Une histoire de consécration

“Merci beaucoup, c’est un vrai grand honneur {...} Stray c’est notre premier jeu, on l’a fait avec tout notre cœur et on fera tout pour que les suivants soient encore mieux.” Nous sommes à la quatrième édition des Pégases, la cérémonie qui récompense le jeu vidéo français, et Stray vient de remporter le prix du Meilleur Premier Jeu. Comme son nom l'indique, ce dernier récompense la "meilleure" première production vidéoludique d'un studio. On ressent une grande émotion dans les mots des développeurs. Pour eux, gagner ce prix (et les nombreux autres), c’est une fierté. Et après tout, n’est-ce pas là le but premier d’un prix ? Ne serait-ce qu’être nommé, c’est déjà une énorme reconnaissance. Imaginez-vous avoir passé des années sur un projet et que ce dernier soit sélectionné parmi une dizaine ou une centaine d’autres pour être qualifié de “Meilleur je-ne-sais-quoi”. Imaginez maintenant qu’il s’agit de votre premier projet en tant que nouveau studio et que ce dernier est ainsi “validé” par vos pairs. Car oui, une simple nomination, c’est, en d’autres termes, une validation des autres membres de l'industrie du jeu vidéo. L’Académie des Arts et Techniques du Jeu Vidéo, qui vote pour choisir les titres en lice, est en effet composée de professionnels du milieu. Forcément, toute nomination porte donc une valeur symbolique importante.

C'est compliqué de faire des jeux vidéo, tu passes deux ans, trois ans, parfois plus sur une prod. Même s’il y a des gens derrière qui sont très fiers de ce qu'ils font, avoir la reconnaissance du public à la fois commerciale et critique c'est quand même génial pour valider tout ton travail acharné.

Matthieu Girard

Et puis, il y a la victoire. Que l’on soit un étudiant tout juste sorti de l’école ou un vétéran s’étant lancé dans une nouvelle aventure, c’est toujours une surprise et un plaisir. Il suffit de voir les différentes réactions à chaud des développeurs invités, au fil des années, sur la scène des Pégases pour recevoir leur prix pour le comprendre. Entre émotions, balbutiements et sourires, c'est la joie et la fierté qui prime. "La reconnaissance ça fait plaisir, c’est aussi bête que ça" avance tout simplement François Renou :

C’est quand même des métiers créatifs dans lesquels on a toujours un doute sur ce qu’on fait et avoir la reconnaissance de ses pairs c’est très précieux. {...} Avoir une récompense de Meilleur Espoir, on peut appeler ça comme ça, c’est très touchant parce qu’on se dit “je suis sur la bonne route”.

Au-delà du plaisir qu’un tel prix peut apporter, cela donne donc surtout du baume au cœur pour la suite. Cette espèce de tampon “validé par la profession”, ça prouve que ce que l’on propose vaut le détour et c’est d’autant plus important pour des jeunes développeurs qui ont parfois du mal à visualiser ce qu’ils peuvent apporter à l’industrie. Cela vaut aussi pour ceux qui se lancent dans des productions atypiques, telles qu’Un Pas Fragile. Avec sa vingtaine de minutes de durée de vie, ce petit jeu mobile ne répondait pas franchement à l’archétype du jeu grand public. Et pourtant, c’est bien à lui que l’Académie a décidé de décerner le titre de Meilleur Premier Jeu lors de la première édition des Pégases. Forcément, ça a laissé entendre à ses créateurs qu’il existait bien une place pour ce genre de productions dans l’industrie du jeu vidéo français. “Ça m’a bien motivé pour le prochain jeu” glissait rapidement Doc Géraud à ce sujet dans sa vidéo Mon jeu a complètement changé et j’ai gagné un Pégase (César du JV ?) BUISSONS #3. On a pu en parler un peu plus longuement avec François Renou qui s’est chargé de l’édition des aventures de Camille la grenouille et qui partage ce sentiment :

À la base quand on a discuté avec Géraud de l’idée de soumettre le jeu à des prix, il m’a dit : “mais t’es sûr ?” Parce qu’Un Pas Fragile ça reste un petit jeu étudiant, fait par quatre personnes, qui a une durée de vie de quinze-vingt minutes. Pour moi, il a une très grande qualité en termes de facture mais il a pas forcément le profil pour aller se battre face à des jeux commerciaux. Si je peux faire une analogie, c’est comme si aux Césars il y avait des films à 15 millions de budget et puis il y a nous à côté avec notre petite caméra dans notre jardin quoi.

Le fait que ce soit un jeu court, que ce soit un jeu avec des interactivités qui soient vraiment très très grand public et qu’il soit nommé à côté de jeux qui sont plus “gamer” on va dire, moi personnellement ça me touche énormément. Parce que quand je lance l’activité d’édition Opal Games, c’est le genre de proposition que j’ai envie de mettre en avant. Ça me fait plaisir qu’il y ait une représentativité pour ce genre de jeux là.

Même pour des vétérans, cette reconnaissance est primordiale. Les développeurs de chez Tactical Adventures avaient beau avoir déjà une longue carrière et remporté différents prix, la fierté était grande en 2022 lorsque le jeu tactique utilisant les règles de Donjons et Dragons, Solasta : Crown of the Magister, a remporté le titre de Meilleur Premier Jeu. "On est monté à douze sur la scène, c'était n'importe quoi. D'habitude les gens y vont à deux ou trois mais nous on voulait tous y aller", se rappelle Mathieu Girard avant que Pierre Worgague n’ajoute "ouais on était hyper fiers {...} Même si c'était pas notre première expérience on était vraiment comme des gamins, on voulait l'avoir, c'était une preuve de réussite de l'engagement de ce studio."

Mais on ne développe pas un jeu ou un studio uniquement avec une grande motivation. Il faut des moyens, aussi bien financiers qu’humains. Et forcément quand on est un jeune studio, on risque d’en manquer. Est-ce que le prix du Meilleur Premier Jeu peut s’avérer une vitrine efficace pour grandir plus facilement dans le monde concurrentiel du jeu vidéo ? Et bien, en un sens oui, et dans l’autre non…

Un réel impact pour les studios ?

On pourrait se dire que gagner le prix du Meilleur Premier Jeu, c’est l’occasion de passer de studio inconnu à incontournable du secteur. Mais ce n’est pas exactement comme cela que ça marche. Prenons Tactical Aventures par exemple. Le studio était déjà bien implanté dans le milieu, regroupant des vétérans tels que Karim Kadar (ex-Eugen System…), Eléonore Ronneau (ex-Ubisoft, Focus…), Pierre Worgague (ex-Ubisoft…) ou encore Mathieu Girard (ex-Ubisoft, Amplitude Studios…). Ce dernier évoque d'ailleurs un certain syndrome de l'imposteur puisqu'il ne s'agit pas du tout de son premier jeu, mais bien celui de cette nouvelle équipe. Pour ce qui est d'Opal Games, si la boîte était jusqu'ici spécialisée dans les jeux à destination des entreprises, elle a pu bénéficier des connaissances et des contacts de François Renou dispersés aux quatre coins du marché du mobile, et notamment chez Apple. Rares sont donc les studios récompensés qui partent réellement de rien.

Et puis les Pégases arrivent parfois bien après la sortie du jeu, qui s'est vraisemblablement déjà fait remarquer. C'était notamment le cas de Solasta : Crown of the Magister qui a recontré un succès critique et commercial bien avant sa nomination. En juin 2021, le studio ouvrait même déjà une filiale à Lyon, afin d’étendre l’univers de Solasta. Et si le studio a grandi au moment des Pégases, c'est grâce à une campagne de recrutement lancée en amont. Alors certes, gagner ce prix c'est donner une visibilité au studio, notamment auprès de développeurs français à la recherche du studio de leurs rêves. Peut-être ne connaissaient-ils pas Tactical Adventures avant les Pégases. "Peut-être que grâce à ça ils savent" suppose Pierre. Mais pour Mathieu, ça reste difficile d'évaluer réellement l'impact qu'a eu le prix sur le studio, "c'est pas clair" nous dit-il. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas “d’effet Pégases”.

Ce qui est prestigieux aux Pégases c'est que c'est l'écosystème français qui récompense {...} C'est à la fois très bien pour que les gens se sentent estimés dans leur travail chez nous et aussi pour recruter des gens de l'industrie du jeu qui savent qu'on fait des jeux de qualité. Ça a ces deux bénéfices à la fois en interne et en externe.

Mathieu Girard

Chez Tactical Adventures, ce prix a pu constituer une façon de se faire un peu plus connaître auprès des développeurs et acteurs du milieu français, notamment pour recruter. Si cette année Solasta : Crown of the Magister a remporté le prix du Meilleur service d’exploitation, c’est bien grâce à une équipe agrandie qui a travaillé d’arrache-pied (et continue à le faire) pour faire vivre le titre. Chez Opal Games, la différence a été plus visible encore, bien que tardive. Comme nous l’explique François Renou, le prix d'Un Pas Fragile a été remporté dans des circonstances un peu particulières. Il s'agissait de la première édition des Pégases. Personne ne savait si cette cérémonie allait se pérenniser, surtout qu'en parallèle il existait déjà les Ping Awards. Et puis, juste après la cérémonie commence le confinement qui met la France à l'arrêt.

Quid d'Un Pas Fragile dans ce joli bordel ? Sur le moment, rien à signaler. Pas d’augmentation significative des ventes et la situation est tellement particulière qu’il est difficile de mesurer un quelconque autre impact sur la boîte. Seul fait notable : le jeu gagne indéniablement en visibilité avec de nombreux articles mais aussi la création de sa page wikipédia (ça n'a l'air de rien dit comme ça mais cela veut pourtant dire beaucoup). Mais au bout d’un certain temps, François note une différence:

Quand on sort du confinement, j’ai des premières prises de contact de personnes qui me disent “on aimerait présenter Un Pas Fragile dans le cadre de notre école/une exposition” etc. On est notamment contacté par l’Institut français qui fait la promotion des créations artistiques françaises à travers le monde. {...} Et ça, ça revient régulièrement et c’est un marché auquel on aurait pas forcément eu accès sans le prix.

Et puis, on ne va pas se mentir, remporter un prix ça fait aussi joli sur le CV. Certaines boîtes étaient moins frileuses à l'idée de travailler avec Opal Games par exemple, grâce au précieux sésame "award-winning company". “Quand on parle on est beaucoup plus pris au sérieux” raconte François, “tout le monde est award-winning mais si tu l’es pas ben tu l’es pas quoi.” Et ça aide également à trouver des financements, notamment auprès du CNC. Sans oublier l'apéro post-cérémonie qui permet aussi de rencontrer des acteurs du milieu, et peut-être même des futurs collègues. En somme, le Pégase du Meilleur Premier Jeu peut ouvrir des portes et François compte bien les exploiter à l’avenir :

Y a toujours l’envie de faire un jeu, et pourquoi pas cette fois-ci un jeu développé de A à Z, plutôt que de l’édition où j’ai plus forcément l’impression d’être extrêmement pertinent {...} Et le fait d’avoir eu le Pégase, c’est peut-être ce qui va nous permettre d’aller chercher des financements ou subventions auprès des éditeurs de jeu vidéo classiques ou du CNC.

Que sont-ils devenus ?

Comme l’a tout juste annoncé Tactical Adventures, Solasta : Crown of the Magister va accueillir sa plus grande campagne additionnelle : Palace of Ice. Cette dernière ajoute plus de 25 heures de jeu et des tas de nouveautés. Rendez-vous en mai 2023 pour la découvrir. Pour rappel, Solasta : Crown of the Magister est disponible sur PC, PC, Xbox One et Xbox-Series. Pour le reste, le studio travaille sur de plus gros projets toujours dans le même ADN et univers mais il faudra être patient pour en savoir plus.

Opal Games espère pouvoir se lancer dans un nouveau projet bientôt, mais rien de concret pour le moment. Affaire à suivre du coin de l'œil donc. De son côté, Géraud, qui a porté Un Pas Fragile, continue sa chaîne Youtube et a surtout lancé un nouveau jeu dernièrement : Larcin Lazer, un petit puzzle game rafraîchissant sur PC qui enregistre pas moins de 99% d’avis positifs sur Steam. Et bien sûr, vous pouvez découvrir les coulisses de son développement sur la chaîne Youtube mentionnée juste au-dessus.

Les Pégases, les Césars du jeu vidéo ?

Le titre de Meilleur Premier Jeu c'est surtout l'occasion de légitimer des productions assez atypiques et pas toujours très grand public. Si Solasta : Crown of the Magister avait déjà rencontré son public, il fait partie de ce genre de jeux tactiques qui sont catégorisés comme de niche. Le voir soulever ce prix, ce n'est donc pas anodin. Cela permet, d'une certaine façon, d'appuyer encore un peu plus que des jeux comme Solasta sont bien loin de s'adresser uniquement à une niche de joueurs expérimentés. Pour ce qui est d'Un Pas Fragile, on parle d'un jeu d'une vingtaine de minutes à peine, une expérience un peu à part très loin des jeux AA ou AAA. Quand François rencontre Géraud, ce dernier vient d'ailleurs de se faire lâcher par un éditeur qui ne croyait pas au potentiel du titre. Le voir remporter ce titre, c'est donc d'autant plus symbolique. C'est dire "le jeu vidéo français c'est aussi ce genre d'oeuvres atypiques et artistiques", c'est mettre à la même échelle un petit jeu étudiant et un jeu poussé par Annapurna et Sony comme Stray.

Tout en ayant des jeux très différents, je trouve qu'il y a cette impression d'être tous dans la même cour d'école, d'être un petit peu tous des collègues, d'être présents, de se rassembler… C'est ça que je trouve assez chouette en fait.

Mathieu Girard

Si cela est très certainement vrai pour la plupart des participants aux Pégases, il est important de noter que la cérémonie n'est pas ouverte à tous. Tout d'abord, il faut débourser 240€ pour pouvoir présenter son jeu (120€ si on est adhérent au SNJV). Jusque-là rien de bien différent des autres cérémonies du genre, même si cela crée inévitablement un effet d'entre-soi excluant pour certains. Mais cette année, on a notamment pu constater une différence de traitement pour certaines catégories, à savoir celles des jeux de l’étranger. Les équipes qui ont remporté les différents prix du genre n’ont pas pu monter sur scène, leur jeu n’a quasiment pas été présenté et ils n’ont pas eu le droit à leur petite statuette. Alors certes, l’explication est toute trouvée : le but est de mettre avant tout en avant les productions françaises. Mais alors pourquoi faire ces autres catégories ? Surtout que les équipes concourant pour ces dernières ont payé leur inscription, leur place, fait le déplacement et que certains français ont travaillé sur ces jeux. Et ce traitement différencié, il est d’autant plus difficile à comprendre que les Pégases ont une petite portée internationale, comme l’a découvert François en recevant des propositions pour exposer le jeu au Canada ou au Japon notamment. Et être reconnu dans son pays, ça pourrait également permettre de se faire plus facilement écouter à l’étranger :

Je sais que quand je contacte des gens comme Devolver, au moins ils me répondent et ils m’écoutent. Alors est-ce qu’ils le font avec tout le monde ou est-ce que c’est grâce aux Pégases (car moi je le mets en avant dans les présentations) ? Pas sûr à ce stade mais sans doute un peu.

Au-delà de cela, les Pégases c’est aussi l’occasion de légitimer aussi le jeu vidéo auprès du monde culturel en général. La présence de la Ministre de la culture à la cérémonie (et de ses prédécesseuses les années précédentes) n'a rien d’anodin. Cette cérémonie aux allures de gala qui ne plaît pas forcément à tout le monde, c'est en effet aussi l'occasion de réaffirmer la position du jeu vidéo en France et les efforts que doit y consacrer l'État (comme il le fait déjà avec le CNC notamment). Et encore une fois, y voir des créations mais aussi des discours différents, ou même des présentations sur les coulisses parfois méconnus des jeux, c’est important. Tout comme les Césars ont une importance dans le secteur du cinéma sans pour autant être exempt de défauts.

Une cérémonie ça ne doit pas être une fabrique à perdants. Le fait de gagner on se dit “les autres ont perdu” mais non c’est ridicule, je pense que tout le monde a gagné dans l’histoire. Les récompenses ça doit tirer tout le monde vers le haut. Pour l’instant, les Pégases j’ai l’impression que c’est toujours le cas, c’est à dire que les gens entendent parler de jeux dont ils n'avaient pas entendu parler. Pour moi, c’est ça le but d’une cérémonie de récompenses !

François Renou

Alors non, qui dit Pégase du meilleur premier jeu ne dit pas succès assuré par la suite. Mais en légitimant et en donnant de la visibilité à de jeunes studios ou à des projets atypiques, il peut parfois permettre à des portes jusque-là bien fermées de s'ouvrir enfin. Et on ne peut qu'espérer que cela sera le cas pour tous les nommés, toute édition et catégorie confondue, et que la fabrique à gagnants jouera pleinement son rôle.