
Paru en 2006, Canis Canem Edit, aussi connu sous le nom de Bully, est souvent considéré comme une version adolescente, un petit frère de la série Grand Theft Auto. Pourtant, si le héros du jeu, Jimmy Hopkins, a tout du délinquant en herbe et que le gameplay permet, à petite échelle, de nombreux délits et missions dans un monde ouvert, le traitement musical a de quoi surprendre tout en nous en apprenant plus sur la démarche du studio Rockstar pour dépeindre à sa façon une certaine vision de l'adolescence.
En effet, le morceau que vous écoutez actuellement est le thème principal du jeu. Entendu sur l'écran-titre, mais également décliné lorsque le héros se promène (à pied, en skateboard ou en vélo), il a été composé, comme tout le reste de la bande-son, par Shawn Lee, un musicien aux nombreuses casquettes stylistiques dont vous connaissez peut-être la chanson Kiss the Sky, utilisée dans plusieurs séries télévisées ainsi que dans l'épisode 2 de Tales from the Borderlands. Ce premier point peut déjà interpeller les connaisseurs des jeux Rockstar, puisque la série Grand Theft Auto, déjà fort célèbre au moment de la sortie du jeu, est musicalement connue pour son usage exclusivement diégétique (et acousmatique, mais nous reviendrons sur cette notion la prochaine fois) de la musique, qui passe par l'utilisation des radios des voitures dont le joueur peut régler la fréquence selon ses propres préférences. Si jusqu'à Grand Theft Auto III les musiques n'étaient pas toutes pré-existantes, la série s'est vite caractérisée par la présence sur ses ondes de nombreux succès de musiques populaires, ou encore par l'intervention de speakers et musiciens déjà célèbres dans le monde réel (Julio G dans Grand Theft Auto : San Andreas puis Iggy Pop dans Grand Theft Auto IV ). Pourquoi donc ne pas suivre ce schéma dans Bully ? Si à première vue ou pourrait penser que cela découle de raisons budgétaires ou de la taille plus modeste du projet, une écoute attentive nous montre cependant que les choses ne sont pas si simples.
Créer un monde

Tout d'abord, la musique dans Bully est tout aussi représentative de l'univers de la Bullworth Academy que de celui de Los Santos dépeint dans San Andreas, à ceci près qu'elle ne peut pas le faire avec les mêmes outils (puisqu'en toute logique, elle ne dépeint pas les mêmes choses). En effet, que sous-entend par exemple le morceau que nous venons d'écouter ? Si la basse simple et régulière rabattant ses quartes descendantes pourrait accompagner n'importe quelle chanson pop ou rock et se rapproche par exemple beaucoup dans son écriture de Hey Bulldog des Beatles, les chromatismes qu'elle effectue parfois (entourés sur la partition), surtout joués au glockenspiel puis au clavecin, ainsi que les cordes en pizzicatos relèvent plus de l'influence cinématographique d'un Danny Elfman, voire de thèmes de films connus tels que les Harry Potter. Souvent utilisés pour dépeindre une atmosphère mystérieuse ou dérangeante, les chromatismes peuvent ici être considérés comme un symbole de l'ambiance malsaine et tordue de la nouvelle école de Jimmy. Une ambiance de traîtrise entre les différents clans qui la composent, mais une ambiance néanmoins encore un peu enfantine (ce ne sont que des adolescents), rappelée par le glockenspiel, l'environnement scolaire soi-disant austère de cet endroit fictif de Nouvelle-Angleterre inspiré par les établissements du Royaume-Uni ressortant également dans l'usage du clavecin.

Cette complexité ne concerne cependant que l'introduction puisque, lorsqu'il est repris comme musique de marche (et donc par extension comme symbole musical de l'avatar du joueur dans une position neutre), le thème principal est bien plus simple et mise tout sur cette fameuse basse. La raison de ce changement est cependant facile à deviner : ce thème est décliné dans plusieurs situations, au fur et à mesure que le joueur emprunte différents moyens de transports comme le vélo ou qu'il affronte des élèves qui n'appartiennent pas à un clan spécifique. La basse neutre permet donc de faire facilement varier l'accompagnement de quelques accords de guitare à une orchestration plus complexe et dynamique, tout en rythmant la marche de façon mémorable. Une grande partie du jeu est donc illustrée par cette ambiance discrète qui, par son statut non-diégétique (c'est à dire qu'elle n'est normalement pas entendue par les personnages du jeu, mais uniquement par le joueur), se démarque déjà, comme nous l'avons vu plus haut, de la série GTA. Cependant, si elle est uniquement basée sur la radio, la musique des GTA est également nourrie de références cinématographiques ou tirées de séries télévisées américaines (on peut par exemple penser à The Wire qui utilise la musique de la même façon). Et ces références se retrouvent également dans Bully, avec une portée très différente.
Des clans aux stéréotypes
Car si la musique dans Bully est entièrement originale, le principal enjeu de Shawn Lee était en fait de créer un système de références à des œuvres pré-existantes. En effet, comme il l'expliquait dans une interview, il s'est inspiré des musiques populaires et cinématographiques des années 60 à nos jours pour écrire la bande-son du jeu. Et le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a pas cherché à cacher ces références, écoutons par exemple le thème de poursuite lorsque Jimmy est pris en chasse par les préfets de l'école :
Impossible de ne pas penser au célèbre thème d'Isaac Hayes composé pour Shaft en 1971 : de la figure rythmique en doubles croches jouées sur la Hi-hat de la batterie (ou cymbale Charleston) ouverte uniquement pour marquer les temps, à l'utilisation de la pédale Wah-wah sur la guitare, en passant par les sons de violons assez caractéristiques des séries et films de cette époque, le pastiche est convainquant. Et il est loin d'être le seul : en effet, dès qu'un adulte prend notre héros en chasse, qu'il soit un personnel de l'école ou même un agent de police, la musique contient des citations très précises de séries policières ou d'espionnage à la Mission Impossible, plongeant le joueur dans une inévitable ambiance de course-poursuite. Mais les références ne se limitent pas à ça. En effet, un soin tout particulier a été apporté aux morceaux définissant les différents clans de l'école de Jimmy. Divers clichés relatifs à l'adolescence s'affrontent à travers les Nerds, les Preppies, les Jocks, et les Greasers. Chaque groupe va donc avoir une musique le caractérisant en combat qui se trouve être inspiré d'un style, voire d'un morceau en particulier. Voyons plutôt ci-dessous :