Partons du postulat suivant : perdu quelque part au début des années 90, vous êtes un jeune et frais bachelier ou un étudiant post-bac, peu importe dans quelle section. Le gros joueur qui est en vous ne manifeste pas forcément l'envie de travailler pour sa passion. Votre insertion dans le milieu ne viendra alors pas d'une volonté réfléchie en amont mais d'un déclic. Un jour d'octobre 1994, alors que je jouais (encore !) aux jeux vidéos, ma mère qui en avait marre de m'entretenir, est rentrée dans ma chambre et m'a dit : "Au lieu de passer ta journée à jouer aux jeux, tu ferais mieux d'être payé à en faire !" se souvient Bruno Bouvret, actuellement au sein de Fandango Games après avoir traversé Ubisoft et Darkworks, et pour qui tout a commencé en tant que game et level designer sur Rayman premier du nom. La passion devenait donc subitement perspective professionnelle. Pourtant, cette décision subite paraît de prime abord incongrue quand rien ne prouve officiellement ses aptitudes dans la conception de jeu : J'ai commencé par passer des examens de pâtissier, mais à cause d'une allergie à la farine, je me suis retrouvé en étude de secrétariat, pour finir à enchaîner un CAP, BEP, BAC et BTS d'électronique. D'autres encore ont débarqué de leurs études d'architecte d'intérieur, comme Romuald Broxolle, doté de 7 années d'expérience chez Frontier et Titus et désormais game designer indépendant. Son désir de travailler dans le milieu fut plus progressif, moins soudain. Lors de la préparation de mon projet de diplôme (Projet de sous-marin de loisir), j'avais réalisé une simulation de pilotage. J'y ai découvert les mondes 3D et leurs potentiels interactifs. Passionné de créativité, de design (dans son sens sémantique, et non commun), de cinéma (Rapport scénario/image/action/son), et, animé de réflexions sur le monde de demain, les potentiels interactifs de l'univers des jeux vidéo m'ont rapidement conquis.
C'est au forceps qu'il fallait agir, quitte à faire parler le soiffard de jeux prêt à tout pour travailler de sa passion. J'ai envoyé une dizaine de lettres de candidature spontanées, confirme Bruno Bouvret, et Ubisoft est la seule boîte à m'avoir répondu pour un entretien. J'ai passé l'entretien et j'ai été engagé (il y avait une quarantaine de postulants pour la dernière place de game-designer sur Rayman 1). On retrouve aussi ce culot dans le parcours de Romuald Broxolle, qui, quatre ans après la découverte de son goût pour l'interactivité et la 3D (voir premier paragraphe), a profité d'une recherche de stage consécutif à une formation sur le logiciel Softimage. Mon objectif était de trouver une petite société de développement indépendante et ambitieuse, afin de connaître les différentes bases des postes de la chaîne de production (plus particulièrement les possibilités et les problèmes liées à la programmation), d'établir des contacts, puis de proposer un projet sur lequel je travaillais. Romuald pourra ainsi intégrer Frontier en 1996 et participer directement au game design. Ce qui facilitait aussi la prise d'initiative c'est un milieu rassurant car réduit à quelques studios. Vitrine de cet univers où tout le monde se connaissait, la petite famille des magazines spécialisés permettra ainsi d'établir un pont entre les plus talentueux de ses lecteurs et les studios : J'ai ressorti tous mes magazines de jeux vidéo de l'époque (Tilt, Amstrad magazine, Amiga News...) j'ai noté les adresses des entreprises, que j'ai, ensuite, revérifiées sur Minitel. C'est aussi à travers ces illustres feuilles de papier que le programmeur, le graphiste ou le musicien en herbe peut joindre ses compétences à sa passion du jeu vidéo. On doit ainsi à Amiga Revue ou Hebdogiciel, chaleureux magazines où l'on apprenait à écrire ses propres bouts de codes, d'avoir contribué à la formation d'une ribambelle d'autodidactes qui iront grossir par la suite les rangs des studios. Le concepteur, lui, pouvait acquérir à travers ces magazines un niveau technique suffisant pour être parfaitement au fait de la production d'un jeu. Des notions essentielles que l'on apprend désormais justement à l'école !
De cette grande manne d'aventuriers, il y aura eu, comme toujours, une sélection naturelle. Certains sont encore là et, en grands seniors, sont devenus des pièces importantes dans n'importe quelle production, en raison de leurs expériences essentielles. D'autres n'ont tout simplement pas voulu, ou pas pu suivre le mouvement et le grand chambardement d'un milieu presque familial devenu industrie. Mais la plus grande des erreurs serait de penser un seul instant que les écoles de jeux vidéo ont été constituées pour remplacer une vieille garde finissante et incompétente ! Les raisons étaient tout autre...