
Le sujet star du dernier trimestre d’une année 2020 tumultueuse n’était autre que la pénurie des nouvelles consoles de jeux. Les passionnés ont dû suivre divers comptes Twitter afin d’être prévenus dans la minute de l’arrivée d’une PlayStation 5 ou d’une Xbox Series X sur les étals virtuels. Les autres se sont retrouvés bredouilles pour les fêtes. Cette situation qui perdure a provoqué beaucoup de frustration, et par voie de conséquence, de colère. Les joueurs cherchent désormais des coupables et mettent aussi bien la tête de leur revendeur que celle des constructeurs au bout d’une pique. Après tout, en tapant sur les deux extrémités de la chaîne logistique, il y a des chances de blâmer le véritable fautif ! Alors que les prix continuent de flamber sur les sites de seconde main, nous tentons de mettre le doigt sur les grains de sable qui déstabilisent toute la chaîne logistique.
En ces temps de confinement où le jeu vidéo pulvérise des records, les consoles dernier cri valent de l’or. Littéralement. Sur des plateformes telles que LeBonCoin ou eBay, le prix oscille autour des 1000 euros, soit la valeur d’un lingot de 20 grammes à 24 carats. À l’instar des bijouteries de luxe, les entrepôts qui détiennent les nouveaux hardware se font braquer à main armée. La marchandise est tellement recherchée que des gangs n’hésitent pas à fomenter des plans dignes de productions hollywoodiennes pour dérober des consoles chargées dans des camions de livraison. La haute technologie a également été mise à contribution dans cette course effreinée à la meilleure arnaque, avec l’arrivée de robots-acheteurs programmés par des petits malins pour commander dès leur mise en ligne des consoles fraîchement débarquées. Machines qui sont ensuite revendues le double de leur prix au marché noir. Les faits divers de cet acabit furent nombreux : l’année 2020 n’a décidément pas déçu. L’air chaud expulsé dans nos masques nous aurait-il définitivement rendu marteau ? En réalité, les manigances de ce genre existent depuis des décennies. Nous nous rappelons des braquages lors de la sortie de la PlayStation 4, et constaté la flambée des prix de la PlayStation 2 durant son lancement français dès le mois de novembre 2000. Le point commun de toutes ces affaires qui agrémentent les rubriques faits divers des quotidiens généralistes et sites spécialisés ? Le problème d’approvisionnement en consoles de jeux dont souffrent les boutiques. Encore et toujours. Une épine sous le pied des géants que certains observateurs ont pris pour un ressort : “et si les fabricants élaboraient eux-mêmes ce manque forcé” entend-on dans la foule.
Une pénurie organisée par les grandes marques ?

Compte tenu de la croyance populaire, il est aisé de s’imaginer que la pénurie des nouvelles consoles serait en fait organisée directement par les constructeurs. L’origine de cette intime conviction partagée par beaucoup est née durant la sortie mouvementée de la PlayStation 2, au crépuscule du deuxième millénaire. En effet, que ce soit au Japon, aux États-Unis ou en Europe, le hardware de Sony connut un démarrage rocambolesque. Au sein des trois principaux territoires du marché du jeu vidéo, le groupe japonais organisa des précommandes d’abord réservées aux possesseurs de la première PlayStation, puis étendues à un public plus large. Cette manière de procéder sera d’ailleurs réutilisée vingt ans plus tard avec les réservations initiales de la PlayStation 5. Sur le million de PS2 prévu au pays de l’Oncle Sam, ce sont finalement 500 000 unités qui furent mises en vente. En France, entre 70 000 et 100 000 machines étaient distribuées pour le lancement, dont 50 000 réservées uniquement aux consommateurs ayant réussi à en précommander. Résultat ? Lors de la soirée de lancement du 23 novembre 2000 organisée au Virgin Megastore des Champs-Elysées, c’était le chaos. “Un mouvement de folie collective où l'humanité se révèle sous son jour le plus primitif” écrivait le site Overgame.com, fermé depuis. “Opération émeute réussie” titrait Libération, rappelant que le triste événement avait fait cinq blessés légers. Les PlayStation 2 s’arrachaient, se revendaient à prix d’or, et les fans jouaient des coudes pour en dégoter. 70 000 autres unités arriveront dans l’hexagone avant les fêtes, cette année-là. Sony évoqua des problèmes d’approvisionnement de certains composants cruciaux, empêchant le groupe de produire le nombre de systèmes espéré. Une défense jugée maladroite par de nombreux analystes qui n’hésitèrent pas à insuffler l'idée d’une pénurie organisée par un constructeur en manque de "buzz", obnubilé par l'effet de manque.
Le lancement chaotique de la PS2 à Paris (crédit photo : Play-France).



Ce concept marketing redoutable, qui vise à amplifier l’attente autour d’un produit ainsi que son image de marque via la menace de quantités extrêmement limitées, l’entreprise Sony est soupçonnée d’en abuser par une partie de la presse. Le quotidien belge Le Soir accuse le groupe de mettre en place une “pénurie organisée”, ou tout du moins “savamment dosée”. Une éventualité qui trouva rapidement écho dans les forums de la toile. “On nous accuse d'organiser la pénurie, c'est idiot !” s’insurgeait Grégory Delfosse, attaché de presse chez Sony, dans les lignes du Parisien. “On préférerait évidemment vendre un maximum de PS2 dans cette période d'avant Noël qui concentre 70 % des ventes annuelles” ajoutait-il. Il s’agit d’une logique implacable : un constructeur a plus à perdre qu’à gagner en empêchant de vendre un produit très recherché, surtout pendant les fêtes de fin d’année au sein d’un milieu où la concurrence est féroce. Comme le rappellait Actionco.fr dans un article dédié au marketing de la rareté, organiser une pénurie comporte un risque énorme, celui de pousser le client insatisfait à se procurer un produit concurrent.
Nathalie Dacquin, directrice marketing de Sony Interactive, reconnaissait que l’indisponibilité du produit rendait la PS2 “trendy”, à la mode, mais qu’il s’agissait d’une conséquence indépendante de la volonté du groupe. “La console a généré une attente et un buzz formidables. La pénurie n’était pas prévue, mais il est normal pour une marque de s’en servir afin d’en faire un produit hype. Même constat pour la Switch, la pénurie a donné envie à de nouveaux acheteurs de se la procurer” nous explique Thomas Grellier, cofondateur de l’EMIC, directeur du programme MBA Marketing du Jeu Vidéo, contacté le 17 décembre 2020. Il ajoute : “Certains éléments d’analyse des journalistes de l’époque n’étaient pas faux, mais il faut comprendre que le monde du jeu vidéo en 2002 n’a rien à voir avec celui de 2020. En termes de structuration, d’organisation, de quantité et de qualité des équipes. Le lancement de la PS2 à l’époque est orchestré par une escouade d’aventuriers sur un marché qui n’est pas mature”. Dans l’affaire du lancement confus de la deuxième PlayStation, un élément concret va considérablement à l’encontre de la thèse de la pénurie organisée : le constructeur a diminué l’approvisionnement de sa machine star sur ses terres natales afin de répondre à la demande occidentale grandissante. En résulte une chute vertigineuse des ventes au pays du soleil levant en seulement trois mois. À l’avenir, Sony produira toujours plus de consoles pour assurer ses lancements.
Les joueurs s'essayent à la PS2 (crédit photo : Play-France).


La PlayStation 5 est fabriquée en plus grande quantité qu’une PlayStation 4 elle-même produite en plus d’exemplaires que la PlayStation 3. Bien que les éléments cités démystifient la thèse d’une pénurie sciemment mise en place par les constructeurs, les préjugés ont la peau dure. La faute aux grandes marques qui semblent au premier abord se faire surprendre à chaque sortie d’un nouveau hardware. Durant ces huit dernières années, la Xbox One, la PlayStation 4, la Nintendo Switch, les Xbox Series X|S et la PlayStation 5 ont toutes connu des stocks épuisés à leur arrivée sur le marché. “Nous ne savons pas si les entreprises ou les détaillants ont anticipé des situations comme celles qui se sont produites récemment, ou s'ils ont tous été aussi sincèrement surpris qu'ils l’assurent dans leurs messages d’excuse” s’interroge Nick Statt chez The Verge le 19 novembre 2020. “Il est difficile de croire une mégacorporation quand elle dit qu'elle est sincèrement désolée que vous ayez eu du mal à lui donner de l'argent en échange de son produit” assène-t-il. Plutôt que d’organiser la rupture comme il est commun de le penser, les constructeurs ne font-ils pas tout simplement face aux mêmes problèmes, quelle que soit la génération ? “Les grosses marques du jeu vidéo gagnent de l’argent non pas en vendant les consoles, mais en vendant des jeux et des services. Ils auraient donc peu d’intérêt à créer une pénurie, quand bien même cela engendrerait un buzz au cours des premières semaines” renchérit Rémy Le Moigne, Managing Director chez Gate C, auteur de l’ouvrage Supply Chain Management publié aux éditions Dunod, contacté le 14 décembre 2020. “Il me semble que l’écart entre l’offre et la demande est tellement élevé qu’il ne peut pas être volontaire. Il y a par contre quelques secteurs qui ont organisé des pénuries, comme celui du luxe. Certaines montres très haut de gamme sont produites en très faible quantité, ce qui maintient un prix élevé. Mais la fabrication est artisanale, ce qui n’est pas le cas avec les consoles de jeux” conclut-il.



Une chaîne logistique en perpétuelle évolution

Dans les mois qui ont suivi le lancement de la Nintendo Switch, Daniel Ahmad (Senior Analyst chez Niko Partners) confirmait que la petite hybride allait encore connaître des périodes d’indisponibilité à cause de problèmes d’approvisionnement de certains composants. Oui, il s’agit du même problème officiellement rencontré par Sony au début de vie de la PlayStation 2, presque 17 années auparavant. D’après Bloomberg, le vice-président exécutif et directeur financier de Sony, Hiroki Totoki, déclarait en octobre 2020 que le groupe rencontrait des problèmes pour répondre à la demande et que les contraintes pourraient persister. Et si finalement, les géants du jeu vidéo se heurtaient toujours aux mêmes murs logistiques ? “La pénurie peut s’expliquer de plusieurs façons. La difficulté qu’il y a dans le business du jeu, c’est que la chaîne n’est pas flexible” déclare Rémy Le Moigne. “Si vous passez de 5 millions à 10 millions en termes de demande, votre chaîne logistique n’est pas assez réactive pour y répondre dans de brefs délais” note-t-il.
Pour rester compétitives, les entreprises doivent régulièrement faire évoluer leur chaîne logistique. Elles sont alors amenées à modifier les flux de produits entre les sites, les fournisseurs et les clients. D’anciens collaborateurs peuvent être mis de côté à cause de leur incapacité à répondre à une nouvelle politique environnementale, politique interdisant par exemple l'utilisation de certaines matières premières. Ces dernières années, l’éco-conception a fait des émules chez des consoliers qui promettent de réduire leur impact environnemental dans la manière dont les machines sont construites, emballées puis distribuées. Sony comme Microsoft ont d’ailleurs rejoint l’initiative “Playing for the Planet” mise en place par les Nations Unies, avec pour objectif de rendre le monde du jeu vidéo moins polluant.

Ces optimisations et ces évolutions des pratiques empêchent les géants de se reposer sur leurs acquis : chaque lancement de console est une nouvelle aventure logistique qui doit répondre à de multiples problématiques. La première est d’estimer le plus précisément possible le nombre de consoles à produire pour répondre au mieux à la demande, par l’intermédiaire de prévisions chiffrées. “Faire des prévisions de vente demeure compliqué. Un grand nombre de paramètres doit être pris en compte, ainsi que le positionnement de la concurrence. Avec les nouvelles technologies comme le machine learning, les géants améliorent néanmoins leur précision” reconnaît Rémy Le Moigne. Cela n’a pas empêché Nvidia de sous-estimer l’intérêt provoqué par sa RTX 3080. La société a depuis à reconnu publiquement qu’elle ne s’était pas suffisamment bien préparée. “Tous les constructeurs de consoles ont pleinement conscience de la demande qui va s’opérer au moment du lancement de leur hardware” répond Thomas Grellier. “Ils le savent précisément grâce à leurs outils internes, à leurs historiques de ventes sur les précédentes générations, et aux remontées des distributeurs” confirme-t-il. Il y aurait un ajustement permanent des prévisions qui serait fait entre le fournisseur (Sony, Microsoft, Nintendo) et le client (l’enseigne de distribution). “Le constructeur sait exactement à quoi il s’attend pour la période de son lancement. C’est un sujet du quotidien des équipes commerciales, de la chaîne logistique et du trade marketing qui travaillent de concert pour arriver à un chiffre précis” confie-t-il. Le co-fondateur de l’EMIC conclut : “À l’époque de la PlayStation 2 dans les années 2000, c’était évidemment organisé et structuré, mais il y avait des grains de sable dans les rouages. Il est probable que les équipes aient été dépassées, dans le sens où la demande a pu être mal calibrée. Mais aujourd’hui, c’est impossible, la data est bien trop précise, qu’elle soit big ou non”.


Les pièges de la production de masse

Dans une usine, la gestion des flux est logiquement déterminée par la stratégie de production. Les grands du jeu vidéo passent commande auprès de différents fournisseurs sélectionnés grâce à des appels d'offres afin de se procurer les composants nécessaires. Il s'agit généralement de quantités importantes et relativement prévisibles. Pour rappel, d’après Digitimes et Usine-Digitale, la production de la Xbox One aurait débuté en mai 2013 pour une sortie six mois plus tard, en novembre 2013. Assemblée dans les ateliers de Foxconn, ses composants auraient été fournis par de nombreuses firmes asiatiques telles que Lite-One Technology, Delta Electronics, Asia Optical ou encore Jentech Precision Industrial. La consolidation des volumes d'achat de différents sites ou filiales permet d'augmenter les volumes d'achat auprès d'un fournisseur, et donc le pouvoir de négociation.
Cependant, il existe des éléments dont le coût est relativement faible par rapport au coût du produit fini mais dont l'approvisionnement est critique pour l'entreprise. La source d'approvisionnement est généralement unique et le rapport de force est à l'avantage du fournisseur. “Quand tout le monde demande le même CPU/GPU au même prestataire, puisqu’il n’y a que deux fabricants aujourd’hui qui équipent toutes les consoles de Sony, Microsoft et Nintendo, des problèmes se posent car il faut livrer une quantité hallucinante de puces” acquiesce Thomas Grellier. “Il y a certains composants à bas coût qui sont très industrialisés, et qui ne posent pas de problème, mais il y a aussi des éléments critiques. Les fabricants de console demandent des prix d’achat très bas, et quand il y a une forte demande, ils ne sont pas forcément les premiers servis” signale Rémy Le Moigne. Nos confrères de TomsGuide pointent du doigt les difficultés que rencontrent les constructeurs à se procurer du substrat ABF, un film isolant utilisé dans la fabrication de processeurs. L’article précise que la pénurie des galettes de silicium de 8 pouces et les difficultés à se procurer de la GDDR6 entravent également les efforts des fabricants. Les problèmes d’approvisionnement en semi-conducteurs, composants électroniques qui font circuler les informations dans un système, sont également mis en cause. Utilisés dans de nombreuses industries, dont celle de l’automobile, les semi-conducteurs ont été particulièrement demandés en période de Covid-19. Quoi de plus normal ? Ils sont indispensables aux équipements qui nous servent à la fois à travailler et à nous divertir. Face à une demande exponentielle (serveurs Cloud, périphériques mobiles, PC, etc.), la chaîne de production arrive à saturation. Comme le précise Frédéric Filloux dans les lignes de l’Express : “les deux plus grands producteurs de puces sont le taïwanais TSMC et le coréen Samsung, avec respectivement une part de marché de 54% et 17%”. (...) Un seul s'en sort bien : Tesla. (...) Il a développé une relation directe avec TSMC (...) et le sert en conséquence”. Le comble, c'est que malgré sa seconde place mondiale de producteur de semi-conducteurs, Samsung se retrouve dans l'obligation de repousser la production de certains de ses produits.



Les consoles de jeux sont produites en masse, c'est-à-dire qu’elles sont conçues pour répondre à des prévisions de ventes, avec des ajustements périodiques. Théoriquement, une capacité de production peut être augmentée en mettant en place une nouvelle ligne de fabrication, en augmentant les équipes de production ou encore en confiant une partie de la fabrication à des sous-traitants. Dans les faits, cela est très coûteux à mettre en place et n’empêche pas le manque de stocks d’éléments clés. “C’est pour cela que les prévisions sont importantes, car le fournisseur peut décider d’ouvrir une nouvelle ligne de fabrication ou chercher un nouveau site de production en fonction du nombre de machines attendues” rétorque Rémy Le Moigne. Les chaînes logistiques se situent principalement en Asie pour la simple et bonne raison que les coûts y sont bas malgré une bonne expertise des processus de fabrication. Si l’on ajoute à cela le fait que la RAM possède un cours qui fluctue et que des événements climatiques peuvent bouleverser les plannings, comme cela s’est produit en 2011 avec des inondations en Thaïlande touchant de plein fouet les usines de Sony, l’équation est rapidement compliquée à résoudre.
Si votre usine principale qui fournit 30 % d’un composant est à l’arrêt, vous rencontrez un problème pour produire 30 % de consoles originellement prévues. Et cela bouleverse les prévisions. Ce qui est certain, c’est que le problème de la pénurie de composants est réel. Il s’explique par des raisons exogènes, non endémiques, qui ne sont pas relatives au jeu vidéo. C’est un secret de polichinel, quand vous faites appel à Foxconn par exemple, il faut savoir que l’assembleur est sollicité par tous les grands créateurs de hardware tels que Samsung, Apple, Sony ou LG. Quand vous êtes celui qui va assembler la machine, vous avez plusieurs clients qui viennent vous voir et qui vous disent “va falloir fabriquer ma console”, “va falloir fabriquer mon téléviseur OLED 4K”, “va falloir assembler mon smartphone”. Et à partir de là, vous arrivez à un embouteillage dans les chaînes de production. C’est un cas symptomatique. Vous avez des usines ultra performantes, des dizaines de milliers de salariés, et de grandes marques qui arrivent pour que soient conçues quasiment au même moment différentes machines. Il faut faire des choix. Thomas Grellier, cofondateur de l’EMIC, directeur du programme MBA Marketing du Jeu Vidéo.
Sony dispose d'une usine située à Kisarazu au Japon (crédit photo : Kento Awash)


Bien que Phil Spencer, vice-président exécutif du gaming chez Microsoft, reconnaisse l’importance de lancer le plus tôt possible la production des consoles pour remporter rapidement des parts de marché grâce à une mise en vente anticipée, il a préféré attendre les dernières technologies d’AMD pour ses nouvelles Xbox. Un choix qui a accentué la pénurie de Xbox Series X|S lors de la période de lancement. Selon Daniel Ahmad, ce retard aurait permis à la PlayStation 5 de devancer ses rivales baptisées Series X|S d’un million d’unités. “J’estime qu’il aurait fallu livrer entre 700 000 et 800 000 PlayStation 5 en France pour satisfaire les acheteurs. Il n’y en aurait eu que 115 000 au day one et 220 000 jusqu’à la fin de l’année 2020” explique Thomas Grellier. Il ajoute : “Si on extrapole au niveau mondial, ça veut dire qu’il aurait fallu entre 8 et 10 millions de PS5. C’est impossible pour un constructeur de produire autant de machines, car cela voudrait dire commencer la production plus tôt alors qu’il faut caler les machines, cadrer les robots et vérifier que le taux de rebut n’est pas trop élevé”. Produire une console est une course à l’optimisation, et tous les géants du jeu souhaitent éviter d’entreposer plus que de raison.

Le stock de la discorde

Nous avons vu que l’indisponibilité des consoles de jeux au moment de leurs sorties pouvait s’expliquer à la fois par une pénurie de certains composants produits par un nombre trop restreint de sociétés, par une demande trop forte ou encore par un manque de flexibilité des usines. Mais il y a une autre donnée qu’il ne faut pas ignorer pour comprendre certaines décisions : les constructeurs détestent avoir du stock. Il est habituel de s’imaginer la chaîne logistique comme une usine qui assemble des consoles avant de les expédier dans un grand entrepôt d’où les camions partent pour livrer les boutiques. Une plate-forme centrale de distribution permet effectivement de livrer tous les clients d’un territoire à partir d'un site unique. Cela permet de réduire les niveaux de stock et d'améliorer le taux de remplissage des véhicules qui réalisent les livraisons. Plus il y a d’entrepôts, plus le coût du transport aval sera faible mais plus le coût du transport amont et du stock sera élevé. Et avoir du stock qui stagne met le constructeur dans une position inconfortable.
Les géants n’ont aucune envie de se retrouver avec des millions de puces sur les bras, puces qui ont une durée de vie assez faible, la technologie évoluant sans cesse. “Les prix diffèrent en fonction du type d’objet à entreposer. Avoir des produits immobilisés de grande valeur est une crainte pour les grands groupes” juge Rémy Le Moigne. “Tout ce qui est stocké, acheté assez cher mais reste invendu, c’est de la trésorerie dépensée qui ne connaît aucun retour sur investissement” indique-t-il. Comme le souligne Laurent Comby du site Sega Dreamcast Info dans son article dédié à SEGA et à la logistique, l’ancien constructeur japonais aurait employé “le principe de JIT (just in time) qui consiste à éviter la manutention de stockage en faisant partir la marchandise dès qu’elle arrive à destination vers les différents pays”. Pour Sony, Microsoft et Nintendo, produire en flux tendu permet d’éviter quelques sueurs froides, quand bien même la menace de ne pas vendre suffisamment au lancement serait faible. “Aujourd’hui, des logisticiens capables de gérer un produit de cette taille et de ce poids sont très rares” concède Thomas Grellier.
L’acheminement pendant la crise sanitaire, facteur aggravant ?

Les interruptions de production et de logistique pendant la pandémie ont forcément changé les plans des fabricants. D’autant plus que pour ces lancements affectés par le coronavirus, Sony comme Microsoft ont vu les choses en grand. La société japonaise a doublé le nombre de pays où la PS5 s’est rendue disponible par rapport à la PlayStation 4, tandis que la firme de Redmond a lancé ses Xbox Series sur 37 marchés, presque trois fois plus que ce qui fut organisé pour le lancement de la Xbox One. La crise sanitaire a surtout fait évoluer certains tarifs, à l’image de ceux des transports qui ont augmenté pendant la crise. TomsGuide révèle que le prix du container maritime est passé de 2 000 dollars à plus de 11 000 dollars fin décembre 2020. “Nos Xbox Series X|S partent de l’usine vers notre entrepôt Xbox situé en Europe. Elles sont ensuite distribuées par bateau, train ou camion en fonction des destinations, vers les entrepôts des différents distributeurs locaux” confie Marc Issaly, Xbox Platform Lead chez Xbox France, contacté le 8 décembre 2020. “Durant cette période, nous appliquons des mesures sanitaires renforcées durant les trajets” relate-t-il. “Les camions acheminent la marchandise vers les entrepôts des distributeurs. Ces transports qui se font beaucoup par la route sont généralement à bas coût, à faible marge, et avec des délais assez courts” déclare Rémy Le Moigne. L’acheminement par voie routière a forcément été impacté par la Covid-19, principalement à cause des périodes de confinement. Ti & Upply note une augmentation du prix des transports en Europe au fil des trimestres de l'année 2020, sans que ces derniers n'atteignent les valeurs de l'année précédente. Le groupe précise néanmoins que les tarifs varient en fonction des territoires, et qu'un forte volatilité est constatée en cette période de crise. Dans cette course à la livraison aux boutiques, Sony aurait utilisé le transport aérien pour accélérer la livraison de sa PlayStation 5 aux États-Unis, le marché le plus important du jeu vidéo en 2019.
Au bout de la chaîne, les distributeurs négocient

Avant que vous puissiez mettre vos mains sur une DualSense ou un pad Xbox Series X|S, le parcours est long et semé d’embûches. Il faut tout d’abord que le constructeur ait prévu un nombre conséquent de consoles pour votre territoire. “Chez Xbox, c’est une négociation entre Seattle et chaque pays pour coller au mieux aux besoins de chacun de ces pays. Cela est décidé plusieurs mois avant le lancement, en fonction des marchés et selon plusieurs critères internes. Nous espérons toujours en avoir le plus possible, mais il faut en laisser à tout le monde” indique Marc Issaly. Mais avant que les machines puissent être achetées dans les magasins, leur prix d’achat doit être négocié. Les accords de collaboration et les plans commerciaux entre les fabricants et les distributeurs demeurent extrêmement confidentiels. “Les conditions commerciales d’une enseigne signées avec un fabricant, c’est le sujet le plus secret de l’industrie. Monsieur Auchan voudrait mais ne saura jamais combien monsieur FNAC a négocié son prix d’achat des consoles” illustre Thomas Grellier. Il continue : “Micromania adorerait savoir combien Amazon paye ses consoles, et quand je dis “paye”, c’est à la fois le prix tarif, ce que l’on appelle les remises de fin d’année, les négociations sur volume et les budgets de co-marketing. Cela est compris dans ce que l’on appelle les conditions commerciales, conditions qui sont revues tous les ans dans un contrat-cadre fait enseigne par enseigne”. Un point de vue partagé par Rémy Le Moigne : “Il y a plusieurs modèles qui sont possibles. Le premier est de livrer au prorata de tous les revendeurs. Le second est de choisir les clients les plus importants ou qui payent le mieux. Rien n’empêche les négociations de la sorte” nous explique le Managing Director.

Les distributeurs sont extrêmement vigilants sur le prix d’achat, et en particulier celui dont bénéficie la concurrence. “Vous imaginez bien que si Carrefour apprend qu’Amazon achète ses PlayStation 5 40 euros moins cher, Carrefour prend son téléphone et va demander des explications à la directrice commerciale de PlayStation, tout en la menaçant de ne pas distribuer de futurs bundles, jeux ou accessoires. Et tout le monde serait perdant” analyse Thomas Grellier. “C’est comme quand Coca Cola se fâche avec Leclerc et qu’il n’y a plus de Coca pendant un mois dans la grande surface. Les deux groupes sont perdants. Après, il s’agit de deux coqs dans une basse-cour qui montrent leurs biceps jusqu'à ce qu’il y en ait un qui cède” conclut-il.

Défaillances techniques et scalping

Vendre une console de jeux dans de bonnes conditions reste un défi pour la distribution, surtout lorsque ces machines sont des produits autant demandés. Certains groupes qui disposent de stocks peuvent décider de ne pas rendre les consoles accessibles sur leur site Internet, dans le but d’éviter une surcharge des serveurs qui nuirait à la totalité des marchandises distribuées. Car oui, la simple promesse de trouver des PlayStation 5 à ajouter dans son panier virtuel a rendu indisponible les sites de Leclerc, Auchan ou encore Carrefour. Dans la précipitation, le géant GameStop a mis en place une page d’attente à ne pas rafraîchir pour espérer avoir une Xbox Series X. Le problème, c’est que le code de la page forçait une actualisation toutes les 30 secondes, empêchant les acheteurs de se procurer le produit qu’ils convoitaient. Et comme si tous les soucis logistiques et techniques n’étaient pas suffisants, les lancements de la PlayStation 5 et des Xbox Series X|S ont souffert du phénomène “scalping”, une pratique qui consiste à acheter des consoles, souvent à l'aide de logiciels, pour les revendre à des tarifs supérieurs. Au Royaume-Uni, un groupe de "scalpers" s'est vanté d'avoir acquis près de 3 500 PlayStation 5 en l'espace de quelques semaines, au nez et à la barbe des joueurs cherchant à s’en procurer. Depuis, certaines enseignes comme GAME ont modifié leur système de réservation dans le but d’empêcher les commandes de plusieurs consoles de jeux à la fois.
La logistique qui entoure le lancement d’une machine dernier cri est un casse-tête pour les constructeurs. Le nombre d’intervenants ainsi que les paramètres liés à des situations difficilement contrôlables ont vite fait de changer les plans, parfois à la dernière minute. Si Microsoft avait, un temps, envisagé une disponibilité accrue des Series X|S à partir du mois d’avril 2021, les perspectives sont finalement plus maussades. Lisa Su, PDG d’AMD, envisage en réalité un retour à la normale au second semestre 2021. Jim Ryan, le patron de la division PlayStation, émet déjà des doutes quant à la possibilité de se procurer une PlayStation 5 en décembre 2021.