Années 1970, le rap commence à se faire entendre dans les quartiers populaires de New York comme une nouvelle forme d’expression créative. Dix ans plus tard, les premières sources de samples du mouvement sont puisées sur les morceaux de funk, de jazz, mais par-dessus tout sur les disques de James Brown. Et dix ans plus tard encore, Super Mario Bros et Final Fantasy inspirent autant que le parrain de la soul. C’est la rencontre entre deux mondes émergents, le rap et le jeu vidéo, lequel rend moites les mains de milliers d’ados, collées durant des heures sur les sticks des bornes des salles d’arcades. Notorious B.I.G. scande dans Juicy les mots «Super Nintendo, Sega Genesis, When I was dead broke, man, I couldn’t picture this». Will Smith emprunte l’OST de Donkey Kong pour poser dessus dans le morceau Human Video Game. Sur Megadrive, ToeJam & Earl s’écrasent sur Terre et doivent retrouver les pièces de leur vaisseau pour rentrer chez eux, une planète où le rap est un mode de vie. Aujourd’hui, les deux cultures entretiennent une relation d’autant plus étroite et assumée, Travis Scott bondissant sur la scène virtuelle de Fortnite pour y lâcher son dernier hit. Dans l'Hexagone aussi, le style musical a eu le temps d’installer ses racines. La Fève, incarnant de la nouvelle vague, rappe sur les Lamentations de Midna de The Legend of Zelda Twilight Princess ou même sur Lavanville de Pokémon. « Il y a un classique qui est Opening de Youv Dee, où ils ont samplé Pokémon et qui est très bien. Et dans l’EP Garçon de Luther, il y a aussi beaucoup de références à Undertale, un jeu vidéo que j’adore et que j’ai découvert grâce à cet artiste », suggère Max Brodi, fin analyste du rap français moderne, qui cite également à la volée Rowjay, un rappeur québécois qui s’amuse à filmer ses concerts à la PSP.

Max Brodi est plus généralement reconnu par le nom de son compte YouTube, Le Règlement, qui enregistre plus d’1,12 millions d’abonnés et dont la pratique est comparée par Les Inrockuptibles à ce que proposerait Rap Genius, sorte de Wikipédia des lyrics de ce mouvement musical. « Je me suis très vite spécialisé sur le rap parce que c’est une musique qui, je trouve, souffrait de beaucoup de clichés ; beaucoup de gens avaient des préconceptions dessus alors que c’est le mouvement artistique le plus incroyable qui se passait en France ». Les textes de Nekfeu, Damso et Vald sont soumis à la dissection méticuleuse du créateur de contenu, sous le prisme d’un regard culturel au sens large, et souvent sous celui du jeu vidéo. Deux ans plus tôt, sortait sur sa chaîne “Les 29 jeux vidéo du rap”, format extrêmement dense qui passe en revue près de 19 000 musiques qui font référence à des classiques de l'industrie vidéoludique. La passion pour le média lui vient « très tôt », dès la réception de sa première GameBoy. « Quand je suis arrivé au lycée, j’ai eu la Gamecube et c’est vraiment la console qui m’a le plus marqué parce qu’il y a beaucoup de jeux classiques selon moi, avec Zelda Windwaker, Mario Sunshine, 007 Nightfire, ou NHL Heat auquel je joue encore maintenant », raconte-t-il. Aujourd’hui, Max Brodi est très attaché à sa Switch et aux grandes licences Nintendo ; « J’ai fait tous les Zelda depuis que je suis petit », nous jure-t-il. C’est peut-être pour cela d’ailleurs que les Tours Sheikah, bases emblématiques de Breath of the Wild, sont le théâtre de l’un des derniers clips qu’il a produit, porté par le duo d’artistes Selug & $enar et leur style profondément mélancolique.

Du rap sur la place Delfino

La vidéo de Selug & $enar est le deuxième épisode d’une série de freestyles de rap posés dans des décors emblématiques de jeux et reproduits avec une minutie impeccable. « Ça fait un an que je travaille dessus », confie le créateur. « Les tournages ont tous été faits sur une seule et même semaine il y a peut-être déjà 4-5 mois. Et il y a énormément de travail en post-production sur la 3D. On a travaillé en amont sur la conception des décors, sur l’intégration des personnes dans la 3D et pour rajouter tout ce qui fait que ça fait réaliste ». Un projet mûrement réfléchi donc, fruit d’ambitions personnelles mêlées à une certaine nostalgie adolescente.

J’ai commencé à inviter des rappeurs pour faire des freestyles de rap en 2017, et petit à petit j’ai essayé de pousser le délire du décor un peu plus loin. Pour la saison 2, j’avais construit un vaisseau spatial avec des potes et toute la saison avait lieu dedans. Là, je cherchais de nouvelles idées pour aller encore plus loin et je me suis dit, "quels sont les décors qui me font le plus rêver ?" Et j’ai repensé aux jeux de mon enfance et à des endroits comme la place Delfino de Super Mario Sunshine, les tours Sheikah de Zelda, le quartier Grove Street de GTA. Ce sont des endroits où j’ai passé énormément de temps dans ma vie, même s’ils sont virtuels, et ça serait trop stylé de pouvoir ramener des rappeurs à qui l’univers parle aussi directement dans ces décors là.

« Moi j’apporte mon univers, ma vision pour la vidéo. Les artistes sont accomplis et amènent leur musicalité, les intrus qu’ils veulent utiliser, je les laisse maîtres là-dedans », confie encore Max Brodi. Mairo, Wallace Cleaver ou encore Bushi piochent dans la sélection sciemment concoctée par le passionné. Les suggestions spontanées sont aussi bienvenues. Winnterzuko apporte son univers hyperpop et ses paroles tranchantes sur la map de Kino der Toten, sa favorite dans la licence Call of Duty. Chaque jeudi à 17h, un nouveau freestyle est publié. Le dernier en date est signé JMK$, figure de la trap alternative et de la sphère Soundcloud, mis en scène au centre de la place Delfino de Super Mario Sunshine. Hormis les visuels, les références aux jeux sont toujours très subtiles, à peine scandées au détour d’un couplet.

J’ai voulu éviter de tomber dans la parodie. Il y a eu beaucoup de parodies sur YouTube, d’Assassin’s Creed, de Mario. Ça peut être marrant, mais je ne voulais pas entrer dans ce registre. Les artistes ont parfois calé des références à l’univers, mais ce n’est pas vraiment ‘in your face’. (...) C’est comme si JMK$ vivait dans l’univers de Mario Sunshine et avait posé son micro sur la place Delfino et s’était mis à faire un freestyle, c’est ça que je trouve marrant. (...) Il faut connaître pour capter la référence, mais c’est plus kiffant, je trouve.

17 vidéos paraîtront en tout. Smash Bros., Minecraft, Grand Theft Auto, Call of Duty, Sonic et d’autres surprises gardées secrètes pour l’heure animeront encore ces prochaines semaines la chaîne Le Règlement.

« Le jeu par excellence pour représenter le rap reste GTA »

Parfois considérés comme contre-cultures émergentes à leurs débuts et longtemps bafoués dans leur traitement médiatique, le jeu vidéo et le rap ont bien des aspects qui les rassemblent naturellement depuis des décennies, leur permettant de nouer aujourd’hui un lien parfaitement solide. Pas étonnant que Kanye West ait tenté - en vain - de faire développer son propre jeu, Only One, dont les seules bribes restantes sont à retrouver dans un trailer diffusé lors d’un vieil E3. Max Brodi suggère aussi l’argument générationnel, comme fédérateur des deux mouvements.

Je pense que c’est une question de génération et de culture. On a tous baigné dans cette musique et dans ces jeux vidéo là aux mêmes âges et tout s’est un peu lié. Aussi, je pense que le rap a intrinsèquement un truc, c’est qu’il vit de références. La musique a souvent historiquement été des samples et les paroles contiennent beaucoup de références au cinéma aux jeux vidéo. C’est comme ça qu’on écrit des textes et qu’on a des images fortes. (...) Et puis pour avoir parlé à pas mal de rappeurs, beaucoup sont fans de jeux vidéo. Le mode de vie un peu artistique de passer sa vie en studio, la nuit, fait que souvent ils amènent une console et jouent à FIFA, Tekken, à plein de jeux, donc je pense que ça fait partie du mode de vie.

GTA : San Andreas (2004)

Et si le rap a à cœur de citer le jeu vidéo à tour de bras, la réciproque fonctionne également. Le chien PaRappa the Rapper, sorti sur PlayStation en 1996, est peut-être l’un des premiers étendards populaires du style, mais c’est davantage les références des années 2000 qui ont bercé la culture de Max Brodi et de millions d'autres joueurs, dont l’évident jeu de baston Def Jam, avec ses guests iconiques, ou Jet Set Radio qui dépeint le mouvement graff avec des sons funky grisants. Et puis il y a bien sûr Grand Theft Auto, dont l’épisode San Andreas s'est distingué dans l'industrie pour son traitement de la culture hip-hop de la côte ouest des années 90. Dans cet épisode, Carl « CJ » Johnson est de retour dans sa famille pour aider le gang de son quartier à retrouver sa gloire d’antan. Certains personnages ont été inspirés par le groupe de rap N.W.A. Ryder. Sur les radios du jeu, les morceaux de Dr Dre, Ice Cube, Tupac et Too Short tournent inlassablement.

Le jeu par excellence reste GTA, c’est tout le mode de vie de la West Coast. Le lifestyle vécu par GTA a aussi influencé le rap, donc c’est une sorte de racine commune et tu le retrouves dans les radios du jeu. (...) Sinon, pour moi le jeu qui m’a le plus marqué au niveau BO c’est les Tony Hawk's. C’est plus du punkrock mais il y a aussi du rap dans mon souvenir et je trouve que les BO étaient incroyables.

On pourrait également citer les épisodes de la licence de basketball NBA 2K, grande plateforme d'accueil de la culture hip-hop dans sa globalité. Il n'y a pas si longtemps, Watch Dogs Legion a décroché une collaboration avec le rappeur britannique Stormzy, lequel, lors d'une mission du titre, vous demande de l'aide pour diffuser sa musique Rainfall sur toutes les ondes radio du jeu. Snoop dogg, personnage déblocable dans True Crime : Streets of LA, est invité comme commentateur surprise sur NHL 20, et sur une flopée d'autres productions. Jaden Smith a posé sur plusieurs morceaux créés pour Marvel's Spider-Man : Miles Morales. Les exemples sont considérables et presque innombrables. « Je pense que la connexion entre rap et jeux vidéo n’en est qu’à ses débuts », conclut Max Brodi, qui ne se ferme pas à l’idée de produire davantage de contenus qui marient les deux cultures dans un futur proche.