de vent, un morceau de tissu dépassant sous les planches, luisant faiblement. Il se baissa, et tira d'un coup sec, dégageant ainsi un vêtement presque déchiré en deux. Le combattant ne mit qu'une demi-seconde à le reconnaître : il s'agissait de la tunique runique du mage Orsimer.
Inexplicablement, les symboles tracés sur le vêtement semblaient vibrer d'une force surnaturelle, comme si un torrent d'énergie y circulait. Cette organisation de figures chamaniques ne lui était pas étrangère : l'Ordre des Marcheurs avait formé de nombreux hommes à l'emploi des runes, et, même si beaucoup avaient délaissé ce domaine au profit du maniement approfondi des armes, d'autres s'étaient résolus à en maîtriser les rudiments. Dakin était heureux de faire partie de cette seconde catégorie. Il n'avait guère poussé son apprentissage au même degré que gro-Shagol, mais il avait néanmoins acquis des bases suffisamment solides pour comprendre ce qu'il avait sous les yeux.

Et ce qu'il contemplait était tout bonnement stupéfiant.

Dans son dos, un son de course retentit. Il se retourna, juste à temps pour se trouver face à un rougegarde tenant un petit coffre dans ses mains. L'homme le dévisagea sans un son, à une dizaine de mètres de distance, comme s'il venait de tomber nez-à-nez avec un fantôme. Il provenait droit de la rue dans laquelle la goule avait entamé la poursuite des deux Marcheurs.

- Vous avez un instant ? lança l'elfe noir en levant son bras valide dans la direction du fuyard pour l'interpeler.

Son interlocuteur s'immobilisa devant sa requête, scrutant ses environs d'une mine apeurée. Il mit plusieurs secondes à répondre, comme s'il craignait que le son de sa voix ne mette directement fin à ses jours.

- Quoi ? Que... Qu'est-ce que vous voulez ?

- Vous avez une idée de la distance de la caserne la plus proche ?

- Je... Il y en a une à un peu moins d'un kilomètre, souffla l'homme en se retournant nerveusement. Désolé, je ne peux pas rester ici ! Sauvez-vous !

- Si vous croisez des soldats, dites-leur de ne pas approcher du combat. Et ne remettez pas les pieds dans le quartier avant l'aube. C'est compris ?

L'homme ne répondit pas, et s'éloigna en courant, traînant son butin contre lui.
Les pensées en effervescence, le Dunmer se redressa silencieusement, et coinça la tunique de Nash sous son bras. À travers sa chemise de soie, le tissu dégageait assez de chaleur pour réchauffer sa peau. Dans son esprit, les pensées se bousculaient, ouvrant sans cesse de nouvelles possibilités à mesure qu'il évaluait les conséquences potentielles de sa découverte insoupçonnée.
Les gardes royaux étaient peut-être déjà en route : une créature déchaînée ne semait pas impunément le trouble dans une cité de plusieurs dizaines de milliers d'habitants, mais les différentes révoltes ayant éclaté au cours des derniers jours avaient conduit à l'abandon de plusieurs quartiers par les patrouilles de nuit. En bref, il était impossible de déterminer si une escouade de chair à canon allait arriver, ni quand cette dernière se montrerait. Si la présence d'autres intervenants était bienvenue en temps normal, elle risquait de compliquer encore la lutte pour Aris et Nash. Et même en se montrant optimiste, le message dissuasif qu'il avait transmis au rougegarde n'empêcherait probablement pas les hommes de Daric d'engager le combat. Il devait faire vite. S'il voulait mener à bien le plan qui venait de germer dans son esprit, il était impératif que la zone de combat soit aussi dépeuplée que possible.

Il se souvenait du chemin. Il lui faudrait peut-être ruser pour échapper à la garde si celle-ci était de sortie, mais l'organisation des ruelles qu'ils avait emprunté en compagnie de l'Orsimer était encore fraiche dans sa tête.
En se mettant à courir, Dakin observa d'un air fébrile la lueur brûlante qui émanait des runes sous son bras. Trente minutes, tout au plus. Voilà le mince laps de temps qu'il avait devant lui. Mais, si ses prévisions s'avéraient exactes, alors peut-être pouvait-il espérer désamorcer cette situation désespérée.

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Niveau 31
24 décembre 2021 à 02:42:25

Chapitre suivant bientôt prêt parce que j'ai CHARBONNÉ

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MP
Niveau 31
30 décembre 2021 à 02:37:10

Chapitre 50

Au moment où Aris se jeta en avant, les mâchoires de la goule claquèrent bruyamment derrière lui, à seulement quelques centimètres de sa tête. Relevant les yeux, le visage, puis le corps tout entier, le rougegarde entraperçut les contours inhospitaliers de la ruelle qui le séparait de la place des Artisans. Le corridor de pierre, couvert d'affiches et d'avis de recherche, s'étalait contre toute attente sur encore une bonne soixantaine de mètres. Long, beaucoup trop long.
Lorsque le souffle sépulcral du monstre lui effleura la nuque, l'épéiste bondit en avant, galvanisé par la peur. Et, une fois de plus, il se remit à courir, aussi vite que le lui permettaient ses membres épuisés.

Par chance, cet abominable tas de chair et d'écailles n'était pas dans son élément lorsqu'il s'agissait de progresser dans d'étroites allées. Gênée par sa propre envergure, la créature était forcée de se contorsionner pour progresser, et détruisait les parois du passage plus qu'elle n'avançait entre ces dernières. Le plan de Nash gro-Shagol consistant à ralentir et épuiser la créature avait pour le moment fonctionné à peu près correctement, mais quelque chose soufflait au rougegarde que cela ne durerait pas éternellement.

Derrière lui, le bras de la chose se tendit dans sa direction à une vitesse inconcevable, fouettant l'air dans un sifflement mortel. Sentant une immense masse se déplacer dans son dos, Aris eût tout juste le réflexe de se pencher en avant. Les serres de la créature ne firent que déchirer la tunique du fuyard, non sans imprimer la trace de leur passage sur son épaule, le faisant cavaler de plus belle en dépit des battements erratiques de son cœur surmené depuis déjà bien longtemps.
Alors qu'il se pensait tiré d'affaire, la goule enfonça ses griffes dans le mur, avant d'exercer une forte pression sur son membre, faisant exploser un pan entier de la paroi. Une volée de briques parcourut les airs à toute vitesse, et l'une d'elles heurta le rougegarde entre les omoplates, manquant de peu de le faire chuter au sol. Dans un juron, ce dernier tenta encore d'accélérer, mais son corps refusait de se mouvoir plus rapidement. Déjà, les crampes lui saisissaient les mollets, rendant sa course intolérable. Il jura à nouveau. En plus de posséder une force démente et une agilité défiant les contraintes imposées par sa taille, la créature se montrait diaboliquement rusée. Si qui que ce soit d'autre que lui s'était retrouvé dans cette situation, la mort l'aurait cueilli depuis longtemps... et il n'était pas dit qu'il parvienne à pousser sa chance bien plus loin.

Alors que l'air de la place commençait tout juste à fouetter son visage, Aris remarqua un changement s'opérer autour de lui. Déjà, les murs de la ruelle se couvraient de cercles et de pentagrammes dorés, faisant vibrer la roche d'une énergie surnaturelle.
Malgré la douleur insupportable qui s'était emparée de son corps, il allongea ses foulées, emplit d'une force nouvelle par ce dernier espoir. Nash l'attendait, au bout de cette allée sombre, mettant en place un piège aussi ingénieux que risqué. Et il n'était pas question de mourir si près d'une opportunité pareille, surtout si celle-ci permettait de rééquilibrer les forces en présence dans ce combat terriblement déloyal.

Lorsque le bras de la goule plongea en avant, cherchant cette fois directement à faucher ses jambes, le rougegarde ralentit brusquement, et sauta le plus haut possible. Le membre blême le dépassa, faisant crisser la roche du sol, et s'immobilisa lorsque le monstre réalisa qu'il avait manqué sa cible. Trop tard. Aris atterrit sur la main de la chose, et fléchit les genoux pour prendre autant d'élan que possible. Alors que la créature ramenait brusquement sa proie à elle, le voyageur téméraire détendit ses appuis, et parcouru près de trois mètres dans les airs. Le sol fut inespérément peu glissant là où il retomba, et il put se réceptionner sans mal, avant de reprendre aussitôt sa fuite.
De rage, la goule vint fracasser deux de ses appendices démesurés contre les parois du corridor, provoquant l'effondrement de tout un pan du mur de gauche, qui vint s'écraser sur elle dans une avalanche de roche.
Au même moment, Aris s'extirpa de la ruelle, hors de portée de son infernale poursuivante, et s'écroula au sol, les membres en feu. Nash, désormais torse nu, surgit précipitamment de l'obscurité, et le remit sur pied sans ménagement. Un hochement de tête sommaire suffit à informer le rougegarde qu'il avait gagné suffisamment de temps. À bout de souffle, ce dernier recula en titubant, et s'essuya le front d'un revers de manche exténué, encore incapable de reprendre son souffle.

Prise pour la seconde fois sous une pile de décombres en l'espace d'une trentaine de minutes, la goule poussa un hurlement guttural si violent que plusieurs affiches furent soufflées hors de la ruelle, venant couvrir le sol de la place d'avis de recherches et d'annonces griffonnées jusqu'aux pieds des deux compagnons. Ceux-ci ne tressaillirent pas.
Les précédents cris avaient été si puissants que les deux membres de l'Ordre étaient déjà pratiquement devenus sourds. Ce fut à peine s'ils remarquèrent celui qui leur parvint de l'obscurité de la ruelle, mais l'air brûlant émanant de la gueule béante de la bête et venant leur fouetter le visage leur permit de tirer une conclusion certaine : d'ici quelques instants, elle serait libre à nouveau, et plus féroce que jamais.
L'Orsimer reporta son attention sur le travail minutieux qui l'occupait depuis plusieurs dizaines de minutes : contre le mur faisant l'angle avec un côté de la ruelle, un immense conglomérat de cercles et de lignes brisées tracées au charbon avait été inscrit sur la pierre. Après avoir confirmé d'un regard la finition de son œuvre, l'orque se tourna vers Aris, et leva la main dans sa direction, ne gardant que le pouce collé contre sa paume.
Quatre secondes. Voilà le temps dont il disposait.

Écartant les jambes en se mettant face à la ruelle, Nash se mit à proférer une formule longue de plusieurs phrases. Si leurs tympans n'avaient pas été rendus inopérants, les deux hommes auraient distingué le son d'un amas de pierre soulevé par un corps immense, entrecoupé par la voix de l'Orsimer, proférant à une vitesse inouïe une incantation en draconique ancien. Malgré la situation dans laquelle il se trouvait, le mage pouvait se targuer d'un sang-froid presque inhumain et d'une maîtrise infaillible des langages antiques. Et sa prononciation fut parfaite, de la première à la dernière syllabe.

Lorsque ses lèvres se refermèrent et que ses paumes se couvrirent d'un rouge aveuglant, il plaqua les mains contre la pierre. Les runes du mur s'illuminèrent, en même temps que celles situés tout le long de la ruelle. Brusquement, un éclat doré surpuissant dissipa les ténèbres, aussi violemment que si le soleil s'était trouvé dans l'allée, révélant sous toutes ses abominables coutures le faciès monstrueux de la goule se jetant vers la sortie. Alors que l'air autour de l'Orsimer se durcissait en un orbe protecteur, la tête de la créature se hissa hors du passage.
Nash ferma les yeux, et se jeta en arrière.
Se baissant, Aris commença à compter.

L'espace d'un instant, Daguefilante tout entière fut illuminée comme en plein jour.

Un déluge de flammes se déversa sur la place, annihilant tout sur sa route. Le choc thermique carbonisa instantanément tout ce qui se trouvait au sol, réduisant eau, affiches, détritus et touffes d'herbes en une poussière invisible. Une bourrasque brûlante souffla les deux hommes en arrière, les faisant du même coup échapper à une incinération immédiate.
Les vitres des bâtiments les plus proches se désagrégèrent en une pluie de verre liquide, les murs se couvrirent de suie, les portes se consumèrent, le fer des gouttières blanchit sous l'effet de la chaleur, et le tissu des étals fut réduit en cendres avec leur contenu. Alors que l'air ondulait puissamment, animé par une onde de choc dévastatrice, une colonne de flammes bleues jaillit du sol dans un hurlement déchirant, décrochant les toitures des maisons avoisinantes avant de les désagréger en plein vol.

Dès que les premières lueurs du brasier apocalyptique parvinrent à ses yeux, Aris se campa sur ses appuis, ancra ses mains contre le sol, et se courba de toutes ses forces vers l'avant, anticipant le souffle de l'explosion. Lorsque la vague d'énergie le frappa, il fut projeté plusieurs mètres en arrière, et se retrouva lancé à toute vitesse dans une glissade incontrôlable. Il tenta de plus belle de se raccrocher à quelque chose, mais ne réussit qu'à arracher de grands lambeaux de cuir de ses gants. Quelques mètres avant de se retrouver réduit en charpie contre une façade, une crevasse entre les pavés laissa finalement ses doigts s'engouffrer dans l'interstice, et il parvint tout juste à s'accrocher, tandis que le reste de son corps se retrouvait soulevé du sol par la violence de l'explosion. En dépit de la chaleur et de la tension incroyable née dans ses épaules, il continua de compter.
Ces quelques instants furent les plus longs de son existence. Ballotté comme un fétu de paille, le Alik'r sentit sa blessure au dos le tirailler comme si quelqu'un lui avait enfoncé le thorax à coups de masse. Luttant pour ne pas céder sous la douleur, il sentit le brasier gagner encore en volume, et le souffle brûlant l'enveloppa, faisant chauffer chaque centimètre de sa peau à un point si insoutenable qu'il fut persuadé que ses vêtements allaient s'embraser.
Mais, au lieu de s'évanouir comme l'aurait fait un homme normal, Aris tint bon. Les quatre secondes venaient de passer.

Faisant preuve d'une détermination surhumaine, le rougegarde trouva la force de ramener ses jambes contre son corps malgré tous les éléments ligués contre lui. Prenant son élan, il planta la pointe de ses bottes dans la faille, et se jeta dans la fournaise, droit vers l'ombre torturée et immobile de la créature se dessinant à travers le brasier.
Au moment où les flammes allaient se refermer sur lui pour de bon, toute la chaleur disparut brusquement, en même temps que l'intégralité de la tempête incandescente. S'écrasant au sol plus qu'il ne s'y rattrapa, le Alik'r fit quelques mètres à quatre pattes, cherchant de quoi respirer à travers cette fournaise. Puis, après une seconde supplémentaire, l'air nocturne l'assaillit de sa fraîcheur salvatrice. Avec une soudaineté surprenante, la vigueur s'engouffra dans ses bronches comme un souffle de renaissance. Prenant une large inspiration, il se redressa juste à temps pour apercevoir du coin de l'œil les toitures et les porches des maisons s'écrouler derrière lui. Nash avait eu raison de l'avertir : s'il ne s'était pas jeté en avant au bout de ces quatre secondes, il aurait fini enseveli sous un tas de décombres brulants. Déterminé à en finir, il dégaina Evenaar Laas, et fit un pas vers la ruelle, cherchant à distinguer quelque chose à travers le rideau de cendres tourbillonnantes qui avait envahi cette dernière.

Lorsque les courants d'air chaud dissipèrent les résidus incandescents qui obstruaient sa vision, son élan fut coupé net. Car la scène qui s'ouvrait à lui sous le ciel nocturne venait de faire taire en lui tout désir de s'approcher davantage.

Entre les morceaux de bâtiment en feu et les colonnes de cendres virevoltant dans le ciel, une immense masse de chair brûlée se tenait prostrée dans l'allée dévastée, continuant de se consumer en crépitant comme une énorme braise. Reposant au fond d'une fosse d'un bon mètre de profondeur, la créature avait replié ses bras autour de son crâne pour se protéger des flammes. De ses quatre membres blanchâtres ne restait qu'un enchevêtrement d'os calcinés, auxquels pendaient ici et là de longs lambeaux de chair noirs comme du charbon.
Le reste de la carcasse fumante offrait une vision tout aussi terrifiante. Criblée de brûlures aussi larges qu'un homme, le dos de la chose était toujours rongé par les flammes, et se retrouvait parcouru de longues traînées rosâtres là où la peau avait cédé, laissant apparaître d'énormes amas de muscles se convulsant comme le corps d'un insecte auquel on aurait arraché la tête.
L'odeur, insupportable, assaillit les narines du rougegarde, le forçant à reculer.

Derrière lui, le son d'un petit tas de décombres s'écrasant au sol lui parvint, l'informant par la même occasion qu'il avait miraculeusement retrouvé l'audition. Nash, toujours entouré de sa protection magique, se dégagea de la façade d'une maison dans laquelle il s'était retrouvé projeté par l'explosion, et s'immobilisa à son tour en découvrant le macabre spectacle. Mais contrairement à Aris, il ne céda pas bien longtemps à la stupeur. Lorsque l'Orsimer vint le rejoindre, le mercenaire remarqua que sa démarche était hésitante et pénible, comme ralentie par les courants d'airs invisibles qui s'étaient emparés de la place des Artisans afin de compenser les extrêmes variations de températures qui venaient d'y avoir lieu. Son front, traversé de veines saillantes, était couvert de sueur.

«Son épuisement n'a rien d'étonnant, pensa le mercenaire avec ce qui aurait pu s'apparenter à un semblant d'admiration en des circonstances moins funestes. Trois tiers des arcanistes les plus réputés de la Guilde des Mages seraient mort d'épuisement en tentant d'accomplir pareil sortilège, alors que lui s'en sort presque indemne...»

Trop occupé à s'imaginer combien de siècles devrait s'entraîner un novice afin d'obtenir un niveau similaire, Aris ne prêta pas attention à la mine mortellement concentrée de l'orque. Il ne prit pas conscience des minuscules éclairs s'agitant entre les doigts de ce dernier, pas plus que ses yeux n'entraperçurent le rayon de lune pourpre illuminant brièvement la carcasse de chair morte et carbonisée quelques mètres plus loin.
Ce qu'il remarqua, en revanche, fut le bruit d'une masse gigantesque se hissant hors des abysses de la mort, couvrant la place entière de son ombre titanesque.

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Niveau 31
30 décembre 2021 à 02:37:30

Aris pivota brusquement, et demeura figé par l'horreur.

La goule bougeait. Elle vivait.
Et le spectacle n'était pas beau à voir.

Les membres désarticulés de la créature étaient tombés le long de son corps déchiqueté, révélant son faciès mutilé. Son front rugueux, autrefois orné de trois grandes écailles d'acier, était maintenant réduit à l'état d'une excroissance de chair carbonisée et couverte de plaies béantes, laissant par endroits entrevoir sa boîte crânienne noircie par les flammes. Sa mâchoire aux gencives fondues et aux crocs délogés par la chaleur s'ouvrait et se refermait sans émettre le moindre son, révélant le mécanisme de ses tendons fumants s'agitant à l'air libre. Son cou, parcouru de veines asséchées, semblait désormais trop long pour maintenir cette gueule ensanglantée au reste de son corps ravagé par la fournaise, et paraissait vouloir céder d'un moment à l'autre.
Et pourtant, la goule se hissait devant eux, couvrant de sa silhouette cadavérique les rayons de l'astre nocturne comme pour empêcher le moindre rayon d'espoir de les frapper. Le ciel semblait s'être doté d'un noir d'encre, comme si cette ombre aux proportions démesurées avait à elle seule suffit à transformer cette nuit dégagée en un vide froid et ténébreux.
La paupière fermée de la créature frémit, soulevant la couche de cendres en fusion qui s'y était déposée. Son œil s'ouvrit, et sa vue chassa le peu de confiance qui s'était frayé un chemin dans le cœur d'Aris.

Les vaisseaux sanguins du globe oculaire avaient éclatés sous l'effet de la chaleur, et ce dernier s'était rempli de sang noir. Son unique pupille épargnée s'était teintée d'un rouge furieux, et s'agitait frénétiquement dans toutes les directions à mesure que la seconde, plus grosse, oscillait lentement dans son orbite. Malgré son état, l'abomination ne paraissait pas affaiblie, bien au contraire. Chacune de ses artères irriguait son corps décharné de liquide obscur avec une puissance décuplée, agitant sa silhouette monstrueuse de tremblements erratiques.

Soudain, la chair morte de la goule se mit à bouillonner furieusement, comme si quelque chose avait fait rentrer chacune de ses cellules en ébullition. Alors qu'un voile d'énergie écarlate enveloppait la carcasse titubante de la créature, d'innombrables excroissances surgirent de son thorax, et se mirent à gonfler lentement, sous le regard horrifié du rougegarde.
Au moment où le sang de la créature jaillit de ses quatre épaules musculeuses en un complexe réseau de veines, et se mit à courir le long de ses bras squelettiques, suivi de près par une couche de nerfs, de muscles, puis de peau blafarde, Aris comprit que rien au monde ne l'avait jamais autant terrifié que cette nuit, où Secunda ne se levait pas, et où les remparts protecteurs de la logique s'effondraient un à un sous les assauts répétés de cette aberrante folie. En l'espace de quinze secondes, les brûlures, les plaies, et toutes les blessures de la goule se rétractèrent, cicatrisèrent, et disparurent sous une nouvelle enveloppe exempte de la moindre éraflure, si pâle qu'elle en devenait douloureuse à regarder.
Le hurlement râpeux que poussa l'abominable monstruosité, plus rauque que les précédents, sonna aux oreilles de l'épéiste comme le sombre clairon de la défaite, et acheva d'emplir son cœur d'un désespoir sans bornes. Il baissa les yeux vers sa lame, et celle-ci lui parut soudain bien inutile. En cet instant, toutes ses possibilités semblaient avoir été épuisées.

Une lance de foudre apparut dans la main de Nash gro-Shagol, et ce dernier la projeta en avant dans un grognement d'effort. Le filament lumineux traversa la place à toute vitesse, générant un vrombissement assourdissant, et transperça la créature de part en part. La chair du monstre se gondola puis explosa au point d'impact, comme si une créature plus malfaisante encore cherchait à en sortir. Mais presque aussitôt, un barrage de peau jailli de la plaie comme pour l'étouffer sous la chair. En quelques instants, la blessure venait de disparaitre. Toujours immobile, la goule sembla reprendre son souffle, sans cesser de les scruter de son œil fou.

- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Aris, les bras ballants.

- Pars.

Le rougegarde se retourna vers son camarade.

- Cours, répéta l'Orsimer. Retrouve Dakin, et cachez-vous jusqu'à l'aube. Une fois le soleil levé, quittez la région par les plaines, et laissez Daguefilante derrière vous comme si vous ne m'aviez jamais rencontré.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Je ne t'abandonnerai pas ici !

Sans quitter des yeux l'abomination, Nash pressa ses paumes contre son torse, et une impulsion d'énergie magique parcouru sa poitrine, faisant naître de petites flammes le long de son torse.

- Je vais reformuler, rectifia l'orque avec un calme souverain. Avec ton aide, notre ennemi est affaibli, et j'ai pu cerner ses forces et ses faiblesses avec précision. Je peux maintenant me débrouiller sans ton intervention, puisque celle-ci ne servait qu'à me conférer les informations dont j'avais besoin pour poursuivre la lutte seul. À vrai dire, ta présence serait désormais plus dérangeante qu'autre chose, et je préfère sacrifier le répit des quelques secondes que cette créature mettrait à te dévorer contre l'assurance que tu quitteras cet endroit en vie.

- Je... tu veux dire que...

L'orque répondit sèchement, toujours sans le regarder :

- Tu me prenais pour un imbécile ? J'ai su que cette chose allait finir par nous tomber dessus avant même que vous ne mettiez les pieds dans cette ville pour fourrer votre nez dans les affaires nauséabondes de Daric. Alors, en vous voyant arriver, je me suis dit que vous pourriez m'être utiles pour étudier ses capacités. J'ai attendu le dernier moment pour venir à votre rencontre, et simuler la panique m'a permis de passer outre vos soupçons le temps que cette triste créature ne passe à l'attaque. Vu votre état d'ébriété, ça n'a pas été bien difficile.

Aris, resta muet, sentant les mots se bousculer dans sa gorge sans en trouver la sortie.

- Mais maintenant, vous ne m'êtes plus d'aucune utilité. J'ai canalisé plus qu'assez de magie pour m'occuper de cette créature. Très bientôt, elle ira regagner les étendues de l'Oblivion, et je pourrai reprendre mes recherches, comme avant que vous n'arriviez pour semer la pagaille.

- Tu t'es servi de nous... souffla le rougegarde, sans oser y croire.

Le mage se frappa de nouveau le thorax, et une seconde impulsion magique illumina son corps, délogeant de sa longue chevelure grise une nuée de cendres qui se dispersèrent dans le vent.

- Exact. Mais n'allez pas vous imaginer n'importe quoi. J'ai apprécié de discuter brièvement avec vous, mêmes si les circonstances de nos retrouvailles se sont montrées quelque peu inadaptées.

Aris rengaina son épée, qui claqua comme un coup de fouet dans son fourreau. La goule, sortie de son immobilisme macabre, se mit à avancer lentement vers eux.

- Ah, et... ajouta l'orque d'un ton indifférent. Je décline cordialement votre proposition d'alliance avec les Marcheurs disséminés à travers le continent. Sans vouloir vous vexer, j'ai autre chose à faire que de courir après vos rêves d'enfants. Cela m'attriste de le dire, mais à vrai dire, vous pouvez bien mourir si le cœur vous en dit. Que ce soit blottis tous ensemble ou seuls dans votre coin, cela m'est complètement égal.

La créature se jeta sur l'Orsimer, mais se heurta à une barrière d'air solidifié que ce dernier venait d'ériger d'un simple mouvement de la main. L'érudit leva son autre bras, et un rayon de foudre colossal traversa l'air dans une détonation assourdissante, faisant valser le corps de la chose contre un bâtiment à moitié démoli. Un grand fracas de roche pulvérisée résonna à travers la place des Artisans, et la goule vint s'écraser en contrebas, soulevant un nuage de cendres fumantes autour de son point de chute.

Les talons d'Aris se tournèrent d'eux-mêmes, et ce dernier se mit à marcher, le regard absent. Il ne broncha pas quand le hurlement de la monstruosité déchira la nuit dans son dos, et n'eut pas la moindre réaction quand une série d'arcs électriques emplit la place, dressant ses cheveux sous le coup de l'électricité statique ambiante.
Il prit la première rue qui s'offrit à lui. Il tourna, une fois, puis une seconde, et continua sur plusieurs centaines de mètres avant de bifurquer à nouveau. Peu à peu, il s'enfonça dans le quartier, sans savoir où il allait. Au fur et à mesure qu'il s'éloignait, les mugissements du monstre et le vrombissement des arcanes laissèrent place au silence le plus total. Lentement, il avançait, mettant machinalement un pied devant l'autre, encore et encore, ne cherchant qu'à mettre de la distance entre lui et les mots qu'il venait d'entendre.

Il neigeait. Trop occupé à bondir sans cesse et à courir dans les ruelles de la cité afin d'échapper à la créature qui le pourchassait, Aris ne l'avait même pas remarqué. Le ciel, couvert de flocons de givre, avait déjà fait disparaître les pavés sous sa marque immaculée.
Pourtant, il n'avait pas froid. En réalité, il faisait une chaleur étouffante. Soudain, au détour d'un croisement, son armure de cuir lui parut trop serrée, trop inconfortable. Avec hâte, puis empressement, et finalement avec un acharnement frénétique, le rougegarde tenta d'ôter sa protection, et en déchira presque les attaches dans un accès de colère. Il défit les sangles de son col dans un grand mouvement, et jeta ses gants au sol dans un cri de colère. En seulement quelques secondes, les deux pièces de cuir lacéré disparurent complètement sous la neige. Le voyageur inspira profondément en sentant le givre couvrir ses bras nus, puis réajusta sa tunique de lin. Celle-ci, encore plaquée contre son torse par la sueur, n'avait en réalité pas été déchirée par la goule : en passant une main contre son épaule, il comprit que la douleur, lancinante, devait provenir de la brique qu'il avait reçu au milieu du dos durant sa fuite. De légères pulsions douloureuses irradiaient sa cage thoracique à chaque inspiration sifflante, mais le froid lui chatouillant la gorge lui épargnait suffisamment d'inconfort en cet instant pour qu'il puisse se permettre d'ignorer la souffrance.

Aris se remit à marcher. il n'avait encore jamais mis les pieds dans cette partie de la ville auparavant. Les bâtiments étaient grands. Leurs murs étaient anciens mais bien entretenus, et leurs façades possédaient une architecture robuste mais raffinée. Une sensation de grandeur solennelle régnait, encore renforcée par le silence. Il n'avait croisé personne. Pas âme qui vive, pas une lueur aux fenêtres, pas une couronne de fleurs aux portes. C'était comme si personne n'avait vécu ici depuis des années, et que ces rues n'avaient été dressées que comme une série d'édifices honorifiques dédiés à la grandeur du silence. Tout était vide, parfaitement vide, au point que l'ordre impeccable régnant entre ces allées de pierre s'en dotait d'une grandeur presque artistique.
Quelque chose d'étrange paraissait alourdir l'atmosphère. Tout ceci ne semblait pas naturel.

Non, cela faisait parfaitement sens. Les habitants avaient sans doute été évacués dès que la goule s'était mise à ravager les quartiers avoisinants. Son combat et la rancœur féroce qu'il vouait à Nash gro-Shagol lui embrouillaient encore l'esprit. Il devait simplement se calmer, et s'éloigner de cette maudite place où seules les flammes et les mensonges l'attendaient.

Un frisson parcouru le rougegarde. La nuit était fraîche, et le froid se montrait plus pénétrant qu'il ne l'aurait pensé. Il regretta un instant d'avoir abandonné ses gants derrière lui, mais il était bien trop tard pour aller chercher deux malheureux morceaux de cuir déjà noyés sous trois pouces de poudreuse, surtout par un temps pareil. Il n'avait qu'à trouver un abri. Dans la panique et la précipitation, certains habitants devaient avoir omis de clore à double tour la porte de leur charmante demeure, et il n'aurait aucun mal à s'engouffrer dans l'une d'elles pour y passer une soirée confortable dans un lit douillet. Faisant disparaitre ses mains dans le tissu émeraude de son pantalon, il se mit à penser. La découverte d'un sans-abri dans la chambre à coucher d'un couple de nobliaux richissimes n'aurait rien de vraiment scandaleux... pas à côté de l'irruption soudaine d'une créature de l'Oblivion en plein milieu de la ville la plus peuplée du pays.
Si le sans-abri en question s'avérait être au service de Sa Majesté Daric, et se trouvait en plein exercice de ses fonctions, cela pouvait même jouer en sa faveur. Oui, s'il jouait ses cartes habilement à son réveil, il pourrait peut-être profiter d'un bon repas en leur compagnie, et, qui sait, s'attirer la sympathie d'une famille puissante cherchant à entrer dans les bonnes grâces du monarque.
Mais il n'avait pas la tête à élaborer des stratégies aussi complexes alors qu'il tenait à peine debout. Il aviserait le lendemain. Tout compte fait, peut-être qu'il dormirait simplement par terre, afin de ne pas trop importuner ceux qui le découvriraient à l'aube en regagnant leur chaleureux domicile. Oui, il avait connu pire couchette qu'un tapis de fourrure, et s'il agissait ainsi, il s'en tirerait probablement avec encore plus de facilité. Mieux valait éviter tout type d'incident diplomatique le jour de son départ.

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30 décembre 2021 à 02:37:50

Aris s'arrêta brusquement. Autour de lui, il n'apercevait plus comme construction que les deux murs nus d'une ruelle invraisemblablement longue. Il se retourna, mais le corridor se poursuivait aussi loin que la neige lui permettait de voir. Il ne se souvenait pas avoir tourné quelque part. Aurait-il suivit un embranchement sans s'en rendre compte ?
Haussant les épaules, il se remit à avancer, comme dans un rêve. La neige crissait avec régularité sous ses pas, berçant sa progression solitaire. Depuis combien de temps marchait-il ? Une demi-heure, peut-être ? Les autres avaient sans doute besoin de lui, à présent.
Non. Non, l'Orsimer pouvait bien aller pourrir dans les égouts ou finir au fond de la Baie, pour le peu que cela changeait. Cet enfoiré s'était joué d'eux, mais il ne s'en tirerait pas à si bon compte. Dakin, en revanche, devait s'inquiéter pour lui. S'il voulait le rejoindre, il lui faudrait regagner le quartier des artisans, et le chercher sur place.
Sans cesser d'avancer, le rougegarde se gratta le menton, pensif. Il devait avoir dévié vers le Nord s'il en croyait les embranchements qu'il avait pris. Il n'avait qu'à prendre à gauche à la prochaine intersection, et...

Un cul-de-sac. Face à lui, un mur de briques sans le moindre défaut grimpait jusqu'au ciel. Du bout des mains, il effleura la pierre. Quel était cet endroit ? Peu de quartiers en ville se dotaient d'édifices aussi énormes. En réalité, seul le palais royal pouvait afficher de telles dimensions.
Le rougegarde fit demi-tour d'un pas pressé, laissant se dessiner à la surface de sa peau cuivrée les prémices d'une inquiétude insidieuse. S'il se trouvait au centre de la cité, cela voulait dire qu'il s'était éloigné vers l'Ouest, et non vers le Nord. Il avait marché plus vite qu'il ne le pensait, et probablement bien plus longtemps. Avait-il mal anticipé sa trajectoire ? Dakin devait l'attendre, et il n'allait pas passer sa soirée lui expliquer qu'il était parti contempler les douves du château au lieu de lui venir en aide.

Il faisait encore plus sombre qu'auparavant. Un voile de neige épais masquait le ciel, dont l'éclat rougeâtre n'était plus qu'un lointain souvenir. Le froid était glacial. Aris frotta vigoureusement le tissu de ses manches contre ses épaules, dans l'espoir de conserver un peu de chaleur. Il voulait arriver à destination aussi vite que possible, mais il risquait de devoir rentrer rapidement dans un bâtiment, de préférence avant de mourir complètement congelé. Il n'aimait pas cela, mais il allait probablement devoir attendre le petit matin pour rejoindre Dakin. À moins que la tempête ne se calme, il ne pourrait pas le rejoindre dans ces conditions.
La ruelle était longue, anormalement longue. Combien de temps avait-il avancé dans le sens contraire pour s'éloigner aussi loin de tout ? Il avait réellement perdu la notion du temps. Et le silence... Toujours personne, rien que ses pas réguliers, presque entièrement couverts par le souffle du blizzard naissant. Cette absence de visibilité et de mouvement autour de lui devenait dérangeante. Comment pouvait-il s'être enfoncé de plusieurs centaines de mètres dans une allée déserte sans s'en rendre compte ? Et puis, si la venue d'averses conséquentes s'expliquait par la proximité de la ville avec l'océan, celle d'une tempête de neige à peine une heure plus tard avait de quoi intriguer. C'était comme si...

Soudain, comme si la raison lui était brusquement revenue, Aris fut certain qu'un tel déchaînement météorologique n'était absolument pas censé se produire au milieu de plaines côtières, même en plein hiver.
Il s'immobilisa, frappé par l'évidence. Il n'avait jamais souhaité mettre un seul pied dans cette allée sombre. Il ne savait pas comment il était arrivé là, mais il devait sortir de cet endroit sur-le-champ.

Alors qu'il pressait le pas, mal à l'aise, le vent se leva. Soufflant dans son dos, celui-ci le fit accélérer, et le força presque à courir. Soudain, une bourrasque d'une puissance colossale le souleva littéralement du sol verglacé, et arracha sans sommation ses pieds à l'emprise de la gravité. Le rougegarde se sentit happé par une force qui n'avait rien de naturel, et fut projeté en avant dans un déluge de blancheur étourdissante.

Le sol heurta son visage de plein fouet, éclatant son arcade sourcilière dans une gerbe de sang. Séparé de la réalité par un voile de douleur, Aris regarda la neige devant lui, et observa une flaque à l'envergure inquiétante tâcher de rouge le canvas blanc sur lequel reposaient ses genoux. Un temps indéterminable s'écoula, durant lequel il ne cessa de contempler l'océan écarlate qui s'étendait en-dessous de lui au milieu de ce brouillard glacial. Puis, brusquement, la conscience du danger le rattrapa. C'était absurde. S'il ne bougeait pas immédiatement, il risquait vraiment de mourir ici.
Avec difficulté, le rougegarde s'assit dans la neige, mais cette dernière s'était changée en une importante couche de givre cassant. Il se releva précipitamment pour éviter que ses vêtements ne se collent au sol, et se remit à marcher, lorsque quelque chose d'étrange le frappa.
Malgré le sang qui lui inondait l'œil gauche, sa plaie au front ne le faisait pas souffrir. Et pourtant, la douleur, sourde et doucereuse, avait envahi chaque parcelle de son corps. Il n'avait pas mal, mais une sensation de faiblesse étrange s'était emparé de lui. Il avait mis cela sur le compte de sa blessure, puis de la fatigue ou de l'hypothermie, mais désormais, il était persuadé qu'il s'agissait d'autre chose. C'était comme... comme si son essence s'échappait de lui par chaque pore de sa peau.

Lentement, les lèvres tremblantes sous l'effet du froid mortuaire qui l'enveloppait de son étreinte maudite, Aris baissa les yeux.
Sous sa tunique de tissu, une tâche rouge grandissante couvrait sa poitrine. Sans même la soulever, il sut. La plaie qui lui barrait le torse au niveau du cœur s'était ouverte.

Ses yeux s'animèrent d'un éclat décisif. Il savait où il se trouvait.

<><><>

Les pas du rougegarde, lourds et rapides, fissuraient le givre couvrant le sol dans de petits craquements nets, comme s'il se déplaçait sur un sentier d'ossements. Une foule de questions le cernaient, assaillant tour à tour son esprit sans sembler vouloir lui laisser le moindre repos. Jamais ces dernières ne trouveraient ne trouveraient de réponse, il le savait. Mais en réalité, il ne s'en souciait plus. Il en savait déjà bien assez.

Il ne s'agissait pas d'un rêve. Ce qu'il avait pris pour un rêve le soir précédent était bien plus qu'un simple songe. Il connaissait cette ruelle vide et sans fin, il connaissait le vent froid persistant à vouloir faucher ses appuis pour l'emporter dans le blizzard, il connaissait ces engelures au bout de ses doigts, ces craquelures sur le sol et ces murmures au cœur de la tempête, de plus en plus proches, mais toujours inaudibles. Mais surtout, il connaissait cette plaie fantôme, débordant d'un sang épais et tiède qui semblait ne jamais vouloir se tarir, et qui couvrait désormais jusqu'au bas de ses cuisses d'un rouge terni par l'obscurité.
Il connaissait cet endroit, son odeur vide, ses contours sans vie, son ciel courroucé et le voile blafard qui l'engloutissait peu à peu sous un drapé de givre et de neige morte.
Car il avait péri ici.

Cette idée était tout bonnement ridicule. Et pourtant, il le savait. Ces sensations trop réelles, ces pensées trop précises, ces images trop nettes... Il s'agissait de souvenirs.

Il avait marché durant près de dix minutes, se persuadant qu'il ne s'agissait que d'un cauchemar, qu'il allait se réveiller, une fois de plus, pour faire face au courroux de Dakin dans la planque de la place de la Fontaine. Puis il s'était mis à désespérer, priant tous les dieux dont il connaissait le nom de lui accorder la miséricordieuse grâce du réveil. Et, enfin, il avait compris que jamais il ne pourrait fuir cela autrement qu'à la force de ses jambes.
Très vite après avoir réalisé qu'il ne nageait pas en plein délire, cette perspective insensée s'était imposée à lui. Il avait vécu pleinement cette horreur, cette souffrance. Dans une autre vie, une autre réalité, ou un autre monde, peu lui importait. Sa chair se remémorait chaque détail de la veille, et c'était bien la seule chose qui comptait en cet instant. Il n'y avait plus qu'à avancer.
Depuis que cette évidence s'était imposée à lui, les paroles de l'être de lumière n'avaient cessé de résonner dans son esprit, berçant l'obscurité de la voix douce mais solennelle de cet individu mystérieux.

«Vous avez fui. Vous avez laissé vos deux amis mourir.»

Dakin et Nash. Les avait-il condamnés en échappant au combat ? L'Orsimer n'avait pas l'air en difficulté, et que pouvait-il bien faire, armé de sa petite épée ? La créature ne semblait craindre ni la foudre, ni l'acier, et avait déjà survécu une fois aux flammes. Rien ne l'empêcherait de revenir de la mort une seconde fois...
Peut-être était-ce justement pour cette raison que les goules étaient si effrayantes. Peut-être ce semblant d'immortalité suffisait-il à persuader les hommes les plus braves à céder au désespoir. Mais il refusait de céder ainsi. Il n'avait porté qu'un seul coup à l'abomination, et avait passé le plus clair de son temps à fuir, persuadé qu'il n'avait pas la moindre chance. Malgré ses doutes, la silhouette radieuse qui l'avait sauvé ne pouvait avoir menti. Il avait entendu ses paroles, il avait senti le corps énorme de cette chose se poser face à cette étrange apparition. S'il échouait, alors ils mourraient tous les trois. Cela ne faisait aucun doute.

Et, s'il s'éteignait maintenant, comme cela, comme un misérable insecte que l'on écrase négligemment du dos de la main, alors la pensée de Jira-Ko continueraient de le hanter dans l'au-delà, et couvrirait de sel les dunes des Lointains Rivages.

Dans l'obscurité, les poings du rougegarde se serrèrent, et les jointures de ses doigts blanchirent jusqu'à faire éclater la pellicule de givre qui les recouvrait.
Non, il refusait d'abandonner. Peu importait ce que lui dirait Nash, peu importait qu'il lui ait demandé de fuir. Peu importait que Dakin lui demande de changer d'objectif, de privilégier l'union à la haine, d'agir pour l'Ordre avant d'agir pour lui-même. Il s'était fourvoyé. Non pas parce qu'il avait agi pour lui-même, mais parce qu'il avait agi contre lui-même, toutes ces années. Parce qu'il avait pensé pouvoir détruire ce qu'il était devenu en découvrant que la femme qu'il aimait avait quitté sa vie du jour au lendemain, sans un message, sans une explication.
Cette colère, il l'avait retourné contre son passé, contre la mémoire de l'Ordre, contre tout ce qui avait forgé sa vie depuis leur exode vers l'Ouest. Mais cette colère était tout ce qu'il lui restait, tout ce qui donnait encore un sens à sa vie, tout ce qui le motivait à se nourrir, à marcher et à s'entraîner, au lieu de mourir bien sagement dans un coin de ce monde insensé. Avec cette colère, il rebâtirait ce qu'il avait été. Il plongerait son corps dans les sables éternels, pour y être remodelé, à l'image de celui à qui Neloz et Sulith avaient accordé leur bénédiction, à l'image de celui à qui les maitres Marcheurs avaient confié l'Éteigneuse de Vie. Il récupèrerait cette existence volée, ôtée par celui ou ceux qui lui avait arraché sa promise. Qu'il s'agisse de l'ennemi de l'Ordre, d'un ancien camarade ou de royaumes entiers, il les affronterait tous, jusqu'à rectifier la disparition de celle qui avait tout été pour lui. Et, s'il succombait avant de réussir, il reviendrait arpenter les royaumes mortels même une fois mort, encore et encore, jusqu'à avoir accompli sa tâche ou vu le monde s'éroder sous ses yeux.

«Maintenant, c'est votre tour à vous, petite chose faible et fragile.»

Il ne tomberait pas. Pas ici, pas maintenant. Pas dans le noir, oublié de tous et loin de ceux qui comptaient pour lui. Plus seulement Jira-Ko. Mais aussi Shazam, Elric, Dakin, Nash, Dellion et les autres. Qu'il soit faible ou non n'avait plus d'importance, car un homme n'était jamais faible que s'il se pensait impuissant. Et, en cet instant, la puissance était tout ce à quoi il pouvait penser.

La ruelle, infinie, sembla se couvrir de fissures. Le froid était tel que la pierre se fendait presque. Et, il le savait, cela ne tarderait guère à se produire. Serrant les dents pour ne pas s'évanouir, l'épéiste ne ralentit pas l'allure, même en sentant les filets de larmes coulant sur ses joues se mettre à geler.

«Une seconde chance... Est-ce là votre souhait ?»

Quelle que soit cette chose, quelle que soit l'origine des visions au sein desquelles cette étrange blessure lui dévorait la poitrine, quelle que soit la longueur de cette allée aux allures de tombeau, il allait cesser de fuir.

«Ne décevez pas Diagna. Et ne me décevez pas non plus.»

Un souffle de tempête assez puissant pour déraciner un arbre balaya l'obscurité. Aris eût à peine le temps de se plier en avant qu'il percutait déjà le sol. Le sang lui imbiba les cheveux et coula contre son front, avant de s'y figer en un ornement funéraire de glace et d'hémoglobine. Il voulut se redresser sur ses mains, mais ces dernières avaient gelé : quand il s'appuya sur ces dernières, un craquement cristallin retentit, ne laissant sous ses yeux que deux membres coupés net au niveau des poignets. Terrassé par la douleur qui avait envahi tout son être, le rougegarde se releva néanmoins, et se mit à rire. Un sourire de joie folle s'était dessiné sur ses lèvres.
Il n'avait que faire de cette douleur. Il n'avait que faire de perdre ses mains. Il épouserait les limites de son corps, et les ferait voler en éclats si celui-ci faiblissait face à sa volonté. Il écraserait tous ceux qui se dresseraient devant lui, devant l'Ordre, devant son chemin vers la destinée qu'il allait arracher, de gré ou de force, à ce monde qui avait cru tout pouvoir lui prendre.

Il était grand temps que le monde oublie le nom du Tigre de Skaven, pour découvrir celui d'Aris af-Ozalan.

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08 janvier 2022 à 00:58:34

Chapitre 51

À travers la neige, le vieux clocher dominait les chaumières alentours de son ombre difforme. S'élevant du sol comme une monstruosité de pierre aux yeux de vitrail, la chapelle des Huit Divins avait été purgée de toute trace de vie. Sur le perron de l'édifice, une rivière de sang tiède et poisseux dégoulinait lentement, comme si ce dernier avait dévoré les fidèles venus se réfugier en son sein avant de vomir leurs entrailles en un flot écarlate et fumant. À travers les deux battants de bois de sa gueule béante, le mausolée religieux laissait entrevoir les restes du carnage qui avait pris place en ces lieux sacrés. À l'intérieur, les traces ensanglantées recouvraient tout ce qui s'offrait à la lumière blafarde de cette nuit maudite : les parois des murs, les assises des bancs brisés, les marches du reliquaire... Même les autels des déités s'étaient retrouvés arrachés à leurs encoches protectrices, laissant s'imbiber d'un rouge coupable les toiles censées représenter les Aedra qui avaient assisté au massacre en silence.
De toute évidence, les portes enfoncées du bâtiment n'étaient pas le rempart protecteur que les malheureux venus s'y cacher espéraient dresser entre eux et leur inévitable trépas. Colorées par l'essence vitale des condamnés, les planches de la grande porte, dressées en une série de herses horizontales par le passage de la créature, ressemblait désormais aux crocs d'un démon, éternellement tachés par les signes vermillon de sa gloutonnerie macabre. Car c'était bien là ce qui s'était abattu sur ce petit hameau : un suppôt des Daedra, un héraut de destruction et de cauchemar dont seules les pulsions les plus primales pouvait animer la chair morte.

La goule était sortie des bois au tomber du soleil, par la lisière de la forêt avoisinante. À la faveur de l'obscurité hivernale, elle avait atteint les abords du village sans que personne ne la remarque. Éventuellement, les chiens avaient alerté les habitants du danger, mais la créature était bien au fait de la dépendance des êtres bipèdes envers les espèces qu'elles réduisaient en esclavage. Avant que les premiers gardes ne réagissent, les hennissements des chevaux déchiquetées avaient achevé de les convaincre que pas une croupe ne viendrait accueillir les étriers des fuyards.
Une fois leur moyen de fuite coupé, l'abomination avait commencé à roder autour du village, fauchant sans pitié la moindre forme de vie tentant de quitter les lieux. Le soir avait fini par tomber, laissant les pleurs des survivants faire écho aux rugissements monstrueux dans le grand vide nocturne.
Quand minuit avait sonné, tous ceux qui n'étaient pas morts s'étaient cloitrés dans l'église, se prosternant devant les effigies des Huit en espérant que ces derniers ne leur apportent miséricorde et salvation. Mais leurs idoles de peinture et de toile étaient restées sourdes aux suppliques, car aucune voix ne pouvait parvenir aux cieux lorsque planaient les lunes.

Quand les deux hommes masqués avaient ouvert les portes de la chapelle pour y laisser entrer la créature, elle n'en était pas ressorti pendant un moment.
Elle avait festoyé pendant des jours. Mangeant. Buvant. Prenant des forces. Se préparant à la tâche.
Désormais, la seule trace de passage qu'elle laissait derrière elle se résumait au torrent pourpre dissolvant la neige à l'entrée de l'édifice. Mais très bientôt, sa tâche serait accomplie, et elle n'aurait plus à se cacher de personne.

En cette nuit singulière, la chapelle venait de s'alourdir sous le poids des deux silhouettes ayant grimpé silencieusement jusqu'au sommet du beffroi. Quand un rayon de lune déchira le ciel, la chaume élimée par des décennies d'intempéries sembla s'effacer sous l'éclat argenté de leurs bottes, puis de leurs masques. De carrure moyenne, les silhouettes étaient vêtues d'amples gambisons de cuir et de métal se prolongeant sur des chausses de mailles. Une rapière pendait dans le dos de chacun d'entre eux, oscillant avidement au moindre de leurs mouvements comme si l'impatience avait donné vie à leurs lames. Sous le fourreau de celles-ci, de longues capes sombres s'agitaient follement au gré du vent furieux.
Ils n'étaient pas les bienvenus ici. Le blizzard gonflait puissamment leurs pèlerines pour les emporter au loin, comme si la nature avait désespérément tenté de se débarrasser de leur présence pernicieuse, et la neige s'abattait sans discontinuer sur leurs masques dans l'espoir de brouiller les reflets de la scène d'horreur s'étalant sous leurs yeux. Solidement attachés à leurs visages, les orbes de métal couvraient l'intégralité de leurs crânes sous une paroi parfaitement lisse, réfléchissant chaque détail avec une clarté difforme. L'éclat de la nuit semblait se tordre et se perdre en les atteignant, comme si ces deux êtres insondables dévoraient chacun des rais de lumière passant à leur portée pour mieux en annihiler la trace. À la surface de leurs tenues ne restait que le rouge. En haut, celui de Masser, et en bas, celui du massacre auquel ils avaient assisté des jours durant.

Devant eux, à quelques kilomètres, l'ombre défiante de la ville se dressait face à eux, elle-même surplombée par celle du palais de Daric. Sous le rideau de neige, les zones d'ombres du château semblaient s'agrandir, le dotant de contours plus froids, plus abrupts et plus inquiétants que d'ordinaire. Ce titan sorti de terre les toisait d'un air immobile, laissait sa peau se craqueler comme celle d'un mourant se desséchant au soleil. Dans le lointain de la tempête naissante, les donjons de l'énorme colosse de pierre paraissaient jaillir hors de l'édifice principal, comme une nuée de lances démesurées visant à le clouer sur place à jamais.

- Le roi va mourir, souffla la première des deux silhouettes d'une voix dénuée de toute intonation.

- Oui, c'est à prévoir, acquiesça la seconde dans un souffle rauque. L'homme à la clé aura bientôt le contrôle sur la région, et Markarth est tombée sous son emprise en dépit des précautions dont nous avions fait preuve. Ses armées se massent déjà le long des montagnes.

Les deux individus contemplèrent en silence la ville qui s'étendait au loin. Brièvement, l'éclat d'une lumière lointaine sembla irradier les rues de la capitale. Une détonation leur parvint bientôt, étouffée par la distance, et résonna au sein de leurs masques d'argent durant de longues secondes supplémentaires.
Ils ne parlèrent pas tout de suite, émus par une douleur sourde. Pour la troisième fois de la soirée, ils pouvaient sentir la souffrance de Delphine. Sans un mot, ils joignirent les mains, adressant une prière intérieure à l'attention de leur bien-aimée. Lorsque la sensation disparu, la première silhouette laissa échapper un murmure contemplatif :

- L'orque se débat vigoureusement. Sa magie est puissante.

- Il revient de l'Ouest, après tout. Où sont les deux autres ?

- L'elfe est encore loin. Il mettra du temps à rejoindre notre protégée. Mais il se passe quelque chose avec le rougegarde.

L'autre hissa une main hors de l'ombre de sa cape, et contempla les rivets d'acier enchâssant la chair de ses doigts dans ses gantelets.

- Je peux le sentir. Il est sous l'emprise du Rêve, mais une force étrange l'accompagne. Il pourrait revenir d'un instant à l'autre.

- Notre Dame ne profitera pas de ses offrandes si ces dernières cèdent à des emprises inconnues. Allons-y.

Dans un hochement de tête, les deux hommes masqués se laissèrent basculer dans le vide. Immédiatement, leurs silhouettes furent happées par le rideau de neige, et la lueur surnaturelle qui les entourait se dissipa dans la tempête glacée.

<><><>

Les serres de la goule se heurtèrent à l'orbe magique entourant Nash gro-Shagol, et s'immobilisèrent un instant sa surface, impuissantes, tandis que la gorge de la créature laissait échapper un rugissement colérique.
Esquissant un rapide geste de la main gauche, l'érudit ferma les yeux, et un trait d'énergie invisible traversa son bras. L'air s'activa en une vapeur dense, et un orbe de foudre apparut à quelques centimètres de sa paume. Bondissant de côté afin d'échapper à un nouvel assaut du monstre, l'Orsimer tendit le bras vers sa cible, et sentit la chaleur lui inonder le visage alors que le projectile entamait sa course. L'onde de choc le repoussa en arrière avec force, et la neige couvrant le sol autour de lui s'évapora avec un sifflement furieux.

Nash gro-Shagol s'aida de sa main libre pour se réceptionner sans encombre, et recula de quelques mètres le temps que le voile de poudreuse ne se dissipe.
Assourdi par le cri dont l'écho hantait encore ses tympans, il n'entendit pas le vrombissement caractéristique qui se mit à monter dans la nuit. Lorsqu'un flash de lumière rouge naquit dans le brouillard gelé, une sensation indéfinissable s'empara de lui, paralysant complètement ses membres.
Immédiatement, il entama une incantation au sein de son esprit, et une aura bleutée parcouru son corps dans un grand sursaut, animant à nouveaux chacune de ses cellules. Lorsqu'il senti le contrôle lui revenir, un bras décharné incroyablement long surgit de l'obscurité, forçant l'Orsimer à se jeter au sol in-extremis pour l'éviter.
L'abomination se leva sur ses pattes arrières, et abattit ses trois autres membres sur le sol. Surpris par l'allonge incroyable de la bête, le thaumaturge fut soulevé dans les airs en même temps que le morceau de chaussée sur lequel il se tenait, et eut seulement le temps de dresser une barrière protectrice sur son flanc gauche. Le crâne de la chose percuta de plein fouet son égide, le projetant à l'autre bout de la place comme une vulgaire poupée de chiffon. L'image horrifiante de ce visage décharné hanta son esprit pendant la durée de son vol plané, mais le choc qui lui retourna l'estomac chassa immédiatement cette dernière de ses pensées. L'orque s'écrasa contre un mur, sentit ses côtes craquer, et retomba sur les avant-bras juste à temps pour contempler une goutte de liquide vermillon tomber sur les pavés en dessous de lui.
Du sang. Son sang.

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Niveau 31
08 janvier 2022 à 00:59:09

Il essuya sa lèvre fendue du coin du poignet, et se redressa d'un bond, les poings serrés. Cette vision étrangement familière avait réveillé en lui une colère sourde. La dernière fois, le sang versé n'avait pas cette couleur. Ni ce goût.
Une lumière bleutée aveuglante se dessina, quelques mètres au-dessus de lui. Avant que la goule n'aie le temps d'esquisser le moindre mouvement, les nuages semblèrent s'ouvrir en deux sous l'effet du coup de tonnerre qui parcouru les cieux. La foudre se démultiplia en une trentaine d'arcs électriques, et un craquement assourdissant déchira la nuit. En une fraction de seconde, une nuée d'éclairs bleus s'abattit sur la goule, dont le corps disparut sous une vague de lumière éblouissante. Le sol de la place vola en éclat, projetant des centaines de débris dans toutes les directions, et la chaleur fit à nouveau vibrer la surface de l'air, exhalant un souffle invisible à travers la place des Artisans. Un long hurlement de souffrance monstrueuse résonna à travers les volutes vapeur jaillissant du sol, et un son de chair en ébullition se mit à retentir, emplissant les lieux de bruissements écœurants.

Alerté par la douleur, Nash observa un mince filet de sang couler le long de son coude, ornant d'un rouge carmin le vert décoloré de sa peau. Il grimaça. Les assauts acharnés qu'il échangeait avec l'abomination depuis un quart d'heure cachaient autre chose qu'une simple démonstration de puissance. Car, même si aucun mot ne pouvait les unir dans le langage, les deux adversaires étaient conscients de la guerre d'usure qui s'était lancée entre eux.

Une chose était devenue claire : cette goule pouvait sentir la magie, et y devenait de plus en plus résistante. Il ignorait si ce trait était partagé par tous les spécimens ou si cette dernière était particulièrement sensible aux arcanes, mais le doute n'était plus permis. À chaque sortilège, il avait senti son corps réagir imperceptiblement en tentant d'anticiper l'assaut. Mais ce n'était pas tout : chaque fois que la chose battait en retraite pour se régénérer, elle revenait à la charge plus vite que la fois précédente. Jusqu'à présent, l'érudit avait lacéré son corps à d'innombrables reprises, mais son avantage paraissait de plus en plus juste à mesure que les choses s'éternisaient. Lentement mais sûrement, sa carcasse difforme s'habituait à sa foudre, et il lui fallait recourir à des moyens de plus en plus drastiques pour la tenir en respect. Désormais, la perspective de la voir devenir complètement insensible à ses assauts ne quittait plus son esprit, et une inquiétude croissante commençait à l'envahir.
La créature devait consommer une quantité considérable d'énergie pour se régénérer, mais lui ne disposait pas de tels artifices. Sa réserve magique était loin d'être illimitée, et son corps aurait bientôt du mal à suivre la cadence effrénée du combat. La coloration de son torse s'estompait déjà, révélant une chair presque aussi pâle que celle du monstre qui se tenait en face de lui.
Il poussa un soupir rauque, se piquant la gorge avec l'air brûlant de la place. Ses forces s'amenuisaient, et il ne pouvait pas continuer à bombarder cette goule de sortilèges sans avoir la moindre idée de son endurance. Un changement de stratégie d'imposait.

Un grognement sur sa gauche l'alerta. Il se pencha en avant, disparaissant complètement sous le rideau de vapeur, et réfléchit de plus belle, tentant d'ignorer les mouvements de son monstrueux opposant. Jusqu'à maintenant, tirer parti de la taille de sa taille et de sa période de régénération lui avait permis de survivre sans trop d'encombres. Mais cette dernière avait d'autres faiblesses. S'il parvenait à exploiter ces dernières en même temps que celles sur lesquelles il se reposait déjà, il pouvait peut-être parvenir à quelque chose.
Tenter de réaliser un nouveau piège de runes était exclu : le sol était couvert de crevasses et de débris, et il lui serait presque impossible de tracer un motif suffisamment étendu pour affecter réellement la créature. Peut-être qu'une diversion lui permettrait de condenser suffisamment de magie pour porter un coup fatal, mais pouvoir l'occuper pendant une telle durée semblait tout à fait irréaliste.
En revanche, il pouvait s'appuyer sur d'autres lacunes. L'odorat de la chose semblait médiocre, et sa vision ne lui permettait pas de discerner les contours précis d'une silhouette en plein brouillard. C'était ainsi que les érudits justifiaient la préférence de cette espèce pour les steppes arides de Martelfell et Cyrodiil, et son combat avait jusqu'à maintenant confirmé ces observations. Elle n'était pas parfaitement à l'aise en Hauteroche, et encore moins dans cette ville, débordante de détails et d'odeurs. Tant qu'il évitait le regard tétanisant de la créature, il pouvait probablement réussir à l'éviter encore un peu.

Il avait une idée. Mais pour cela, il lui fallait de la glace.
Il jeta un œil à ses pieds, mais n'y découvrit que de l'eau fondue, dont le ruissellement couvrait les pavés dans un bruissement spongieux. Les piles de décombres fumants qui parsemaient le sol depuis qu'il avait noyé la moitié de la place dans les flammes dégageaient encore trop de chaleur pour que la neige ne puisse s'accumuler correctement. À l'heure actuelle, se reposer sur les facteurs extérieurs tels que le climat où la direction du vent relevait du suicide. La pluie finirait peut-être par éteindre les flammes qui illuminaient la carcasse vide des bâtiments, mais il serait mort bien avant que cela n'arrive. Il lui fallait forcer les choses, et chasser suffisamment de chaleur pour que la tempête couvre à nouveau ses traces, car le combat se jouerait probablement sur la réussite de son prochain sort.
Nash se baissa et fouilla la poche de son pantalon, laissant un nuage de condensation brûlante lui arracher une quinte de toux silencieuse. Il en ressortit la craie et le morceau de bois brûlé qui lui avaient permis de réaliser les premières runes, et commença son travail sans perdre un seul instant. Il choisit une portion de sol épargné par le combat, chassa la poussière et l'humidité recouvrant la pierre, puis traça un cercle de suie par terre. Il en réalisa d'un second, inscrit dans le premier, mais l'eau qui lui gouttait le long du cou brouillait déjà les contours de son tracé. La vapeur se condensait rapidement, et l'écran opaque qui gênait la vision de la goule commençait à se disperser.

Une forme monumentale se glissa sur sa droite, déplaçant une masse d'air dans son sillage. Nash pensa tout d'abord que cette dernière n'avait pas remarqué sa présence, mais fronça les sourcils en observant la silhouette repasser au même endroit, quelques secondes plus tard.
Non, la chose n'était pas passée à côté de lui sans le voir, bien au contraire... Elle se préparait à attaquer, mais avait l'air d'attendre avant d'agir. Peut-être craignait-elle de se jeter sur une nouvelle pile de runes prêtes à exploser ? Ou peut-être attendait-elle simplement que le brouillard se lève afin frapper sans crainte de représailles ? Lorsque la couverture visuelle qui le protégeait aurait disparu, elle reprendrait l'avantage, et elle en était bien consciente.
Il grimaça.

Malgré les informations qu'il avait pu réunir au sujet de la créature, l'orque s'étonnait d'être témoin d'un tel comportement venant d'une masse de muscles et de crocs de plusieurs tonnes. Le nécrophage se montrait étonnamment patient, et son attitude prudente démontrait une intelligence insoupçonnable chez une créature dont les capacités cognitives étaient pourtant décrites comme peu développés par les bestiaires qu'il avait pu feuilleter. Dans le cas présent, il se mesurait à bien plus qu'un banal daedroth tout juste bon à briser des os et découper la chair. Cette goule s'adaptait au terrain depuis que le premier piège s'était refermé sur elle, et apprenait de ses erreurs avec une rapidité inquiétante.
Il n'avait plus droit à un seul instant de relâchement. Tendant un bras en direction de la créature, il traça un rapide signe dans les airs, avant de se remettre à couvrir le sol d'inscriptions, la craie dans une main et le charbon dans l'autre.

Alors qu'il se retrouvait absorbé par son œuvre, la brume tomba finalement, révélant de nouveau le décor apocalyptique de ce qui avait autrefois été une place commerçante. Depuis le sortilège qui avait dévasté l'endroit, les choses avaient encore empiré sous la violence du combat. Les bâtiments étaient presque tous en ruines, et ceux qui tenaient encore debout ne paraissaient conserver leur intégrité que par miracle. Au centre de ce chaos de décombres et de flammes, la goule, immobile, expulsa une bouffée de vapeur par les deux fentes olfactives perçant son faciès blême, et sa gigantesque pupille s'étrécit dans un bruit de succion en se posant sur l'orque. Furieuse, elle bondit en avant.
Un mur d'air invisible stoppa sa course de plein fouet, faisant éclater son visage en un geyser sanglant de chair enflée. La chose se tordit de douleur, écrasa vainement ses serres contre le vide solidifié, et poussa un grondement empreint de rage. Mais, au lieu de reculer, elle frappa de nouveau. Les os d'un de ses bras se fendirent au premier coup, puis volèrent en éclats au second, couvrant son membre palpitant d'un sang d'ébène. Elle ne cessa pas pour autant. Laissant les tissus de son premier membre se reconstituer, elle en leva un autre, et vint à nouveau projeter ses serres contre la barrière.

De l'autre côté de la protection, l'Orsimer venait de terminer son premier symbole. De la main droite, il enflamma le fragment de bois qu'il tenait en main, et le plaça au centre des deux premiers cercles, tandis que la gauche s'animait frénétiquement pour achever trois pentagones dans le rayon de ces derniers. Au-dessus de lui, la créature se mit à faire marche arrière sans cesser de le fixer, laissant ses membres décharnés inscrire de longues trainées ensanglantées contre le sol. D'un regard, il comprit qu'elle s'apprêtait à charger. Il lui fallait de l'eau, et vite. L'orque plaqua sa main par terre, mais la condensation qui recouvrait le sol s'était évaporée ou écoulée entre les pavés. Sans hésiter, il coinça son pouce entre ses canines, plaça sa paume sous son menton, et frappa d'un coup sec. Immédiatement, le sang envahi sa bouche, couvrant sa main de rouge. Plaquant ses doigts contre la pierre, il traça un triangle dans un coin du plus grand cercle.
Le corps de la créature s'écrasa contre son bouclier, qui se fissura sous la violence de l'impact. Un craquement déplaisant résonna dans l'habitacle, et le mage se retrouva vigoureusement projeté de l'autre côté de la barrière. Déjà, le nécrophage faisait de nouveau marche arrière. Rendu confus par le choc, Nash comprit que sa magie ne le protègerait pas de la charge suivante.
Priant pour que l'urgence n'aie pas eut raison de sa rigueur d'exécution, il s'écroula à moitié au sol, et plaqua ses mains de part et d'autre de la rune, au moment où la goule se ruait en avant.

Une force invisible sembla compresser l'air autour de lui, chassant impétueusement l'oxygène de ses poumons. Puis, l'instant suivant, une bourrasque surnaturelle jailli autour de lui, repoussant la goule avec une intensité invraisemblable. L'Orsimer sentit une sensation de chaud s'emparer de lui, mais le froid l'éclipsa en une fraction de seconde, avant que l'air ne devienne à nouveau brûlant. La chaleur se mit à descendre, puis à remonter, et commença à osciller de plus en plus vite. Tout son corps se mit à mugir, déréglé par les variations de température prenant place autour de lui, et sa vision se brouilla d'un seul coup dans un élan nauséeux qui failli lui faire perdre connaissance.

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