A bien des égards, Life is Strange a secoué le petit monde de l’interactive drama en y apportant sa touche de fraicheur et d’actualité. Succès incontournable de 2015, l’aventure signe le succès de DONTNOD, studio parisien alors en difficulté après un Remember Me mémorable pour sa direction artistique et son ambiance. Aujourd’hui Life is Strange 2 continue son ascension épisodique et semble trouver son rythme. Nous sommes donc allés à la rencontre de deux des trois créateurs emblématiques de l’oeuvre, le co-réalisateur Raoul Barbet et le scénariste Jean-Luc Cano. Nous évoquons grâce à cette interview la production des prochains épisodes, le système de choix et d’éducation, mais aussi l’ADN de Life is Strange qui, selon pas mal de joueurs, a drastiquement évolué avec seconde saison, installée bien loin de l’épopée de Max et Chloé.
Pourquoi les temps de productions sont-ils plus longs ?
Venir à bout d’une saison de Life is Strange est un travail de longue haleine, puisqu’il faut compter 4 à 5 années, des premières idées jusqu’à la dernière brique.
Difficile donc de garder une équipe complète investie et motivée dans ces conditions-là, surtout lorsque l’on doit sortir 5 pans du jeu à la suite, à quelques semaines d’intervalle. Et si cette saison 2 met plus de temps que son ainée pour délivrer ses épisodes, ce n’est pas pour rien, comme l’explique Raoul Barbet :
On est bien conscients que ça amène énormément de frustrations. [...] C’est quelque chose qu’on va essayer de réduire, mais, en général, il faut quand même compter deux ou trois mois. [...] Là, par exemple, on travaille sur le 3 en ce moment, on vient de finaliser la réécriture du 4, parce qu’on réécrit à chaque fois nos épisodes. Là, on part en tournage. Tout est en flux tendu et c’est très dur d’un point de vue prod’ et pour toute l’équipe. On ne chôme pas. On n’a pas 4 mois de décalage parce qu’on part 2 mois en vacances.
Jean-Luc Cano, le scénariste de l’oeuvre, évoque alors un point très intéressant, qui vient différencier drastiquement la production de LiS2 par rapport à la première saison.
Il y a une grosse différence avec Life is Strange, qui se passait intégralement à Arcadia Bay avec des décors différents à chaque fois, mais qui avaient beaucoup de réutilisation. Idem pour les personnages, qu’on retrouvait sur les 5 épisodes. Là, c’est inhérent à la structure de roadmovie qu’on a choisi pour Life is Strange 2 : il faut à chaque épisode créer de nouveaux décors qu’on ne peut pas forcément réutiliser. Il faut créer de nouveaux personnages qu’on doit modéliser. En gros, à chaque épisode, c’est à peu de chose près comme si on recommençait de zéro. Forcément, en termes de production, ça augmente les délais parce qu’on a beaucoup de choses à créer pour que chaque épisode soit unique.
Trailer de l'épisode 2 de Life is Strange 2
Comment fonctionne le système de choix dans l’éducation de Daniel ?
Bien différent de la première saison sur son approche des choix, Life is Strange 2 a quelque peu pâti de son système.
Pour certains joueurs, L’éducation du petit Daniel par son grand frère Sean n’est pas aussi impactante que les retours dans le temps de Max, lesquels permettaient de vérifier directement les conséquences des choix au sein d’un tableau. Raoul Barbet nous explique cette nouvelle philosophie du système de choix.
Le parti pris qu’on a sur ce jeu, c’est qu’il y a beaucoup de conséquences, mais que tu ne les vois pas forcément. Ce qu’on veut c’est que Daniel soit cohérent avec la façon dont tu joues, toi, en tant que grand frère. C’est beaucoup de petites choses : une attitude ou ce qu’on appelle un “point d'intérêt” en IA, c'est-à-dire qu’il va aller faire quelque chose ou ne pas aller le faire en fonction de comment tu l’as réprimé ou invité à utiliser son pouvoir. [...] Par ces petits changements, l’histoire t’appartient un peu plus. [...] Il y a des contraintes de production qui font que, par rapport à d’autres studios, même français, on ne va pas pouvoir se permettre de faire une scène entière en plus ou en moins.
Raoul Barbet continue de nous expliquer le système, en évoquant les actions qui comptent et les outils de mesure mis en place en back-office.
Dans l’épisode 2, il y a une petite centaine d’actions et de choix que tu fais et qui sont pris en compte, et on a des compteurs cachés qui représentent globalement ce que l’on appelle la “brotherhood” (ndlr : fraternité) et l’orientation de moralité. C’est grâce à toutes ces choses là qu’on va orienter les réactions de Daniel face à telle ou telle action ou vers les phrases qu’il va pouvoir dire. [...] L’idée de LiS 2, c’est qu’il y a moins de choix cornéliens que dans LiS, mais le but est que, petit à petit, on fasse attention à comment on se comporte.
Jean Luc-Cano ajoute qu’il faudra prendre Life is Strange 2 dans son ensemble pour voir véritablement l’impact de notre éducation et que cette dernière est donc pensée sur le long terme.
Ce choix de thème pour la saison 2 vient d’ailleurs de son expérience personnelle en tant que jeune papa, constatant que les enfants prennent systématiquement en compte chacune de nos actions, malgré nos recommandations et éventuelles réprimandes à l’égard de ces dernières.
Notre Gaming Live de Life is Strange 2
L'ADN de la série a-t-il changé ?
Le changement de contexte passe difficilement auprès d’une communauté très attachée au duo de Max et Chloé, qui rendait si exquise la première saison.
Pour autant, le studio a souhaité avec Life is Strange 2 raconter une tout autre histoire, basée sur des thèmes différents, tout en conservant l’ADN de la saga, comme le décrit Raoul Barbet :
Ce que l’on a très vite gardé, c’est d'avoir des personnages forts et une histoire prenante, avec des thèmes de société importants, qu’on voulait traiter. Pour Life is Strange, c’était le spleen de l’adolescence et la solitude, et dans la deuxième saison [...] c’est la notion d’éducation, à savoir "qu’est-ce que c’est d’être responsable de quelqu’un", [...] et faire arriver très vite la notion de road trip, "vivre dans la marge", et parler de ces gens qui ont décidé d’avoir une vie différente. Il y a plein d’autres thèmes dans la saison 2, vous allez le voir. [...] Je trouve que ça a un vrai sens d'avoir un break entre chaque épisode parce qu'on va changer de saison, on va changer de lieu et chaque épisode a sa thématique.
Nous avons alors abordé le discours de LiS2 que certains voient comme plus politisé que le précédent. En effet, certains PNJ de la saison 2 sont ouvertement racistes et n’hésitent pas à parler des frères Diaz dans des termes très durs, renvoyant à la politique de Donald Trump à l’égard du Mexique. Raoul Barbet réagit là dessus :
C’est souvent un retour qu’on nous fait : “Life is Strange 2 est plus politisé”. Pour moi, ce n’est pas forcément le cas. Je pense que la première saison était déjà très engagée, mais ce sont des thèmes différents. [...] Quand on a parlé du handicap, de l’euthanasie, du suicide, de la pression sociale due à internet, pour moi, c’était des sujets hyper importants, d’actualité, et qui divisent beaucoup. On a eu de super retours sur ça, déjà, à l’époque. Là, c’est un peu la même chose sur Life is Strange 2, mais il y a clairement des gens qui ne sont pas d’accord avec la présence de certains thèmes. [...] C’est sûr, il y a des gens qui n’ont pas apprécié que l’on parle du racisme ordinaire, de l’immigration [...] mais on trouvait ça intéressant parce que c’est actuel. Ce n’est pas du tout “américain” : notre jeu se passe aux États-Unis donc, forcément, ça fait que le contexte est américain, mais on a plein de problèmes de violence policière en France, plein de problèmes de racisme en France et de discours sur l’immigration en France. Ce n’est pas du tout une critique négative ou positive des États-Unis, c’est plus un état de fait du monde dans lequel on vit.
Merci à Raoul Barbet et Jean-Luc Cano pour leurs réponses et leur sympathie durant cet entretien téléphonique. La saison 2 de Life is Strange prendra fin en 2019, quant aux questions liées à la distribution du titre (format, modalités, portages Switch), le studio n'était pas en mesure de nous répondre et nous a invité à contacter directement Square Enix.
Panorama entre deux embuches