Le trailer de GT6 a secoué la planète entière et aurait presque pu déclencher un tremblement de terre. Mais pourquoi tout le monde aime tant cette licence ?
Et si on vous partagiez quelques chiffres pour vous donner le vertige ? Grand Theft Auto V a généré 1 milliard de dollars en trois jours, il a aussi décroché le score absolument brillant de 97/100 sur l’agrégateur de note Metacritic et depuis son lancement, il s’est écoulé à 185 millions d’exemplaires. Son budget : 265 millions de dollars, de quoi rivaliser avec certains blockbusters hollywoodiens comme Pirates des Caraïbes : Jusqu’au bout du monde. Aujourd'hui, il en a encaissé 7,7 milliards, presque trois fois plus que le film Avatar, un score sécurisant la licence au titre de monument de la pop culture. Mais, pourquoi les gens adorent autant ces jeux ? Quand on pense aux raisons du succès de GTA, on pourrait d’abord citer la longévité éclatante de la saga, existante depuis 1997 déjà. Si les deux premiers volets ont signé un franc succès, le troisième redistribue les cartes, offrant une expérience plus immersive que jamais entre action, conduite et narration. Il y avait bien des jeux qui côtoyaient les mêmes rayons de magasin et affichaient des graphismes plus fins, ou un gameplay plus poussé, mais Grand Theft Auto savait proposer des ambiances comme nul autre, des bandes-son dans l’air du temps que seuls les frères Houser seraient capables de s'offrir et des espaces franchement organiques. Et puis, il y a cet humour acerbe que l’on reconnaît parfaitement à la licence, sa représentation semi-fictive de lieux emblématiques et bien sûr toute la violence de son contenu qui lui a valu une controverse bénéfique. Mentionnons également la flopée de collaborations signées avec des personnages publiques, de Samuel L. Jackson à Tyler the Creator, qui permettent à GTA de s'ancrer dans le réel et de faire de l'ombre aux partenariats actuels de Fortnite.
Mais ce qui fait que Grand Theft Auto se distingue autant jusqu’à devenir une œuvre impérissable, ce sont les petites activités somme toute banales qu’il suggère entre deux grands casses, lesquels permettent au joueur de s’ancrer réellement dans cet univers si palpable. C’est un point relevé en 2013 par Chris Plante, co-fondateur de Polygon :
Le résultat du mélange du banal et du spectaculaire est un jeu d'action mieux rythmé et imprégné d'un contexte involontaire mais bienvenu. Vous ne vous contentez pas d'assassiner un PDG, vous l'assassinez et vous investissez dans les actions de sa société rivale. Vous ne vous contentez pas d'échapper aux flics dans une autre rue secondaire générique. Vous échappez aux flics en passant par les portes du terrain de golf du quartier où vous avez un jour fait une partie à deux.
La liberté d'interpréter
En 2008, le New York Times décrivait GTA comme une œuvre “violente, intelligente, blasphématoire, attachante, odieuse, sournoise, richement texturée et tout à fait convaincante de satire culturelle déguisée en divertissement”. Il trouve en Niko Bellic, protagoniste vétéran des guerres balkaniques et ancien trafiquant d'êtres humains dans l'Adriatique, un antihéros parfaitement nuancé, noyé dans un joyeux cortège d’escrocs caricaturaux et politiquement incorrects. “Grand Theft Auto IV est un regard à la fois si adorable et si perspicace sur l'Amérique moderne qu'il devait presque venir d'ailleurs”, poursuit l’article. A ce propos, les frères Dan et Sam Houser sont justement des expatriés britanniques qui se sont installés à New York.
Dans Grand Theft Auto, personne n’échappe à la critique, des gangs malfamés aux hautes instances d’un Liberty City qui sent si bon New York et dont les grandes rues peuvent être arpentées au rythme des sons de Fat Joe, Lil Wayne et Iggy Pop. Pour certains, c’est la liberté d’action dans ces espaces immenses qui a tissé la renommée de Grand Theft Auto. Qui n’a jamais lancé un épisode de la licence un jour, sans grande conviction et dans l’unique but de flâner dans les rues, voler deux, trois berlines de luxe et s'adonner à une course poursuite complètement insensée sous le vacarme des sirènes de police, rien qu’une poignée de minutes ? Logique, que Rockstar capitalise depuis dix ans encore sur le mode online de son joyau pour en tirer des bénéfices toujours spectaculaires. Mais dans GTA, il y a aussi la liberté d’interpréter. C’est ce que disait Dan Houser dans les colonnes de Libération en 2013, pour la sortie du cinquième épisode :
D'une certaine façon, le jeu demande au joueur de déterminer par lui-même de qui est sérieux et ce qui est satirique. Ces personnages louches, terribles, brisés, avec de rares éclats d'humanité, doivent-ils est pris pour argent comptant ou comme des caricatures? Eh bien, que le joueur en décide… La liberté d'action est l'un des plus importants principes du design de GTA, et nous voulons aussi y ajouter une marge de liberté dans l'interprétation, voire un peu d'ambiguïté sur la question de savoir qui est bon et qui est mauvais ou peut-être qui est mauvais et qui est pire… D'autre part, le jeu représente une vision de l'Amérique qui est clairement satirique, mais qui l'est obsessivement, et c'est peut-être cela qui définit notre relation avec elle. Nous sommes obsédés par l'Amérique et, en tant que Britanniques, nous entretenons avec la culture américaine une relation particulièrement complexe.
La controverse qui a du bon
La controverse, c’est finalement un peu le gagne-pain de GTA. Le premier Grand Theft Auto, projet pourtant mal aimé de l’éditeur BMG Interactive, est le fruit du labeur du studio DMA Design, qui laisse tomber les étranges petits personnages de son jeu de plateforme Lemmings pour s’adonner à un titre d’action qui vous invite à carjacker et tuer les membres d’un gang ennemi, voire même qui bon vous semble. Une proposition loin d’être au goût du baron Campbell de Croy qui, le 20 mai 1997, prend à partie la Chambre des Lords pour les alerter de la menace vidéoludique qui plante sur les jeunes têtes blondes de l’Angleterre. C’est en réalité du pain béni pour Max Clifford, publicitaire star - dont les clients incluent Frank Sinatra et Muhammad Ali - commandité par BMG Interactive. L'homme fait le pari d'alimenter la polémique pour faire jacter les conservateurs. Une anecdote racontée par Sam Houser à David Kushner pour son livre Jacked : L’histoire officieuse de GTA :
« On soufflera aux bonnes personnes que cela pourrait être une bonne chose pour eux de dénoncer combien ce jeu est scandaleux et de le critiquer, disait Clifford, j’alimenterais ces rumeurs à l’oreille d’un des Lords, racontant qu’il y a ce jeu développé en Ecosse qui est tout à fait abject, et alors, en seulement trois mois, vous ferez les gros titres » Et je me disais « mouais pourquoi pas... », mais tout ce qu’il a dit est devenu réalité.
La technique ne manque pas de culot, semble franchement effrontée pour certains, mais elle fonctionne. Un peu plus tôt, Clifford était parvenu à relancer la carrière du comédien Freddie Starr en propageant une affreuse rumeur qui a fait la une des tabloïds : “Freddy Starr a mangé mon hamster”. Difficile de savoir si l’homme aurait encore fait des miracles aujourd’hui, son succès ayant vite été tempéré par une condamnation pour huit agressions sexuelles perpétrées sur des mineures. La licence GTA se débrouille toutefois très bien sans lui. Au fil des polémiques, du mod Hot Coffee et des nouvelles parutions, elle est devenue une véritable machine à succès que l'on aime comparer à un film de Scorsese, qui n'apparaît lui aussi qu'une fois par décennie environ. Le premier trailer de GTA 6, publié ce mois de décembre, dépasse sans effort les 148 millions de vues. Sa nouvelle représentation de Vice City, affichée dans des scènes tirées de véritables faits-divers, n’a pas manqué de faire réagir sur la toile, en particulier en ce qui concerne l’hypersexualisation de la femme. Deux camps se forment : ceux qui n'y voit que l'habituelle satire habilement dépeinte par Rockstar, et ceux qui crient à l'exagération. Quoi qu'il en soit, GTA sera probablement encore une fois le plus gros phénomène culturel de ces dix prochaines années.