Lorsque Nintendo lance la Famicom au Japon en 1983, elle adopte le business model « razors and razorblades », ce qui signifie que la société s'apprête à perdre de l'argent sur les consoles pour en gagner d'autant plus sur les jeux. Reculer pour mieux sauter en termes profanes (si l'économie est un dogme…) Yamauchi-san, célèbre président de Nintendo pendant plusieurs décennies, convaincra les revendeurs d'en faire de même avec le succès que l'on sait. Une fois venu le temps d'exporter la console 8-bits, en 1989, Nintendo of Japan investira plusieurs millions de dollars dans la fondation de Nintendo Of America. Puisque la filiale va devoir supporter les coûts de fabrication, de stockage et de marketing sur la console pour le territoire nord-américain, il est important que la filiale NoA puisse aussi bénéficier de la manne des profits sur les jeux vidéo, sans quoi le cercle est brisé, et la filiale est vouée à la banqueroute, tôt ou tard. En effet, importer des consoles d'Asie coûte cher car le produit en lui-même est cher, mais aussi de par le poids important, imposant le transport par bateau plutôt que par avion… ce qui signifie que l'argent dort dans des containers un mois de plus.

Du coup, il y a peu de candidats à l'import de consoles japonaises en face de Nintendo of America. Les jeux vidéo par contre sont légers et les problèmes de localisation (traduction du japonais vers l'anglais) impliquent que les jeux sortiront forcément avec un décalage entre les deux territoires. N'importe quel analyste peut se baser sur ces faits pour prédire qu'il y aura forcément moult candidats pour pratiquer l'import parallèle (parfaitement légal outre-atlantique) de jeux japonais pas encore commercialisés officiellement par Nintendo of America. Le phénomène risque de se répandre d'autant plus que quelques centaines de jeux sont déjà disponibles au Japon au moment où les américains vont découvrir le simple line-up de lancement dans leur pays (la Famicom ayant déjà six ans à cette époque!) Ni une, ni deux Nintendo prend ses précautions et change la taille des cartouches entre la Nintendo Entertainment System (N.E.S) états-unienne et la Famicom, et change le design de la bête au passage. Les jeux japonais ne seront donc pas compatibles avec les consoles américaines, et inversement. La stratégie ayant fait ses preuves, elle sera aussi utilisée lors du lancement européen de la machine, avec une petite surprise intéressante en bonus, les consommateurs européens ont l'habitude de payer les produits technologiques plus chers que les japonais ou les américains, ce qui permet à Nintendo Europe de bénéficier de marges brutes à l'unité plus importantes que la maison-mère nippone ou que la filiale US. Par contre, les volumes de ventes et les parcs installés sont généralement plus faibles en Europe que dans ces deux pays (exception faite du cas récent de la Playstation 2).

Puisque le pionnier a montré la voie à suivre, tous les concurrents fabricants de consoles (Sega, Sony, Microsoft) se contenteront d'appliquer le même système de régionalisation pour leurs conceptions. Généralement le monde est ainsi coupé en trois : Europe – PAL ; USA – NTSC ; Japon – NTSC. Cette méthode de régionalisation est proche du système adopté par l'industrie du cinéma pour le DVD Vidéo ces dernières années, divisant la carte en six régions, et bridant les lecteurs de DVD. Une grande différence tout de même : en ce qui concerne les films, cette mesure a été prise car les salles de projections cinématographiques étaient en difficultés de par le fait que les films étaient disponibles sur Amazon.com ou DVDExpress.com en format DVD avant même la sortie internationale dans les salles obscures. Les mesures de region-locking sur les DVD Video ont donc été prises pour défendre les intérêts de différents partenaires commerciaux, sauvant éventuellement au passage toute une profession et un nombre conséquent d'emplois dans de nombreuses régions. Dans le cas des consoles, prendre un peu de recul permet de se rendre compte que la conjoncture est plus absurde : si Sony ou Nintendo Europe ne vend pas un jeu PAL parce qu'il a été importé parallèlement du Japon, la maison-mère japonaise du même groupe multinational fait quand même le profit… Bref, cela reste en famille, sur un continent ou sur l'autre.

Les raisons derrière cette stratégie sont donc purement commerciales, économiques ou financières. Il n'existe à ma connaissance aucun argument (même de façade) vantant un quelconque bénéfice pour le consommateur découlant de ces pratiques. De mémoire personnelle, aucun des fabricants de consoles n'a même jamais ne fut-ce qu'essayer de justifier les mérites de son affaire. Le débat n'a pas lieu d'être, les constructeurs régionalisent leur technologie, c'est comme cela, un point c'est tout. Circulez, y a rien à voir ! En fait, le procédé est tellement juteux dans nos contrées que Nintendo a même été condamné par la commission européenne pour avoir maintenu artificiellement le niveau des prix à la hausse, coopération avec leurs distributeurs. La note de l'amende infligée était de 167,8 millions d'euros.