
Pokémon Version Rouge/Bleue/Jaune - Lavanville
Voici une chronique vidéo qui n'est pas vraiment une chronique vidéo. L'idée de VGM (Video Games Music) est en fait de vous présenter un thème musical issu d'un jeu vidéo, ancien ou récent, et d'en faire une analyse écrite afin de comprendre pourquoi il fut marquant, que ce soit pour ses pures qualités musicales ou pour son utilisation en jeu. Puisqu'il s'agit d'une analyse, tout est potentiellement sujet à débat.
Une promenade de santé

Mais tout d'abord, replaçons le contexte : vous incarnez un jeune dresseur parti à l'aventure avec ses fidèles monstres de poche pour compléter le Pokédex, conquérir les arènes et déjouer les plans ridicules de la Team Rocket. La première partie de votre aventure se déroule dans une ambiance bucolique, insouciante, et humoristique... Jusqu'à ce que vous arriviez dans une ville frappée par une véritable tragédie. Non contents d'avoir battu à mort un Ossatueur, les malfrats de la Team Rocket séquestrent un vieil homme dans la Tour Pokémon, profanant au passage un lieu de sépulture, et provoquant l'ire des esprits défunts. Le scénario auquel on est confronté est alors bien plus sérieux que dans le reste du jeu. En effet, Lavanville est le seul endroit où la mort et le deuil sont abordés de façon explicite. Et à situation exceptionnelle, musique exceptionnelle, l'ambiance sonore se démarque de toutes les façons possibles du reste de la bande-son.
Tout se renouvelle
En premier lieu, on constate que l'écriture change radicalement par rapport à ce qu'on a pu entendre précédemment. La plupart des mélodies du jeu illustrant des villes ont un accompagnement entraînant basé sur des lignes de basse bavardes et mouvantes, souvent en majeur (le meilleur exemple étant Bourg Palette). Or, dans le cas de Lavanville, la courte boucle de quatre notes jouées dans un registre très aigu qui commence au début du morceau se répète invariablement. Ces hauteurs, quasiment jamais utilisées et presque impossibles à reproduire avec la voix humaine, donnent déjà une impression irréelle lorsqu'elles résonnent seules dans l'introduction. Mais le fait qu'elles se maintiennent tout du long crée inévitablement des frottements, des dissonances avec la mélodie et l'accompagnement qui eux, évoluent indépendamment.
En plus de suivre un tempo particulièrement lent, la mélodie de Lavanville est écrite sur un rythme composé de blanches et de noires redondantes et parfaitement régulières, appuyant chaque temps. Le tout donne un sentiment traînant et lancinant, comparable aux marches funèbres (la main gauche dans la première partie de la fameuse Marche Funèbre de Chopin s'appuie sur deux accords répétés à la noire), qui contraste avec le reste de la bande-son. La différence d'état d'esprit rythmique entre la mélodie de Lavanville et celle de la Route 1 par exemple, bien plus "enjouée" avec ses phrases variées et pointées, se remarque rien qu'en en observant une transcription écrite.


(A gauche le rythme de la mélodie de Lavanville, à droite celui de la Route 1.)
Y a-t-il un spectre dans le spectre ?

Au-delà des généralités, un passage spécifique du morceau a tendance à faire léviter les trouillomètres : il s'agit de l'envolée suraiguë qui a lieu vers 00:30. A l'origine des plus folles théories allant jusqu'à affirmer la présence d'ultrasons dans les premières versions du jeu, lesquels auraient causé (dans les meilleurs des cas !) des maux de tête aux enfants, ce passage arrive à nous saisir par les tripes. Mais, lorsqu'on l'observe à l'aide d'un spectrogramme (une représentation visuelle du son permettant d'en décortiquer la structure), la réalité est assez éloignée, mais très intéressante. Tout d'abord, comme nous allons le voir dans la vidéo ci-dessous, les fameux ultrasons sont (surprise !) inexistants. Il faudrait en effet que des partiels au-dessus de 16000Hz apparaissent dans le spectre pour attester leur présence.

Hors ici, aucune hauteur au-delà de cette valeur ne filtre hors du ventre de notre petite Gameboy à la sortie son peu performante. Cependant, on observe un mouvement particulièrement intéressant dans les harmoniques, qui résume à lui seul toute la particularité du morceau : il s'agit d'ondes carrées. Qu'est-ce qu'une onde carrée ? Tout simplement une des formes d'ondes générées par ordinateur permettant de synthétiser le timbre de certains instruments. Cette forme spécifique était principalement utilisée, dans les compositions en MIDI pour imiter le vibrato de la flûte. Celle-ci, bien que difficilement reconnaissable, est d'ailleurs présente tout au long du morceau et est responsable de l'aspect "tremblotant" de la musique. Mais à cet endroit précis, l'écart entre les deux hauteurs se creuse, créant un battement qui, difficilement perceptible à l'oreille car un peu trop rapide pour être un vrai vibrato, n'en est pas moins présent et gênant. Ecoutons ce même passage au ralenti afin de mieux comprendre ce qui arrive alors...


Les frottements créés par la superposition occasionnelle de notes qui d'habitude ne vont pas ensemble dont nous parlions plus haut ne sont pas seuls. En fait, l'ostinato entendu tout au long du morceau présente un intervalle très particulier lorsque le fa# descend vers le do, qu'on appelle communément le triton. Celui-ci fut interdit au cours du Moyen Age sous prétexte qu'il incarnait le Malin. Si aujourd'hui il n'est plus vraiment question du "Diable dans la musique", l'aspect dérangeant est culturellement resté, et cet intervalle a été largement repris dans moult films, opéras et jeux pour illustrer des situations à nous faire dresser les cheveux sur la tête, en perpétuant au passage la tradition auditive par conditionnement.
https://www.youtube.com/watch?v=oFx8H1xBHdk
