Les joueurs âgés de plus de vingt ans se souviennent sans doute de l'époque 16-bits pendant laquelle le débat sur l'aspect virtuel ou réel des graphismes avait cours. Dans les années '80, la technologie 8-bits des consoles ne permettait que des graphismes bitmaps simplistes en deux dimensions, basés sur des sprites, et qui n'arrivaient même pas au niveau d'un dessin animé. Par la suite, l'arrivée de la Super Nintendo et de la Megadrive, mais aussi l'évolution parallèle des machines d'arcade, l'apparition des stations Silicon Graphics Indy chez les grands studios de développement de jeux, et l'amélioration constante des productions ludiques sur micro-ordinateurs, laissent entrevoir une possibilité nouvelle à moyen terme : un aspect graphique de plus en plus proche de la réalité. Certains se sont pris à rêver de « films dont vous êtes le héros ». Pourtant, cette vision du futur n'était pas partagée par l'ensemble de la communauté des gamers. Nombreux étaient ceux (moi y compris) qui, à l'époque, préféraient leurs jeux vidéo pour leur univers volontairement irréel, presque toonesque mais doté d'une coloration particulière, qui leur était propre. A nos yeux, jouer était une fuite consciente vers des mondes clairement virtuels, nous ne voulions pas simuler la réalité mais profiter d'un ailleurs, à travers la manette. Vivre de nouvelles sensations, évoluer dans un univers et une atmosphère particuliers, malgré une cohérence de l'ensemble, conservée grâce aux règles du jeu. Jouer à un jeu vidéo était donc un acte profondément virtuel, différent de celui qu'est « regarder un film » ou « se rendre au cinéma ». Mario n'a aucun intérêt si il ressemble au plombier qui vient réparer vos tuyauteries qui fuient. Le jeu vidéo était un monde rêvé, imaginé, fantasmé et devait le rester.
L'avènement de la technique de la digitalisation de l'image marquera un tournant. Le procédé de digitalisation permet de transformer des images filmées pour les réutiliser informatiquement, notamment dans le cadre de la création d'un jeu vidéo. L'apparition de cette technique dans divers titres de l'époque a amplifié la dichotomie entre les joueurs pro-réalisme et les virtualistes militants. Le débat est devenu inévitable entre les consoleux de tous horizons et se sacralise par l'opposition entre les deux titres de combat phares du début des années '90 : Street Fighter II contre Mortal Kombat.
Avec le recul, force est de reconnaître que, dix ans plus tard, les virtualistes ont imposé leur point de vue. Malgré une décennie de progrès techniques effarants, le jeu vidéo a toujours sa coloration graphique si particulière qui participe de son essence même. Bien sûr, l'impression de réalisme a fait des bons considérables, notamment au niveau de l'intelligence artificielle des ennemis rencontrés dans les différentes aventures, ou des membres virtuels d'équipes de sports. Dans les simulations de conduite aussi, où au niveau des détails des objets reproduits et au stade de l'animation, tout est toujours plus précis et plus réaliste. Toutefois, que ce soit dans Pro Evolution Soccer 3, ou dans Gran Turismo, le « look » à l'image est volontairement une vision transcendée de notre monde réel. Cela ressemble à la réalité, cela a le goût de la réalité, cela bouge comme la réalité, mais les actions possibles sont toujours spectaculaires et rythmées, et, surtout, les images sont synthétiques et lissées. L'immersion dans ce monde design, rapide et palpitant est totale, et, l'action trépidante vous tient en haleine de manière permanente. Le virtualisme a gagné, et le débat de la fin de vingtième siècle n'a plus vraiment cours...
Entre-temps, le plaisir joussif pur et instantané que peut procurer le jeu vidéo a progressivement fait de celui-ci le loisir le plus lucratif de notre temps, avec 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires par an, contre « seulement » 74 milliars de dollars du côté cinématographique (en ce compris les droits d'exploitation télévisuelle et les ventes/locations des films en DVD/VHS). Aujourd'hui, le temps est venu de poser un autre débat : la prédominance du jeu vidéo influence-t-elle les producteurs du cinéma et est-elle une cause à la multiplication des films « grand public » construits uniquement autour des effets spéciaux et des rebondissements haletants, plutôt que sur un scénario intelligent ou sur la justesse des acteurs ? La vague hyperréaliste est-elle la transposition au Cinéma (et à la télévision) du virtualisme du jeu vidéo ? La multiplication du nombre de productions américaines, ou « à l'américaine », simplement divertissantes, et, le peu de place que le marché réserve encore aux films vraiment intéressants, prouvent que la question mérite d'être posée. Cette évolution est-elle dangereuse ou souhaitable et l'influence est-elle inconsciente ou voulue ?