En 2008 naît Bloober Team, une petite équipe polonaise motivée par une volonté : devenir le spécialiste de l'horreur vidéoludique. De ses premiers essais à sa collaboration avec Konami, revenons sur l'histoire de ce studio plein d'ambitions.
Devenir le maître de l'horreur n'est pas chose aisée. De 2006 à aujourd'hui, l'histoire de Bloober Team s'est forgée au fil d'une suite d'obstacles, d'échecs et d'autant d'enseignements. De feu Sadness à The Medium en passant par Brawl, retraçons les périples d'un studio polonais qui tire les leçons du passé et dont les ambitions visent aujourd'hui une grande renommée.
Sadness, l’avant Bloober Team
Avant que Bloober Team ne soit Bloober Team, son noyau dur œuvrait sous la bannière “Nibris”. La petite équipe polonaise s’était invitée à l’E3 2006 pour partager au public le teaser de son tout premier projet : Sadness. Plutôt que de montrer des séquences du jeu, elle choisit d’afficher ses intentions en prises de vue réelles. Sur des plans monochromes cryptiques, une joueuse se sert de sa Wiimote comme d’une torche enflammée, d’une arme ou même d’un parapluie. À l’écran, elle incarne une femme qui s’efforce de progresser dans des couloirs lugubres. Un message s’affiche : “Chacun de nous l'a en soi, l'obscurité, qui nous conduit à la tristesse”. On apprendra plus tard que le titre suit la trace de Maria, une mère qui tente de protéger son fils dans une campagne ukrainienne habitée par des monstres en 1914. L’horreur promet d'être plus psychologique que violente. A l'approche de la Wii, l'engouement pour cette exclusivité singulière est réel. Mais la campagne promotionnelle s’arrête plus ou moins là, sans qu’aucune image de gameplay ne soit jamais montrée, au grand dam des fans. En 2010, on apprend finalement que Nibris fait faillite et que le projet Sadness est avorté.
Teaser de Sadness (2006)
"En fin de compte, nous avons réalisé que nous n'avions pas l'expérience nécessaire", raconte plus tard Piotr Babieno, président du studio, dans les colonnes de gamesindustry. L'ancien scénariste Adam Artur Antolski citera également des désaccords "artistiques" entre le personnel et leurs collaborateurs venus de Frontline Studios. Mais tout n'est pas perdu : En 2008, les têtes pensantes de Nibris reforment une nouvelle équipe estampillée Bloober Team. La nouvelle structure s’attelle sagement au développement de petits projets à la demande : “Nos investisseurs voulaient travailler sur quelque chose qui rapporterait de l'argent (...) Parfois, ces projets étaient réussis d'un point de vue financier, parfois non”. Basement Crawl fait notamment partie des ratés. Prévue pour représenter le line-up multijoueur de la PlayStation 4 à sa sortie, cette sorte de Bomberman un poil glauque à base de pièges explosifs hérite du score calamiteux de 27/100 sur Metacritic. “Le développeur Bloober Team a promis de régler certains des problèmes du jeu, mais en l'état actuel, Basement Crawl est une épave”, peut-on lire sur Polygon ; “Un clone de Bomberman mal exécuté qui est techniquement cassé dans presque tous les domaines”, écrit gamesradar. Pour le studio polonais, la réception du titre a servi de prise de conscience :
Nous voulons faire des projets dont nous sommes fiers, des histoires que nous voulons raconter. Nous sommes allés voir nos investisseurs et leur avons dit que c'était un tournant.
L’insuccès reste encore cité dans les écrits autobiographiques de la société qui précise s'être servi de l'idée de base de Basement Crawl pour l’introduire dans une production bien plus reconnue en février 2015 : Brawl : “Le jeu a reçu de bien meilleures critiques et a été offert gratuitement par la société à ceux qui ont acheté Basement Crawl”. Bloober Team apprend des échecs qu'il essuie au fil des années et finit par tenir la promesse d'un tournant avec la publication de Layers of Fear en 2016.
"Le Blumhouse de l'industrie du jeu vidéo"
Sur la page officielle de la Bloober Team, l'historique des jeux développés débute à 2016 ; aucune trace de Double Bloob, A-Men ou de Basement Crawl. La société fonctionne maintenant sur un credo : devenir "le Blumhouse du jeu vidéo" (GI, 2020), cette boîte de production américaine fondée par Jason Blum qui carbure aux blockbusters d'horreur entre Get Out, Insidious, ou encore Paranormal Activity.
L'horreur est sans doute le genre le plus immersif. Il fait appel à l'un des sentiments humains les plus primaires : la peur. Les gens n'aiment pas avoir peur, mais nous sommes construits de telle manière que nous avons besoin d'avoir peur de temps en temps - c'est ainsi que nous nous préparons au danger. Grâce à la peur, nous pouvons réagir plus rapidement ou rester plus calmes dans des situations stressantes futures. (Gamasutra, 2019)
En 2015, l'équipe Bloober s'agrandit suite au recrutement d'une flopée de vétérans issus de CD Projekt Red, Techland ou CI Games. Forte d'expériences ratées et de nouveaux talents, elle propose Layers of Fear, premier représentant d'un catalogue refait à neuf et axé sur l'horreur psychologique : "Nous voulons créer des jeux qui soient plus personnels pour le joueur et qui lui permettent d'apprendre quelque chose de plus sur lui-même" (Gamasutra, 2019). Dans un huis clos délibérément inspiré de P.T., la démo mythique du Silent Hills annulé de Konami et Hideo Kojima, nous incarnons un peintre déambulant dans les couloirs animés de son manoir. Le protagoniste doit achever son œuvre maîtresse dans des décors changeants et une ambiance pesante. Ici, pas de gore, ni de monstre assoifé de sang à votre poursuite : l'angoisse, le malaise et la terreur se vivent dans l'atmosphère claustrophobe des lieux, imprévisibles et capables de vaciller à chaque instant. "En fait, lorsque nous avons décidé de nous consacrer entièrement à la création de jeux d'horreur psychologique, nous avons créé un sous-genre que nous appelons l'horreur cachée", raconte le producteur Rafal Basaj chez Gamasutra. D’après lui, “l’horreur cachée” repose sur deux nécessités : d’abord un sujet, traduit dans le jeu par “la lutte du personnage entre une carrière réussie et une vie de famille heureuse”, à laquelle les joueurs peuvent facilement s'identifier. Et puis l’enjeu est ensuite de créer une sorte de Catharsis 2.0 ; un postulat sur lequel reposeront la plupart de leurs projets :
Nous voulons que les joueurs ne soient pas seulement soulagés du sentiment d'effroi, mais qu'ils s'arrêtent une seconde pour réfléchir aux choix qu'ils font, à la façon dont ils se comporteraient dans des situations réelles face à de telles prédictions ; qu'est-ce que leur choix leur révèle sur leur propre personnalité ?
Layers of Fear
Sur Metacritic, Layers of Fear hérite du score très correct de 72/100. La narration comme l'atmosphère divisent certains critiques, mais le succès est largement suffisant pour constituer une adaptation VR du titre ainsi qu'un second volet, sobrement baptisé Layers of Fear 2. Cette fois, nous incarnons un acteur qui s'éveille dans un immense paquebot servant de lieu de tournage. La réalisation est toujours aussi torturée et originale ; on reprochera au jeu comme à son prédécesseur son côté train fantôme qui ne vous poussera toujours qu'à subir et à avancer.
L'autre tournant The Medium
On reconnaîtra également la patte Bloober Team dans Observer. Publiée en 2017, l'histoire est celle d'un certain Daniel Lazarski, neuro-enquêteur de talent incarné par le regretté acteur néerlandais Rutger Hauer (Blade Runner, Batman Begins, Les Rescapés de Sobibor). Ainsi le studio parvient désormais à solliciter les talents du cinéma. Le protagoniste évolue dans les décors d'un Cracovie cyberpunk de 2084, où il doit pirater l'esprit des criminels et de leurs victimes pour résoudre des affaires sordides. La conception du jeu débute lors de la finalisation de Layers of Fear. Une trentaine d'employés constituent dès lors l'équipe de développement. Le titre récolte le score de 78/100 sur Metacritic. On salue l'ambiance malsaine des lieux explorés et le génie de la mise en scène jugée digne d'un Layers of Fear. Observer hérite même d'une version next-gen fin 2020 avec des textures 4K, un rendu à 60 images par seconde et une poignée de quêtes supplémentaires.
Avec Blair Witch, les développeurs s'essayent ensuite à l'adaptation de franchises cinématographiques. Le projet s'accorde finalement plutôt bien avec l'ambition du studio d'être comparé aux maîtres de Blumhouse. Basé sur le lore des films, le titre plante son cadre dans la forêt de Black Hills, qui rappellera à certains la ville du second épisode de Silent Hill. Aux côtés d'un ex-flic accompagné de son fidèle berger allemand, nous nous lançons à la recherche d'un garçon disparu. Les Polonais s'accordent ici à offrir un terrain d'actions plus vaste qu'à l'accoutumée. Enquête, énigmes, poursuite et sursauts se mêlent au programme concocté en collaboration avec Lionsgate en 2019. La réception est mitigée, le jeu essuyant un score de 69/100 sur Metacritic. Dans nos colonnes, nous apprécions sa progression variée et ses ambiances visuelles. On déplore en revanche une tension qui peine à s'installer ainsi qu'une histoire trop convenue. C'est finalement The Medium, sorti cette année, qui sera présenté comme l'étendard d'un renouveau. Piotr Babieno, CEO de Bloober Team, affirme en effet que 2021 marquera un deuxième tournant pour son équipe.
Nous aimerions raconter nos histoires davantage avec de l'action. C'est pourquoi nos futurs projets seront davantage axés sur la perspective à la troisième personne, comme The Medium. Nous aurons des mécaniques de jeu beaucoup plus avancées.
The Medium constitue à ce jour la production la plus ambitieuse de Bloober Team. Nous y incarnons Marianne, une médium à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des esprits. D’après le CEO Peter Babieno, l’idée de faire évoluer un personnage à travers deux mondes distincts remonte à 2012 ; La mécanique - qui a d'ailleurs été brevetée - se montrait trop ambitieuse pour les anciennes consoles, mais s'est avérée idéale pour souligner la puissance des Xbox Series. Cela fait donc bien longtemps que le studio envisageait le jeu. Le concepteur Wojciech Piejko le décrit comme "une lettre d'amour à Silent Hill". Et d'ailleurs, Akira Yamaoka, compositeur de la saga de Konami, signe en partie l'OST. Au cours de son périple, la protagoniste fera la rencontre d'une jeune fille nommée "Sadness" : un autre clin d'œil au passé. La mise en scène séduit une fois de plus, l'exploitation des pouvoirs de l'héroïne est généralement citée parmi les points forts, mais l'aventure s'avère pour beaucoup bien trop linéaire. Sur Metacritic, celle-ci hérite tout de même du score très satisfaisant de 75/100. Cette exclusivité (temporaire) PC et Xbox Series X / S sortie le 28 janvier - et accessible aux plus de 18 millions d'abonnés du Xbox Game Pass - a été rentabilisée en un jour seulement.
The Medium : Bienvenue à l'hôtel Niwa
Des projets plein la tête
Pour le futur, Bloober Team a une ambition particulière : créer "des jeux AA avancés avec une qualité de graphisme et d'animation AAA". Une volonté exprimée dans les colonnes de GamesIndustry début 2021, à laquelle s'ajoutait un teasing plutôt excitant : "En fait, nous travaillons depuis plus d'un an sur un autre projet de jeu, une autre IP d'horreur, et nous le faisons avec un éditeur de jeux très célèbre. Je ne peux pas vous dire qui". Cet éditeur, nous savons désormais qu'il s'agit de Konami. Les deux parties ont récemment officialisé leur collaboration dans deux communiqués destinés à la presse. Le partenariat s'annonce plutôt vaste : Avec d'autres acteurs du jeu vidéo, Konami et Bloober Team plancheront ensemble sur des franchises existantes comme inédites. Piotr Babieno y voit - à juste titre - une étape historique pour son équipe :
C’est pour moi un jour historique et le point culminant de plusieurs années de travail. Le fait qu’une entreprise renommée telle que KONAMI ait décidé de coopérer stratégiquement avec Bloober Team signifie que nous faisons également partie des leaders du jeu vidéo, et que nous sommes devenus un partenaire égal pour les principaux acteurs du marché. - Communiqué de presse.
Évidemment, l'annonce a mis de l’huile sur le feu des rumeurs d’un potentiel Silent Hill, licence adulée et regrettée de Konami. Mais les spéculations se complexifient dès lors qu'un autre studio est soupçonné de travailler dessus : Blue Box Game Studios. En avril 2021, cette petite équipe inconnue au bataillon montrait le teaser d'Abandoned, un survival-horror photoréaliste exclusif à la PS5. Quelques semaines plus tard, on suspecte le studio d'être en réalité une société-écran de Kojima Productions. Après tout, P.T., la démo de Silent Hills dont le créateur japonais était à la charge, avait été annoncé via un faux nom de développeur. Et si le principal intéressé dément tout lien avec Hideo Kojima, il s'adonne tout de même à un étrange teasing en tweetant cette récente devinette : "Devinez le titre : Abandoned = (première lettre S, dernière lettre L)". Quoiqu'il en soit, le voile de ce mystère pourrait être levé d'ici le 10 août prochain, date à laquelle Abandoned se dévoilera au travers de bandes-annonces diffusées sur une application dédiée.
Du côté de Bloober Team, des financements sont repérés sur le site de la Commission européenne pour trois projets aux noms de code suivants : H2O, Dum Spiro et Black. La tension monte, mais retombe très vite : les Polonais confient quelques heures plus tard que H2O n'était que le pseudo de Layers of Fear 2. Dum Spiro et Black font quant à eux référence à deux projets à l'arrêt : l'un était un jeu d'horreur prenant pour cadre un ghetto juif durant la Seconde Guerre mondiale, l'autre un FPS mêlant terres médiévales et extraterrestres. Mais le studio ne chôme pas pour autant, et nous promet deux productions à venir :
Chez Bloober Team, nous avons deux projets internes actifs, l'un en phase de production et l'autre en phase de pré-production. Les deux vont être de plus grande envergure que The Medium, cependant, aucun d'entre eux n'est basé sur les thèmes ou les prémisses qui ont circulé en ligne ces derniers jours. - Tomasz Gawlikowski, directeur général de Bloober Team
Accompagnés d'un partenaire de taille, les Polonais de Bloober Team redoublent d'ambition pour peut-être enfin produire le jeu qui comblera presque unanimement joueurs comme critiques. Et leur soif de reconnaissance est également soulignée par leur récente prise de position ; En juin 2020, l'équipe indiquait être en discussion avec six entreprises au sujet d'un éventuel rachat. Mais l'idée s'avère finalement "incompatible avec la culture de l'organisation, et limiterait considérablement la croissance potentielle de la valeur de l'entreprise dans les années à venir", peut-on lire dans un communiqué daté de mars 2021. À la place, le spécialiste de l'horreur envisage plutôt une stratégie inverse : faire ses propres investissements dans d'autres entreprises de manière à "accroître ses capacités de production". En d'autres mots, il compte bien faire le nécessaire pour offrir à sa marque la renommée qu'il lui souhaite depuis tant d'années.