Vous ne passerez pas !

Imaginez-vous dans votre MMO préféré, à la recherche de monstres à tuer pour obtenir des ressources et autres points d'XP. Naturellement, vous vous rendez donc dans un lieu bien connu pour être généreux en récompenses afin d'occire diverses créatures. Oui mais voilà, aussitôt rentré vous voilà chassé par des dizaines de joueurs portant un étrange uniforme violet et un chapeau rose. Cette histoire, c'est celle de milliers de joueurs d' Old School Runescape qui se sont vus refuser l'accès à la Grotte des Revenants (aussi connu sous le nom Forinthry Dungeon). Et pour cause, cette dernière était devenue la chasse gardée d'une véritable mafia empêchant quiconque n'étant pas des leurs de pénétrer en ce lieu : la mafia vénézuélienne.

Comme son nom l'indique, elle était principalement composée d'habitants du Venezuela, qui étaient pour le moins nombreux. À partir de 2017, peu importe le jour ou l'heure, vous pouviez être sûr de trouver une bonne dizaine d'entre eux dans l'obscurité de la Grotte des Revenants. Et si l'idée vous venait de les attaquer en bande pour les déloger, quelques minutes suffisaient pour voir débarquer une véritable armée, forte de milliers de joueurs. Plutôt énervant pour les autres, non ? Et bien à vrai dire, une grande partie d'entre eux était plutôt ravie de la situation.

Dit comme ça, cela peut paraître insensé. Mais il faut savoir que cette fameuse Grotte des Revenants était fermée aux joueurs depuis un bon petit moment, ou du moins aux joueurs les plus pauvres. Un clan historique et particulièrement puissant de Runescape avait en effet déjà pris possession de ces grottes : Reign of Terror. Tout joueur souhaitant y entrer et profiter de ses récompenses prolifiques devait payer un tribut à ses membres, sans quoi il était abattu sans autre forme de procès : un bon moyen de se faire de l'argent facilement en jeu, tout en marquant un peu plus sa suprématie.

Oui mais voilà, les membres de Reign of Terror (plus connu sous le sigle RoT) ne pouvaient pas toujours être là pour assurer le péage. Les grands boss décidèrent donc de se tourner vers les joueurs vénézuéliens, connus pour passer plus de dix heures par jour sur le MMO. En échange de quelques sous, les Vénézuéliens devinrent donc les gros bras de Reign of Terror. Leur but ? Faire peur aux joueurs à toute heure et assurer l'ascendant du clan sur ces terres. Mais au fur et à mesure du temps, les joueurs vénézuéliens commencèrent à réaliser qu'ils étaient bien peu payés au vu de la véritable mine d'or qu'ils gardaient. Au final, s'assurer la pleine possession de ces grottes (et surtout des richesses qu'elles contenaient) apparut très vite comme une option bien plus lucrative. Mais pour cela, il fallait d'abord déloger les membres de RoT.

Le règne vénézuélien

À vrai dire, les chasser ne fut pas si difficile. Les Vénézuéliens étaient en effet plus nombreux et bien plus actifs sur le jeu. Rappelez-vous, c'est pour cette raison même qu'ils avaient été engagés. Ironiquement, c'est cette force qui mena donc à la chute du clan historique. Mais si les déloger était une chose, garder ce territoire en était encore une autre. Pour y parvenir, il fallait plus de membres et surtout structurer le tout autour d'un groupe défini. Ainsi naquit la mafia vénézuélienne dans Old School RuneScape.

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le groupe rencontra un certain succès. Très vite de nombreux joueurs de toute l'Amérique Latine demandèrent à rejoindre la partie, si bien que cette guerre d'influence opposa très vite toute cette région au reste du monde. Et ils furent nombreux à essayer de défaire la suprématie latino. Pendant plusieurs années, de nombreux assauts furent lancés contre la mafia. Mais le point culminant de cette lutte acharnée eut lieu en janvier 2020, date de la Grande Bataille pour la Grotte des Revenants.

Le clan RoT, porté par la force d'un millier de joueurs, marcha sur les terres de RuneScape afin de récupérer son dû. Une semaine durant, les deux groupes s'affrontèrent dans une lutte acharnée suivie de près par les autres joueurs. Reddit et Twitter s'enflammèrent à coups de réactions et de pronostics, espérant, pour la plupart, voir les RoT se faire écraser à nouveau. Et effectivement, à son terme, RoT fut bien obligé de s'incliner devant la force de frappe des mineurs d'or vénézuéliens. À partir de ce moment, la suprématie de la mafia vénézuélienne ne fut plus jamais contestée : la Grotte des Revenants était leur.

Mais à la lecture de ces mots, une chose vous chiffonne peut-être. Comment cette mafia a pu s'attirer autant de sympathie vis-à-vis des autres joueurs ? Certes, elle a permis de mettre à mal un clan redouté et détesté, mais cela n'était pas pour le bien des joueurs. Avec la mafia au pouvoir, ils ont dû dire adieu à la Grotte des Revenants, qu'ils soient fortunés ou non. Ils avaient donc tout intérêt à espérer une défaite de la mafia. Mais c'était sans compter la force de l'empathie. Car derrière cette histoire de grottes à farmer, se cache la nécessité de nourrir sa famille dans un pays frappé par la crise.

Il y a des moments où je ne peux tout simplement pas supporter de voir le jeu... mais c'est pour l'argent, alors je peux le tolérer un petit peu. C'est simplement mon travail. Et je suis capable de vivre grâce à cela.

Martinez pour Slate

Une économie secondaire

Toute cette histoire dépasse en fait le simple cadre du jeu. Et pour le comprendre, il est nécessaire de se pencher sur la situation économique du Venezuela. Avant 2013, le pays est l'une des forces vives de l'Amérique du Sud. Fort de ses réserves de pétrole importantes, il possède même le titre de pays le plus riche du continent. Mais à trop se concentrer sur ce dernier (90% des exportations du pays), le Venezuela amorce le début d'une crise sans précédent. D'un côté, la chute du prix du baril a lourdement affecté les recettes, le PIB et le déficit public du pays. Ajoutez à cela une pénurie des produits de première nécessité et vous obtenez une hyperinflation, soit une augmentation très importante des prix (couplée à une baisse de la valeur de la monnaie). On n'entrera pas ici dans les détails, mais si la question vous intéresse, on ne peut que vous conseiller de jeter un coup d'œil à la vidéo de Stupid Economics sur le sujet.

Au Venezuela, un préservatif coûte plus cher que le salaire minimum.

Tamara Adrián, députée vénézuélienne

En conséquence, un simple café coûtait 2 millions de bolivars en 2018. Quand on sait que le salaire minimum s'élevait à 5,2 millions à la même période, c'est un peu fort de café... S'il en faut autant pour une petite boisson, imaginez donc la difficulté rencontrée pour se procurer de quoi manger ou se soigner. Vous comprenez maintenant pourquoi 5,5 millions de personnes ont fui le pays ces dernières années. Mais même pour cela, il faut de l'argent, et les Vénézuéliens n'en ont pas... Mais heureusement quelques combines existent.

Le meilleur moyen de contourner cette terrible inflation, c'est d'acquérir une autre monnaie (le plus souvent des dollars). Et ça tombe bien pour les joueurs de Old School RuneScape, puisqu'un marché annexe permet de revendre des ressources contre de véritables dollars américains. Vous l'aurez compris, tous ces Vénézuéliens avides d'or et autres ressources ne l'étaient pas par pure avidité. C'est ce qui leur permettait de vivre, nourrir leur famille, soigner leur mère ou fuir un pays dans lequel ils risquaient leur vie. Farmer de l'or sur RuneScape était, pour tous ces gens, la seule façon de survivre.

RuneScape est un moyen très populaire de gagner de l'argent de notre temps. Selon l'état du Venezuela qui est le vôtre, quasiment toute le monde a entendu parler du jeu.

Martinez pour Polygon

Cette utilisation du jeu était loin d'être un fait anecdotique. On estime que 1,8 millions de Vénézuéliens auraient cherché à se faire de l'argent grâce au MMO. Et autant dire que cela se remarquait en jeu. Shafqat, joueur de longue date, les a vu peu à peu prendre possession d'Old School RuneScape. Intrigué par tous ces joueurs se contentant de répéter encore et encore la même action sans se soucier des autres autour d'eux, il comprend très vite leur but : faire du gold farming.

Pour lui, cela n'a rien d'étonnant. Farmer de l'or pour de l'argent, ça a toujours existé. Oui mais voilà, ces farmers d'or sont de plus en plus nombreux. Peu à peu, ils envahissent son MMO préféré. Parmi eux, il y a Junior. Le jeune homme est âgé de 19 ans quand il commence à farmer sur Old School RuneScape pour se faire un peu d'argent. Il débute en tuant du dragon à répétition, puis se fait vite repérer par la fameuse mafia.

Après s'être rebellés contre RoT, ses comparses vénézuéliens ont besoin de gros bras pour surveiller l'entrée de la fameuse Grotte des Revenants. Et pour ça, ils le payent gracieusement. Par nuit, il se fait entre sept et dix dollars, soit trois fois plus que ce qu'il pourrait obtenir en travaillant dans son pays. Autant dire que Junior n'a jamais eu un emploi aussi lucratif et stable. Mais toutes les bonnes choses ont une fin...

Quelques mois après la Grande Bataille pour la Grotte des Revenants, Jagex (la compagnie derrière le jeu) prit une décision radicale : rendre la dite grotte moins avantageuse... beaucoup moins avantageuse. Le jeu n'en valait plus la chandelle et la mafia vénézuélienne, perdant sa raison d'être, fut dissoute. Junior et les autres continuèrent tout de même à farmer dans leur coin. S'ils avaient perdu au change, c'était toujours mieux que rien. Mais ce droit ne tarda pas à leur être enlevé aussi.

La décision de Jagex fut en effet couplée d'un petit coup d'accélérateur côté chasse aux gold farmers. En mai 2020, Junior en fit les frais. Il fut banni du jeu et dut se résoudre à quitter le marché. Aux dernières nouvelles, il travaille dans une station-essence et charrie des barils d'essence toute la journée, le tout pour ramasser quelques miettes et survivre comme il peut... Comme quoi, un simple jeu peut avoir bien plus d'importance qu'il n'y paraît et là où certains se battent pour un petit peu de pouvoir, d'autres le font pour sauver leur vie.

Aujourd'hui, ils sont encore nombreux à vivre de RuneScape. Que ce soit en farmant ou en rendant des services contre de l'argent, ce MMO est devenu, pour beaucoup de Vénézuéliens désespérés, le seul moyen de survivre. Ils existent des centaines, voire même des milliers, de Martinez et de Junior qui jouent pour vivre, avec la peur au ventre qu'un jour le ban finisse par tomber. Pour sûr, ils regrettent aujourd'hui l'âge d'or de la mafia vénézuélienne. Tantôt respectée, tantôt détestée, cette organisation aura marqué l'histoire de RuneScape et du jeu vidéo en général. Il est en effet rare de voir ainsi des milliers de compatriotes régner sur tout un MMO à la recherche d'une vie meilleure.

Sources :

• Video Gaming The System, épisode du podcast Planet Money
• Runescape is helping venezuelans survive sur Polygon
• The Venezuelans Trying to Escape Their Country Through Video Game Grunt Work sur Slate