
Apparue dans les années 1990, une erreur de traduction glissée dans le deuxième opus de Street Fighter a engendré la naissance d'une légende populaire. Quelques années plus tard, elle est devenue un véritable personnage.

6 février 1991 : Capcom publie sur les bornes d’arcade japonaises Street Fighter II : The World Warrior, deuxième volet de sa saga de baston qui sera sujet à d'innombrables adaptations et déclinaisons. Les huit meilleurs combattants du monde, Ryu, Ken, Chun-Li, E. Honda, Blanka, Guile, Zangief et Dhalsim participent à un tournoi organisé par M. Bison, antagoniste à la tête d'une organisation criminelle. L’épisode s’impose comme pilier du 1v1 et maître des combos. La bande-son, réputée exaltante, est l'œuvre de Yoko Shimomura ; elle se consacrera plus tard à d’autres mastodontes tels que Kingdom Hearts, Xenoblade Chronicles, ou encore Final Fantasy XV. Le jeu s’exporte l’année suivante sur Super Nintendo et traverse les frontières étasuniennes. Il devient dès lors un carton planétaire écoulé à des millions d’exemplaires, mais également la source de l’un des plus grands mythes du jeu de combat : celui de Sheng Long, mystérieux combattant caché dont le nom est brièvement évoqué dans une ligne de dialogue. Les joueurs s’obstinent à dévoiler sa silhouette à coup de techniques laborieuses. On dit de sa puissance qu’elle est démesurée, qu’il est doué du "Spinning Bird Kick" de Chun-Li et du "Tiger Shot" de Sagat. Pourtant Sheng Long n’existe pas vraiment. Son nom n'est en fait qu'une erreur malencontreusement laissée sur papier. Du moins, au début.
De Shōryūken à Sheng Long
Notre histoire débute par une simple erreur de traduction. Comme à l'accoutumée, chaque combattant de Street Fighter II s’assortit de son lot d’expressions assassines lâchées lors de la défaite d'un adversaire. Dans la version originale, le ténébreux Ryu, visage star du titre, lance alors à certaines occasions : “Si tu ne surpasses pas le Shōryūken, tu ne peux pas vaincre” ; il fait ici mention de l’un de ses fameux coups spéciaux, une sorte d’uppercut aérien. Mais la phrase perd son sens une fois portée dans la version américaine sur arcade, laquelle hérite d'une traduction eronnée des kanji Shōryū en chinois pinyin. Les joueurs occidentaux obtiennent alors la phrase qui suit : “Tu dois vaincre Sheng long pour avoir une chance”. Naturellement, nombreux s’imaginent qu’il s’agit là du nom d’un mystérieux personnage qui n’attend qu’à être déniché dans les recoins secrets du jeu.

L’erreur, plus tard corrigée, amuse particulièrement les rédacteurs d'Electronic Gaming Monthly, un mensuel américain très friand de poissons d’avril. Chaque année, la revue se fend d'un canular dissimulé dans ses trucs et astuces. Une fois, ils font par exemple croire en la possibilité de débloquer Sonic et Tails dans Super Smash Bros. Melee. Dans un autre numéro, ils communiquent un faux code pour incarner Simon Belmont de Castlevania dans Teenage Mutant Ninja Turtles II : The Arcade Game. Et une autre fois encore, ils font courir la rumeur que Bungie travaille à la création d’une version LEGO de Halo. Pour chaque plaisanterie, il y a des lecteurs pour mordre à l'hameçon. Dans le numéro d’avril 1992, c'est au tour de Street Fighter II de faire l'objet d'une petite blague. Un article affirme qu'il est possible de faire apparaître l’énigmatique Sheng Long à la fin du jeu en réalisant une série d’étapes alambiquées dans la peau de Ryu.

Pour combattre Sheng Long, la mystérieuse légende de Street Fighter, vous devez utiliser Ryu pendant toute la partie. Vous ne devez pas être touché du début jusqu'au round final avec M. Bison. Une fois arrivé là, vous devez combattre avec M. Bison sans vous frapper pendant 10 rounds. Le dixième round est le round final, et après la dernière partie nulle, Sheng Long apparaît et jette M. Bison au loin ! Le chronomètre est maintenant à 99, vous êtes donc contraint à un combat à mort ! - EGM, 1992.
La naissance de Gouken et Gouki

Doucement, dans les locaux de Capcom, les idées fusent ; des créateurs s'attellent à façonner un nouveau protagoniste : Gouken, maître de Ryu et Ken. Pour retrouver ses premières traces, il faut s'exporter hors de la lignée canonique des jeux vidéo. Il est d'abord un personnage de l'adaptation manga de Street Fighter II (1993) par Masaomi Kanzaki. La même année, il apparaît affublé d'une barbe blanche dans la série de comics éditée par Malibu ; il y est victime de l'empoisonnement d'un clone de Ryu créé par M. Bison. En 1995 sort le jeu d’arcade Street Fighter : The Movie, adaptation du long-métrage Street Fighter : L'Ultime Combat, lequel est souvent cité en tant que nanar du cinéma américain. Ce dernier est porté par Jean-Claude Van Damme dans le rôle du Colonel William F. Guile, Kylie Minogue en Cammy et Raul Julia en Bison. En fin de run du jeu, le nom de Gouken est parfois évoqué, soit en tant que maître de Ken et Ryu, ou de frère d’Akuma, un boss secret apparu pour la première fois dans Super Street Fighter II Turbo en 1994.
Dans un numéro de 1997, et alors que l'attention est désormais portée sur Street Fighter III, EGM réitère. Un article clame “Akuma doit trembler, maintenant que son frère disparu, qu'il pensait avoir assassiné il y a des années, est de retour et prêt à ruminer”. Et d'ajouter : “Les joueurs japonais le connaissent sous le nom de Gouken, mais ici aux États-Unis, nous l'appelons Sheng Long”. Et cette fois, les journalistes lui dessinent un visage.

L'histoire de Gouken, alias Sheng Long donc, passerait en partie par celle d'Akuma. S'il n'en est pourtant pas un, le nom de ce dernier signifie “démon”. Au Japon, on le connaît plutôt sous le nom de "Gouki", qui se traduit par “grand esprit” ; les curiosités de la localisation, une fois encore. Lui et son frère ont grandi au fil des enseignements du vénérable maître Goutetsu, lequel leur inculqua notamment l’Ansatsuken. Cet art qui mêle des techniques de judo, de karaté et de kempo renferme une part sombre que Gouken refusera plus tard d’embrasser, contrairement à son frère. Et alors que Sheng Long s'émancipe pour ouvrir son propre dojo, Akuma poursuit son apprentissage vers des techniques plus obscures, puis finit par utiliser l’Ansatsuken contre son propre maître, persuadé d’en être le seul digne héritier. Goutetsu assassiné, Gouken est pris d’une immense colère qui mène à un duel dantesque entre nos deux personnages. EGM raconte que la bataille conduit à la disparition de Gouken, qui s'apprêterait alors à faire une arrivée fracassante dans le troisième volet vidéoludique. Ce ne fut pas le cas. Plus tard, le magazine dira que ce nouveau canular fut sufisamment convaincant pour que le personnel de Capcom of America appelle Capcom of Japan en quête d'une confirmation.
Street Fighter IV : La consécration de Sheng Long
Les années passent et Sheng Long gravite toujours dans l'esprit des joueurs. Nourri par les fabulations de journalistes et les histoires qu'en tirent les développeurs, le personnage est dès lors bien ancré dans le lore de la saga. En janvier 2008, dans les colonnes d'une interview accordée à Electronic Gaming Monthly, le producteur de Street Fighter IV, Yoshinori Ono, confie :
Disons simplement que les blagues que votre magazine a rapportées par le passé pourraient se retrouver dans le jeu en tant que fan service.
Le 1er avril, sur son blog, l'éditeur prend cette fois les devants ; il annonce noir sur blanc l'arrivée de Sheng Long dans le jeu. Quelques mois plus tard, une conférence du Tokyo Game Show lève le voile sur le nouveau combattant, qui empruntera plutôt le nom de Gouken. La légende devient une réalité. Ses traits sont largement inspirés des illustrations imaginées par EGM. On les décrit comme étant proches de Sarutahiko, le plus ancien patron des arts martiaux au Japon. Il représente la purification et le courage. Il est aussi le gardien de l'Amano-Uki-Hashi, le pont du ciel.
Quelques années plus tôt, on imaginait l'homme pourtant bien différent selon Alan Noon, employé chez Incredible Technologies et co-concepteur de Street Fighter : The Movie. En 2007, sur les forums de Shoryuken, il affirme que Capcom avait envisagé d'inclure le personnage dans son jeu. Selon ses dires, il devait arborer un look bien plus atypique :
Il portait un épais ruban noir sur les yeux. J'ai expliqué qu'Akuma avait attaqué Sheng Long pour tenter de le tuer et que, bien qu'il n'ait pas réussi à tuer Sheng, il avait réussi à lui arracher les yeux et à le rendre aveugle. Mais Sheng Long était tellement génial qu'il n'avait même pas besoin de ses yeux pour se battre.
Et puis on lui aurait imaginé un bras vert et écailleux. Ses doigts auraient fusionné pour former deux grandes griffes. Un rappel au fameux "Dragon Punch" de Ryu. Et d’ajouter que le personnage aurait même été entièrement numérisé avant de finir aux oubliettes, faute de temps. L'apparence finale de Sheng Long s'accorde finalement bien plus aux fantasmes entretenus par les fans depuis des dizaines d'années.
Vieux maître aux conseils avisés, Gouken brille par sa force de frappe et ses combos dévastateurs. À l'image de sa légende, la voie à suivre pour le débloquer dans la version arcade de Street Fighter IV demande rigueur et détermination. L'une de ses phrases de victoire résonnera chez de nombreux joueurs : "You must defeat me to stand a chance."