Il est plutôt rare que les éditeurs de jeux vidéo commentent la politique nationale et/ou internationale des pays où ils résident. Encore moins lorsqu'il s'agit des Etats-Unis d'Amérique, où sont installés les sièges de beaucoup d'entre eux. Pourtant, cette semaine, c'est ce qu'ont fait Electronic Arts et Take-Two, à l'occasion du Games For Change Festival. La politique du « America first » de Donald Trump continue de faire polémique, et comme on pouvait s'en douter, affecte aussi l'industrie du jeu vidéo.
Avant même que Donald Trump ne soit élu 45ème Président des Etats-Unis, de nombreux observateurs s'étaient inquiétés de l'impact que pourraient avoir certains aspects de son programme. S'axant principalement autour d'une politique de préférence nationale, la politique de M. Trump a vite rencontré de féroces adversaires, que ce soit chez ses opposants directs, ou dans son propre camp. Si l'actualité, ces derniers temps, est parsemée de bizarreries en tous genres, elle ne concerne rarement sinon jamais le sujet qui nous intéresse, ici, sur Jeuxvideo.com. À savoir le jeu vidéo. Mais c'était oublier que le jeu vidéo est lui aussi soumis aux aléas des décisions politiques et d'une économie globalisée. Et comme on pouvait le prévoir lorsque Donald Trump est entré en fonction le 20 janvier 2017, les récentes décisions du gouvernement américain touchent aussi l'industrie du jeu vidéo, ce qui inquiète passablement deux grands éditeurs installés au pays de l'Oncle Sam : Electronic Arts et Take-Two.
C'est à l'occasion de l'édition 2017 du Games For Change Festival que des représentants de ces deux éditeurs se sont exprimés. Invités principaux d'un panel intitulé « Industry Insights », Craig Hagen (directeur des affaires gouvernementales chez Electronic Arts) et Alan Lewis (vice-président de la communication et des affaires publiques de Take-Two) n'ont pas hésité à commenter la politique de l’administration Trump et de l'impact qu'elle a sur l'industrie du jeu vidéo. Au centre de leurs critiques : les décisions touchant l'immigration, l'éducation, et la politique économique du pays.
Moins d'immigration, moins de talents
Lors de sa campagne et dès les premiers jours de son mandat, le Président Trump avait bien fait comprendre que l'immigration était l'un de ses premiers sujets de préoccupations. C'est pourquoi l'on trouvait, au centre de son programme, un projet de construction d'un mur gigantesque, séparant les Etats-Unis de leurs voisins du Mexique. M. Trump escomptait ainsi mettre fin à une immigration massive qui, selon lui, ne faisait entrer sur le territoire que plus de criminels et de drogues. Le nouveau gouvernement a été particulièrement prompt puisque dans les jours qui suivaient son élection, Donald Trump signait le décret présidentiel 13769, que ses opposants ont rapidement surnommé « Muslim Ban » qui a créé une vive réaction à l'international. L'industrie du jeu vidéo avait déjà pu constater les problèmes posés par cette décision du gouvernement, puisque des développeurs partis en vacances dans leurs pays d'origine s'étaient retrouvés temporairement bloqués dans certains aéroports ; de même, plusieurs e-sportifs avaient dû vivre des situations similaires.
Et alors que la Chambre des Répresentants vient de valider la dépense de 1,6 milliard de dollars, pour la construction du fameux mur (rappelons que Donald Trump avait promis que le gouvernement mexicain payerait pour le mur), elle a également, dans la foulée, entérinée la décision de diviser par deux l'immigration légale. De même, le Président a signé en avril un nouveau décret visant à réviser la façon dont sont attribués les visas de type H-1B. Ces visas autorisent actuellement les entreprises américaines à faire venir aux Etats-Unis des travailleurs étrangers considérés qualifiés, et ce pour une durée limitée à quelques années. Selon le gouvernement américain, cette révision, qui n'a encore abouti sur aucune décision à l'heure actuelle, devrait permettre de protéger les travailleurs américains. L'idée serait de n'attribuer ces visas qu'aux travailleurs les plus qualifiés, ceux à même de payer des impôts élevés.
Ces trois décisions conjuguées sont pointées du doigt par Craig Hagen et Alan Lewis, qui ont peur de manquer, à court, à moyen, et à long terme, de travailleurs qualifiés. L'industrie emploie justement des employés hautement qualifiés, que ce soit des techniciens ou des artistes. Les récentes décisions de l'administration Trump pourraient donc fragiliser toute l'industrie du jeu vidéo, qui, selon Hagen, souffre déjà d'un vrai manque de travailleurs de ce genre. La situation serait même de plus en plus préoccupante dans la mesure où les jeux sont de plus en plus complexes, et requièrent les lumières d'ingénieurs et de game designers œuvrant dans des domaines aussi pointus que l'intelligence artificielle ou l'analyse de données.
Si en apparence les récentes décisions de Donald Trump ne devraient pas avoir d'impact sur le recrutement de tels profils, elles ont un effet négatif sur l'industrie , selon Lewis : les immigrants seraient moins désireux de venir travailler aux Etats-Unis, notamment à cause du climat politique actuel, et les entreprises auraient plus de mal à les garder à l'intérieur du pays. Outre ses constatations personnelles, Lewis appuie ses dires sur un récent article du Wall Street Journal, selon lequel la politique du « America First » de M. Trump aurait l'effet inverse. Plutôt que de mettre en valeur les entreprises américaines, cette nouvelle législation renforce les concurrents canadiens, qui tirent parti de cette fuite des cerveaux et attirent les travailleurs qui jusque là préféraient les Etats-Unis. Le gouvernement de Justin Trudeau est allé jusqu'à simplifier les démarches administratives permettant d'obtenir un permis de travail sur le territoire canadien. Rappelons que le Canada était déjà perçu comme un véritable Eldorado pour les studios de développement, puisqu'ils peuvent y bénéficier de nombreuses aides financières et autres exonérations. Voilà qui ne devrait pas aider l'industrie du jeu vidéo américaine...
L'éducation pointée du doigt
Le problème, c'est que si les entreprises basées aux Etats-Unis sont amenées à engager des travailleurs étrangers, c'est aussi parce que le système éducatif américain est en crise depuis plusieurs années, et qu'il ne permet pas de former un nombre suffisant de personnes compétentes. C'est particulièrement vrai dans les domaines qui concernent les potentiels futurs développeurs de jeux vidéo, à savoir les sciences, la technologie, ou les mathématiques. Et les choses ne devraient pas s'arranger puisque dans son projet de budget 2018, déposé récemment devant le Congrès, l'administration Trump prévoit une coupe de 9,2 milliards de dollars dans le domaine de l'éducation. Des coupes qui touchent autant l'enseignement primaire, que le secondaire, et le supérieur. Cette proposition de budget fait toujours polémique aux Etats-Unis et l'on doute qu'il passe sous sa forme actuelle. Il sera probablement revu avant d'être finalement validé, mais il démontre l'intérêt modéré qu'ont Donald Trump et son gouvernement pour ce domaine pourtant si important, et pas uniquement pour le jeu vidéo.
Des problèmes économiques au niveau national, et au niveau mondial
Lors de cette conférence, Hagen et Lewis ont également discuté de problèmes plus techniques mais tout aussi importants. En ligne de mire, l'état de l'infrastructure web au niveau national, et le commerce international.
Vous l'avez probablement constaté : le jeu vidéo dépend de plus en plus d'internet. Pas uniquement pour le jeu en ligne, mais aussi parce que vous êtes de plus en plus nombreux à acheter vos jeux en dématérialisé, que ce soit via Steam ou d'autres plates-formes du même genre, ou les boutiques en ligne Xbox, PlayStation ou Nintendo. Electronic Arts et Take-Two sont particulièrement concernés par cet état de fait, puisque les ventes dématérialisées représentent 55 % des ventes totales de Take-Two, et 61 % des ventes totales d'EA sur la dernière année fiscale. Et puisque la façon de consommer des joueurs évolue en ce sens, il faut que l'infrastructure web suive.
Ceux qui ont déjà eu la chance d'aller visiter quelque temps les Etats-Unis le savent, internet est un sujet compliqué là-bas. Le débit est souvent assez mauvais et de nombreux endroits ne sont tout simplement pas couverts. La faute à qui ? Eh bien, surtout aux fournisseurs d'accès américains, et d'un marché étrangement peu compétitif. Au-delà des petits arrangements entre eux, les consommateurs américains payent surtout le peu d'envie qu'ont ces opérateurs de financer l'agrandissement du réseau. Et l'administration Trump ne fait pas grand-chose pour dénouer le problème. Au contraire, même. La Commission Fédérale des Communications, sous Donald Trump, semble privilégier une forte déréglementation qui favorise ces mêmes fournisseurs d'accès internet, en leur laissant une plus grande marge de manœuvre. La Commission espère ainsi motiver les investissements privés et relancer la croissance d'entreprises comme AT&T, Comcast ou Verizon. Une décision qui a été critiquée aux Etats-Unis puisque sous le mandat de Barack Obama, la Commission avait, à l'inverse, imposé une réglementation très stricte, qui pourtant n'avait engendré, à aucun moment, une baisse de ces investissements privés.
Le gouvernement répond ici à un problème qui n'existait pas et laisse donc ces grands groupes plus libres qu'ils ne l'étaient déjà. Autant dire que les choses ne devraient pas beaucoup changer dans les années à venir. Ce que regrette Hagen, qui souhaiterait que plus d'Américains aient accès à internet, ou jouissent de connexions plus solides, et ce afin d'aller dans le sens de cette nouvelle façon de consommer le jeu vidéo. Des solutions alternatives ont bien sûr été envisagées, comme le fait de permettre aux mairies de gérer elles-mêmes les infrastructures internet et de les agrandir, si nécessaires. Mais une vingtaine d'états ont légiféré sur la question et ont interdit aux municipalités de mettre en place leurs propres réseaux internet. Et ce suite aux pressions des lobbies de ces mêmes géants de l'internet...
Mais plus préoccupante encore est la question du commerce international. Lors de la conférence, Craig Hagen s'est exprimé sans réserve, préférant parler en son nom, et n'a pas hésité à dénoncer ce qu'il estime être « une attitude isolationniste ne tenant pas compte du long terme ». En effet, bien que M. Trump ait promis de négocier des accords commerciaux qui seraient plus favorables aux Etats-Unis, jusqu'à présent ces accords tardent à venir notamment parce que les différents chefs d'Etats qu'il a pu rencontrer se sont montrés hostiles à ces idées. Parmi eux, les principaux chefs d'Etat européens, à commencer par le Président français Emmanuel Macron, mais surtout Angela Merkel, la Chancelière allemande.
Et si Hagen estime que la distribution dématérialisée est en partie une solution aux différents problèmes posés par la politique de commerce international du nouveau gouvernement, Alan Lewis s'est lui inquiété des nouvelles décisions en matière de fiscalité. Selon lui, « faire du business aux Etats-Unis coûte de plus en plus cher », la faute aux taxes sur les revenus tirés du commerce international. Néanmoins, l'administration Trump n'a fait que tâtonner pour le moment. Maintenant qu'il en a terminé avec l'Obamacare, M. Trump risque bien de se tourner vers la réforme du système d'imposition, dont il a tant parlé lors de sa campagne. Avec toujours en tête « America first », il y a fort à parier que le système d'imposition américain évoluera de sorte à privilégier le commerce intérieur.
Et les choses pourraient évoluer rapidement. Depuis son élection, M. Trump a, à plusieurs reprises, démontré sa capacité à agir vite, notamment lorsqu'il s'agit d'appliquer ses promesses de campagne. Une rapidité d'action qui a souvent créé la confusion au sein de l'opposition, ce qui, à plusieurs reprises, a été favorable au gouvernement. Pour autant, le 45ème Président américain a déjà été confronté à plusieurs échecs, et les affaires qui le lient à la Russie, se faisant plus précises depuis plusieurs semaines, pourraient l'amener à agir avec plus de subtilité dans les mois à venir.
Source : Polygon