De la Suisse à Montbazin

Les grandes histoires ne s'écrivent pas toujours dans les grandes villes. Par exemple, connaissez-vous Montbazin ? À moins d'avoir déjà foulé les rues ensoleillées de cette commune du sud de la France, il y a fort à parier que non. Il faut dire que ce patelin rattaché à l’agglomération de Sète ne fait pas spécialement partie des lieux à ne pas louper dans l’hexagone. Et pourtant, c’est là que Jessica Rossier et Bastien Grivet ont décidé, quittant leur Suisse natale, d’installer leurs bureaux, ou plutôt leur maison… enfin les deux quoi. Et c’est là, entre deux pauses dans le jardin, qu’ils ont créé les visuels de l’un des plus gros succès (au moins critique) du monde des films d’animation : Spider-Man : New Generation. Mais alors comment ce couple franco-suisse perdu dans sa maison du sud de la France a-t-il bien pu se retrouver à bosser sur l’une des plus grosses licences de Sony Pictures ? Et bien car dans le domaine du développement visuel, Jessica Rossier et Bastien Grivet ce ne sont pas n’importe qui.

Comme vous l’aurez compris, tout a commencé en Suisse et, plus précisément, sur les bancs du Centre de formation professionnelle arts (ou l’École des Arts Appliqués). C’est là que Jessica et Bastien ont commencé à étudier l’art. Et c’est aussi là qu’ils se sont rencontrés. Et c’est ensemble qu’ils vont la quitter. Car rapidement, il devient clair que l’enseignement proposé par cette école ne leur correspond pas vraiment. “On voulait travailler sur Star Wars et, dans cette école, l'enseignement était centré sur les beaux-arts,” ont-ils expliqué aux journalistes de Midi Libre, “on séchait les cours pour dessiner ce qui nous plaisait. Du coup, on avait de mauvaises notes et on a fini par se faire virer.” Et puis, aux côtés de Bastien, Jessica découvre l’art digital. Elle qui a avoué dans son portrait pour Women in Games ne rien y connaître jusqu’alors, se découvre une véritable passion pour cette forme d’art. Et cette révélation marque le début d’une grande carrière pour elle.

Autodidacte, elle décide d’apprendre dans son coin. Et quand elle quitte l’école, elle choisit de continuer sur la voie de l'autonomie et monte sa propre entreprise d’illustration. Bastien, de son côté, réussit à décrocher un emploi dans une très grosse boîte de jeu vidéo : Ubisoft. Aux côtés des équipes de Montpellier, il travaille notamment sur les visuels d’un certain Beyond Good & Evil 2. Et puis un jour, leurs deux chemins professionnels finissent par se croiser au Canada, chez Warner Bros. À partir de là, la suite devient une évidence. On dit souvent qu'il ne faut pas mélanger la vie professionnelle et la vie privée. Et bien si c’est le cas, Jessica et Bastien sont l’exception qui confirme la règle. Ils se complètent tout en partageant une vision commune et pour la laisser s’exprimer librement il décide, en 2013, de fonder ensemble Wardenlight Studio.

Dessiner pour nous, des choses qui nous font rêver. Les lumières, les couleurs dans notre jardin ou lors de balades en moto autour de Montbazin, tout nous inspire. Pour être créatifs, il faut qu'on l'on soit des éponges

Interview de Midi Libre

C’est une nouvelle aventure qui commence, placée sous le signe du concept art. Kesako ? Et bien le concept art, c’est ce qui pose les bases visuelles d’un nouvel univers, que ce soit pour un jeu ou un film. Dans son portrait WIG, Jessica Rossier le définit avec ces mots : “Lorsqu’une production fait appel à nos services, c’est pour mettre en images un scénario, une idée ou un projet ; on invente les univers avec les éléments, les vaisseaux spatiaux ou encore les monstres. Tout ce qui ne peut être construit en réel, on le fait sur ordinateur.” Si le sujet vous intéresse, notez que Marine Macq a d’ailleurs écrit un très bel ouvrage sur le métier de concept artist, en revenant (en images) sur la genèse d'œuvres comme Dead Cells, Life is Strange ou encore A Plague Tale : Innocence.

Mais revenons à nos amoureux et à Wardenlight Studio, petite boîte qu’ils décident de baser non pas à Montpellier, non loin d’où ils habitent, mais… à Montbazin. C’est en effet à partir de leur maison que les deux amoureux travaillent sur leurs différents projets. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils sont aussi nombreux que prestigieux. Call of Duty : Black Ops III, La Terre du Milieu : L'Ombre du Mordor, Darksiders III… Dans le milieu du développement visuel, Wardenlight Studio se fait un nom. Sa patte inspirée des films de Spielberg et George Lucas plaît et leur approche plus humaine des choses leur permet d’avoir bonne presse. Si bien qu’un réalisateur de chez Disney les contacte pour un projet. Ils ne le savent pas encore, mais c’est le début de la consécration pour eux.

La consécration Spider-Man : New Generation

Alors, c’était quoi ce projet Disney ? Et bien on ne sait pas, et à vrai dire, ce n’est pas bien grave vu que ce dernier leur est passé sous le nez. Mais l’homme qui leur a fait cette proposition n’oublie pas pour autant Jessica et Bastien. Quand il les recroise à l’occasion du THU (un festival dédié au développement visuel), il les reconnaît et, au détour d’un verre, promet de les recontacter très vite. Le bonhomme est sur un gros dossier puisqu’il doit choisir une toute nouvelle équipe pour produire un film Spider-Man d’un nouveau genre. Vous l’aurez compris, ce film c’est Spider-Man : New Generation.

Wardenlight Studio se voit ainsi confier une lourde tâche : créer la “patte artistique” de ce nouveau film, qui est censé proposer quelque chose de différent et rafraîchissant. Dans le genre challengeant et excitant, difficile de faire mieux. Surtout que Wardenlight a carte blanche et peut laisser parler sa créativité sans borne. “Il est vraiment très rare d'avoir carte blanche à une telle échelle de production (90 M€). Nous avons eu une chance inouïe. On a collaboré avec des artistes, des légendes du cinéma et du jeu vidéo” ont expliqué Jessica et Bastien à Midi Libre. Vous l’aurez compris, cette expérience fut tout bonnement folle. Surtout que tout ce travail a été accompli… en direct de Montbazin (probablement sur fond de musique du Bossu de Notre-Dame et de Pocahontas).

La suite, vous la connaissez. Le film sort en 2018. Et s’ils sont nombreux à penser qu’il aurait mérité plus d’entrées, côté critique, c’est une véritable ovation. 82… C’est le nombre de prix qu’a récolté le film dont notamment le BAFA, l’Oscar et le Golden Globes du Meilleur film d’animation, rien que ça ! Et ce qui est salué, c’est notamment la fameuse “patte graphique” du titre, à mi-chemin entre un rendu 3D classique et le coup de crayon propre aux comics. Et ça, le film le doit notamment à Jessica et Bastien. Vous l’aurez compris, sans ces deux franco-suisses, on n’attendrait peut-être pas Spider-Man : Across the Spider-Verse avec autant d’impatience.

Pour nous, c'était irréel. C'est un honneur incroyable d'avoir participé à cette aventure, qui a donné naissance à un film extraordinaire. Dès que le film gagnait un prix, Sony Pictures Animation nous envoyait des mails en direct pour nous féliciter.

Interview de Midi Libre

Et après ? Que nous réserve Wardenlight Studio ?

Vous vous en doutez, une telle performance, ça ne passe pas inaperçu sur le CV. Cette aventure a ouvert des portes à Jessica et Bastien, notamment celle du studio Bad Robots Games (Silent Hill : Ascension), filiale de la compagnie de Katie McGrath et J. J. Abrams (Star Wars : Épisode VII - Le Réveil de la Force) et de Nickelodeon (pour Star Trek: Prodigy). Bastien a également pu renouer avec Ubisoft en travaillant sur Fallen Road, un jeu mobile en co-production avec le studio 1492.

Mieux encore, Jessica et Bastien ont été appelés pour travailler sur les décors d’un épisode de la série Love Death + Robots (Saison 3, The very pulse of the Machine), qui met justement à l’honneur l’art digital à travers des épisodes aux styles aussi variés que travaillés. Notez qu’il ne s’agit pas de la seule contribution de Wardenlight Studio au catalogue de Netflix. Récemment, la boîte française a planché sur un projet bien américain : Entergalactic, le film d’animation créé par le chanteur Kid Cudi (vous aussi vous vous disiez que ça ressemblait à Spider-Man : New Generation ?). En attendant, la sortie de Spider-Man : Across the Spider-Verse le 31 mai prochain, vous pouvez donc toujours vous rabattre sur ce film qui semble d’ailleurs fort apprécié (96% sur Rotten Tomatoes).

Pour ce qui est de l’avenir, on ne sait pas vraiment ce que nous réserve Wardenlight Studio. Mais un petit tour sur leur compte instagram nous permet de découvrir que la boîte s’essaye à un autre genre de production artistique : les courts-métrages en prise de vue réelle. Il y a quelques semaines, Wardenlight Studio nous a en effet dévoilé un teaser pour SOLIDE, “une histoire sur une mère, une fille et un sport”. Jessica et Bastien semblent, encore, prêts à s’essayer à de nouvelles formes d’art, toujours avec passion bien sûr. Et nous, on a déjà hâte de voir vers quels incroyables projets cet amour de l’art les mènera.

Nous restons convaincus que dans cette industrie, que cela soit dans le cinéma ou les jeux vidéo, il y a de la place pour tout le monde et pour chaque statut. Mon message à tous les artistes: créez, faites des artworks personnels, faites vos propres projets, partagez-les, faites-vous remarquer grâce à eux et vous finirez par vous faire engager pour ce que vous aimez faire.

Jessica Rossier, interview de Matthieu Leclère