Une rivalité entre Twitch/Youtube et la télé, vraiment ?

Quand Michou annonce l’arrivée de Danse avec les Stars d’Internet, c’est un événement pour le petit monde de Twitch, Youtube et les autres. C’est d’un côté l’occasion pour le créateur de contenu de partager avec ses amis l’expérience qui a, de ses propres dires, changé sa vie, mais également pour les participants de prendre part à une aventure à grand budget unique en son genre. Pour le monde d’Internet au global, c’est aussi une forme de reconnaissance : BBC Studios et TF1 ont confié les clés d’un de leur concept clé au jeune créateur de 22 ans. Ce n’est pas rien ! Malgré tout, certains n’y voient pourtant que le signe funeste d’un rapprochement mortifère : celui du monde de Twitch et Youtube avec celui de la télévision. Et ça, pour eux, ça ne passe pas ! Mais si les spectateurs accueillent avec inquiétude le dit rapprochement, c’est car il existe un passif teinté de mépris et de jalousie entre les deux mondes.

Ce passif, il remonte aux années 2010. Alors que les premières stars d’Internet commencent à émerger, l’accueil se fait plutôt froid sur les plateaux télé. Pourtant quand Squeezie va chez Ardisson ou Natoo chez Ruquier, ils sont comme n’importe quel humoriste, acteur ou auteur : ils ont quelque chose à vendre. Mais voilà, la différence c’est qu’ils viennent d’Internet, un médium que les présentateurs de l’époque ne comprennent pas, voire même moquent. Remarques méprisantes, présentations stéréotypées, incompréhensions totales… Pas besoin de vous dresser à nouveau le portrait, vous le connaissez probablement déjà. Car ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le tournant qui s’est opéré ces dernières années du côté de la télévision.

Les grandes chaînes ont cherché à se rapprocher du monde d’Internet, et notamment de Twitch. On a ainsi vu de nombreuses tentatives de programmes télévisuels pensés pour la plateforme, et ces derniers ont rencontré plus ou moins de succès. Aujourd’hui, seule la chaîne Arte semble avoir réussi à transformer l’essai en proposant un contenu régulier et suivi. Car “passer sur Twitch”, ce n’est pas qu’une histoire de plateforme. Il faut adapter le contenu au ton et à l’ambiance de cette dernière. Surtout qu’avec tout ce qui s’est passé auparavant, les spectateurs sont de natures plus sceptiques et laissent peu de place à l’erreur pour les média classiques souhaitant se faire une place sur Twitch. C’est pourquoi, un tel rapprochement semble plus facile à amorcer dans le sens inverse. Au lieu de s’inviter sur Twitch, pourquoi ne pas enfin inviter et laisser une place de choix aux stars d’Internet sur des canaux plus traditionnels ?

Ça, ça fait un petit moment que les chaînes de télévision l’ont compris. Plusieurs grands noms du streaming français ont eu le droit à des invitations sur des plateaux télé dernièrement. Il y a eu Jean Massiet pour la politique, ZeratoR pour les événements caritatifs, Kameto pour l’esport… En somme, les streamers sont presque devenus des interlocuteurs comme les autres. Si on a encore le droit à quelques remarques à côté de la plaque, on sent une volonté de comprendre, d’apprendre, d’écouter… En somme, le rapport a totalement changé. Si bien que les stars d’Internet sont devenues des stars comme les autres, surtout du côté des programmes de divertissement. C’est notamment le cas du côté de Danse avec les Stars depuis plusieurs années maintenant, programme TF1 qui invite régulièrement des stars d’Internet à prendre part à la compétition. C’est ainsi que Michou s’est retrouvé sur le plancher de DALS en 2021. Danse avec les Stars d’Internet, c’est donc un peu le point culminant naturel de ce rapprochement, un renvoi de l’ascenseur made in Internet envers le monde la télévision.

Mais avant de se demander pourquoi les streameurs ont accepté le dit rapprochement, il est important d’identifier ce qui a poussé la télévision à l’initier. Comme souvent, il y a plusieurs raisons à cela. Pour Thomas Khaski, fondateur de l’agence de relations presse Format, il y a eu un véritable changement au sein même des différentes rédactions, menant à une vision différente. Il a récemment expliqué cela à Vincent Manilève, journaliste indépendant spécialisé sur la culture web : “Il y avait cette crainte pour les médias et la télé en particulier d’être concurrencés. {...} Et puis, il y avait dans les rédactions un manque de journalistes spécialisés sur l’influence, qui connaissent vraiment le secteur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.” Ce renouvellement des effectifs, allant bien sûr de pair avec l’entrée dans le monde du travail d’un public plus jeune et plus au fait que leurs aînés de ce qui se passe sur Internet, il concerne aussi bien les rédactions que les équipes de production et autres.

Cela dit, ça se saurait si les barrières entre la télé et Internet étaient entièrement rompues. Le VLOG de Michou dans les coulisses de DALSI montre d’ailleurs bien que les ponts entre ces deux mondes ne sont pas encore tout à fait naturels. Il faut discuter, convaincre, faire ses preuves… Mais si cela ne coule pas de source, pourquoi faire l’effort de les forger ? Et bien peut-être que la télévision n’a plus vraiment le choix. Si elle est loin de mourir comme certains le prédisent à tour de bras, il est indéniable qu’elle ne touche plus toute une partie des Français. Si on compare les chiffres de l’Insee et de Médiamétrie, la moyenne d’âge des téléspectateurs dépasse de 10 ans celle des Français, avec un écart légèrement en hausse en 2015 par rapport à 1992. De façon plus significative encore, la télévision est en train de perdre sa place de choix pour la promotion. Récemment, Audélia Leloup qui travaille au sein du département influence et relations presse de Havas Play a indiqué au Figaro que certaines émissions sur Twitch faisaient clairement de l’ombre à la télévision aujourd’hui : “pour la tournée médiatique d’athlètes des Jeux olympiques ou des célébrités du cinéma, nous hésitons désormais entre les amener chez “Quotidien” ou “Popcorn” !” Si le rapprochement entre Internet et la télévision est certainement un choix, il y a peut-être aussi une part d’obligation là-dedans, du moins du côté de la télévision. Il ne faut pas se leurrer, DALSI c'est l'occasion de mettre la lumière, via l'émission mais aussi les VLOG des différents candidats, sur le programme, ses danseurs (certains vont d'ailleurs se lancer sur Twitch), sa proposition, et ainsi peut-être pousser certains à regarder le programme initial sur TF1. Mais quid des créateurs ?

Virginie Spies parle, elle, « d’un glissement de plateforme et de génération. On voit souvent des parents qui ont des craintes vis-à-vis de Twitch et de leur progéniture. Mais ce n’est qu’une plateforme adaptée à cette nouvelle génération. Là où les parents regardaient Dechavanne à 19h, les plus jeunes se branchent sur Twitch pour suivre les streamers les plus en vue »

Article de Laure Gamaury pour 20 Minutes

Un rapprochement logique ?

Si, on l’a dit, certains spectateurs ont tendance à opposer frontalement télé et Internet, du côté des créateurs, on voit les choses différemment. Interrogé par ADN, le streameur Domingo avance par exemple que “cette soi-disant rivalité entre la télévision et Twitch {...} n’existe pas.” Dans la même interview, il reconnaît d’ailleurs que la télévision est un médium avec des dizaines d'années d’existence dont il est difficile de s’affranchir complètement. Un point également soulevé par Vincent Manilève auprès d’Urbania : “Mine de rien, c’est difficile d’inventer un concept. Twitch est une plateforme jeune qui arrive après des décennies d’émissions télé en plateau. Ils ne vont pas tout réinventer, mais s’ils veulent une émission construite, avec un fil conducteur, ils sont obligés de se cadrer, et ça se met à ressembler à de la télé.”

Si bien que quand on voit certains spectateurs s’inquiéter que Twitch ne devienne la télé à l’annonce de DALSI, ça paraît presque ironique. Cela fait plusieurs années que Twitch fait de la télé. Si on s’est particulièrement posé la question au moment du GP Explorer (en partie réalisé par des équipes TV), les talk show ou les live react se basent sur des contenus télévisuels existants. Twitch fait donc de la télé, en un sens, il le fait juste différemment. Tout est une question de fonctionnement (avec les publicités et la participation notamment), de ton et de personnalités. C’est au fond ça qui peut différencier un talk show sur Twitch et un talk show sur la télévision. Et c’est aussi ça qui a permis à DALSI de proposer, avec brio, sa propre version de DALS.

Ces liens avec la télé, ils sont d’autant plus importants qu’ils reposent aussi en partie sur ce qui fait la particularité même de Twitch sur Internet : le direct. Toujours pour 20 Minutes, la sémiologue des médias Virginie Spies rappelle que “quand la télévision arrive pendant la Seconde Guerre mondiale, mais surtout après-guerre, sa principale différence avec le cinéma, qui existait depuis déjà cinquante ans, c’est le direct. {...}Tout peut arriver, il ne peut y avoir de cut ou de montage. C’est du vivre ensemble, le vivre au même moment que le diffuseur, mais aussi que les autres spectateurs. C’est donc le partage avec une communauté.” Et oui, ces mots que la chercheuse applique à la télévision, il pourrait tout aussi bien définir Twitch. Les opposer de façon presque viscérale a donc, en définitive, peu de sens. L’un comme l’autre évoluent dans une même grande cour, ils ont juste choisi d’occuper l’espace différemment. Et ils ont sans doute tous les deux à y gagner en coopérant sur certains projets.

Un projet comme DALSI, c’est en effet la certitude d’acquérir de nouvelles aptitudes, c’est s’ouvrir à de nouvelles formes de réalisation, s’essayer à un nouvel exercice. Pour un créateur de contenu désireux de développer de nouveaux projets et ses équipes, ça ne peut qu’être bénéfique et c’est déjà une bonne raison d’accepter. Mais selon le projet, l’affect peut également entrer en jeu. C’est encore une fois le cas sur DALSI. Lors de la dernière émission, on a par exemple appris que Baghera était une grande fan de l’émission. Pouvoir y participer, même de façon détournée, c’était donc une opportunité en or pour elle. Sachant que de nombreux streameurs actuels ont grandi avec la télévision, ce genre de rapprochements est donc aussi un moyen pour certains de se faire plaisir, tout simplement. Comme Michou s’est fait plaisir en participant à une émission dont il était fan, La France a un incroyable talent. Dans Télé-Loisirs, il est revenu sur cette expérience, tout en évoquant ses plans pour l’avenir. Et à la question, “cela vous intéresserait d’animer une émission à la télévision ?”, il avait d’ailleurs répondu :

Ça serait avec plaisir. Cependant, si un jour j'ai l'occasion de le faire, j'ai envie de trouver le bon angle. Je ne veux pas juste animer une émission pour animer une émission. J'ai envie de trouver la bonne opportunité.

Quitte ou double

La bonne opportunité, il l'a donc trouvé avec DALSI. Cette émission elle a envoyé un message clair à la première chaîne de France : comme le dit Michou sur Popcorn, “on peut nous faire confiance.” Et cette notion de confiance, elle est primordiale dans la relation télé/streameurs. C'est également grâce à cette confiance qu'un contenu brandé Arte, Laser Disc, a pu naturellement s'insérer dans l'écosystème Twitch :

Ce n’est pas du tout le même travail, il y a beaucoup plus de préparation que pour un stream classique. En revanche, Arte a compris la spécificité de Twitch et nous fait confiance pour qu’on adapte le contenu au média.

Horty pour Urbania

Cette confiance, elle s’octroie donc en laissant la place aux streameurs pour faire ce qu’ils savent faire le mieux : parler à une certaine audience. Commence alors une collaboration entre les moyens de la télévision et les codes d’Internet. Car oui, DALSI est une co-production entre les équipes de Michou et de BBC/TF1. On retrouve ainsi tout aussi bien des techniciens ayant participé à l’émission originelle Danse avec les Stars que des personnes qui ont déjà travaillé sur des projets de Michou ou d’autres créateurs de contenu (Backseat notamment). Cela montre que DALSI n’est pas vraiment considéré comme un sous-DALS (présence des jurés, moyens similaires…), tout en ayant sa propre identité. Et dans ces conditions, difficile de ne pas applaudir des deux mains. L’émission a d’ailleurs été reçue très positivement et les spectateurs étaient au rendez-vous avec un pic de plus de 330 000 viewers pour la deuxième émission.

C’est une passation que je trouve respectueuse dans le sens où, tu sais, souvent on oppose la télé avec Internet, c’est assez courant {...} Mais là le fait que tu dises à ces gens là que tu les écartes pas totalement, que tu les ramènes quand même et que eux te laissent la possibilité de faire ce que tu veux en fait ça permet de faire un truc ensemble où tout le monde” est surpris en mode “ah en fait ça marche bien”, “ah en fait ils sont professionnels”, “ah en fait on peut travailler aussi avec la télé tout en gardant nos codes.” Et ça c’est cool en vrai !

Avamind sur Popcorn au sujet de DALSI

Avec DALSI, on tient peut-être la formule capable de mettre tout le monde d’accord sur les bénéfices que peut avoir un rapprochement TV/Twitch. Il ne suffit pas de piocher ici et là des stars de l’un ou de l’autre pour les glisser dans un programme. C'est un travail d’équipe, de coopération et de reconnaissance mutuelle. Et c’est quand ce n’est pas le cas que la pilule a bien du mal à passer. Avec Aux Jeux Streamers, FranceTV semble avoir raté le coche. Le programme a tout d’abord été raillé sur les réseaux sociaux, avant d’être pointé du doigt. Outre les questionnements concernant le lien qu’entretient cet “événement hybride” avec les critiqués Jeux Olympiques, c’est surtout la présence de certains créateurs de contenu polémiques qui a fait réagir. Entre TiboinShape et ses sorties problématiques presque hebdomadaires et Ophenya et l’application de rencontres pour mineurs dont elle a fait la promotion, France TV semble ne s’être pas assez renseigné sur les personnes invitées et n'a pas tenu bon d'informer les participants à ce sujet. Résultat, certains participants ont déjà exprimé leurs regrets quant à cette journée et remis en cause leur participation. Un loupé qui pourrait pousser d’autres créateurs à se montrer plus méfiants face à ce genre de propositions à l’avenir. Si DALSI nous a permis d’effectuer un joli pas en avant, Aux Jeux Streamers sonne un peu comme un bon en arrière… De quoi briser une confiance encore trop fragile ? C’est malheureusement possible..

La méfiance est encore de mise du côté des créateurs, comme le montre un article de Vincent Manilève pour l’INA. Si le spécialiste d’Internet se concentre surtout sur le rapport entre les journalistes et les créateurs, le constat peut largement englober le monde des média traditionnels et donc de la télé. Comme l’explique, la streameuse Horty dans cet article : “chaque déclaration qu'on fait sur les réseaux peut être accueillie de façon très virulente par nos communautés, en bien ou en mal, et laisser une trace pour toujours sur Internet. Et comme notre contenu, c'est nous, je pense que ça explique en partie notre appréhension face à certaines questions de journalistes. On sait que chaque phrase va être analysée en ligne ensuite.” Cela vaut donc aussi bien pour une interview que pour un projet télévisuel foireux capable de ternir l’image de ses participants. Et comme il est plus aisé d’accepter l’invitation d’un collègue streameur avec lequel on se sent en confiance pour une interview, il y a fort à parier que les créateurs réfléchissent plus pour accepter une émission ou un événement proposés par des gens de la télévision qu’ils ne connaissent pas plutôt que celle d’un collègue. Un entre-soi réconfortant et compréhensible certes, mais qui empêche forcément le développement de certains projets intéressants.

Vous l’aurez compris, cette coopération nouvelle n’est pas un mal en soi et peut nous proposer le meilleur. Encore faut-il que cela soit fait en bonne intelligence et avec l’apport de tous. Si DALSI a ouvert une voie, le chemin de la coopération reste semé d’embûches. Reste à voir jusqu’à quand !