S'il sortait aujourd'hui, Floor 13 serait un jeu atypique. En 1992, c'était carrément un ovni. Ecrit à l'acide, chargé de contenu politique à mi-chemin entre 1984 et John LeCarré, il n'avait séduit ni les joueurs, ni la critique. Pourtant, ce père spirituel de Papers, Please mérite qu'on y revienne.

Chasse, pêche, nature et terrorisme

Floor 13 se déroule au sein du « Département de l'Agriculture et de la Pêche » du Royaume-Uni, situé dans un immeuble anonyme du quartier des docks de Londres. Rien à voir pourtant avec Farming Simulator, car le treizième étage de cette noble institution abrite en réalité une police secrète brutale, une sorte de KGB en plus britannique et plus discret. Son directeur général ayant été « suicidé », vous venez d'être nommé à sa tête.

Pour un jeu d'espionnage, Floor 13 n'a rien de James Bondien. On image plus facilement notre personnage en quinquagénaire bedonnant flottant dans un costume grisâtre que comme un super espion aux abdos sculptés. Car c'est là la plus grande force de Floor 13, tout s'y déroule derrière un bureau. Ce n'est pas vous qui allez poser des micros, filer des terroristes ou assassiner des opposants. Vous n'êtes que le fonctionnaire qui lit les rapports et signe les ordres.

Cela ne veut pas dire que vous aurez la tâche facile, le Royaume-Uni de Floor 13 n'est pas épargné par les crises. Vous devrez naviguer à travers des menaces d'attentat, des fuites d'informations confidentielles, des guerres entre mafias, des remaniements ministériels et autres tragédies...

Votre but : protéger la cote de popularité du gouvernement de sa Majesté (et non pas ses citoyens, importante nuance). Attention toutefois ! Si vous manquez de finesse et commencez à embarrasser le Premier Ministre en étant trop voyant, il n'hésitera pas à vous envoyer l'énigmatique et redoutable Monsieur Garcia, qui vérifiera si vous avez appris à voler.

Au rang des personnalités folkloriques, vous aurez aussi affaire au Grand Maître de l'organisation des Maîtres Secrets de Toth, qui vous donnera son propre linge sale à laver. Une grande partie de l'humour du titre provient de ces missions annexes, nettement plus étranges que la ligne principale, vous demandant par exemple de déjouer L'invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the body snatchers, film culte de 1955).

L'horreur dans la sobriété

L'ambiance sombre et cynique du titre est servie par un gameplay sobre, voire sévère. L'intégralité de Floor 13 se joue par texte, via les rapports qui défilent sur votre bureau. Ils détaillent les événements du jour, les suspects, les comptes-rendus des opérations de surveillance et des interrogatoires que vous avez ordonnés. Vous pouvez également vous rendre dans les départements sous votre contrôle pour consulter ou modifier leurs missions.

En jouant à Floor 13, on mesure les progrès accomplis en termes d'interface depuis 1992. Le jeu demande logique et déduction, mais pour comprendre les tenants et aboutissants de chaque crise et répondre en conséquence vous n'aurez droit à aucun indice, aucun raccourci contextuel ou résumé pratique. Si votre mémoire vous fait défaut, vous en serez réduit à de fastidieux allers-retours dans les menus pour consulter différents rapports et documents.

Cet aspect du jeu peut être très frustrant, surtout lorsqu'il entraîne des erreurs ou des oublis fatals. Toutefois, on peut le considérer comme une partie intégrante de Floor 13. On pourra facilement se retrouver avec un calepin ouvert à côté de l'ordinateur, à croiser toutes les informations obtenues entre elles... avant de prendre la mauvaise décision. Vous aussi, vivez le quotidien d'un fonctionnaire de la police secrète !

Plutôt que de proposer un scénario prévisible, le déroulement de chaque partie est généré aléatoirement, à partir d'un répertoire comprenant des dizaines de crises possibles. L'enchaînement des situations, les noms, les adresses, tout change entre chaque partie. C'est d'ailleurs plutôt bien réalisé, et il faut plusieurs heures de jeu pour sentir une impression de déjà-vu (sauf pour les photos d'identité, qui reviennent très, très souvent).

Le jeu ne vous indique par ailleurs jamais quelle direction prendre pour résoudre une situation. Floor 13 se pratique un peu comme un die & retry au long cours, où vous devez comprendre comment gérer différents types de crises. Le jeu dispose d'une jolie durée de vie car il vous faudra de nombreux essais pour arriver aux deux bonnes fins (dont on laissera la surprise). Cela dit, la rejouabilité est limitée une fois cette étape franchie.

Côté graphismes, tout est pensé pour un gameplay centré sur l'écriture. Le jeu est uniquement composé d'écrans fixes, de dessins clairs, mais en noir et blanc. RIen de folichon, mais Floor 13 en tire au moins le mérite d'avoir bien vieilli. Pas d'animations saccadées, pas de sprites hideux, pas de son non plus, à l'exception d'une petite musique d'intro. Juste du texte et des rapports qui s'accumulent sur un bureau.

Un jeu avant tout politique

Bien entendu, la véritable force du jeu réside dans son message politique. David Eastman et Shahid Ahmad (devenu le monsieur jeux indépendants de Sony) ont puisé leur inspiration du côté de 1984 pour concevoir Floor 13. En tant que jeu sur la surveillance de masse, il s'agit d'une œuvre bien écrite et cohérente, qui immerge le joueur dans un univers totalitaire. Son parent le plus proche est sans doute Papers, Please, pourtant sorti 20 ans plus tard.

En effet, comme Papers, Please ou This War of Mine, Floor 13 force le joueur à réfléchir à la dimension de ses actions. Très vite, on se retrouve confronté à la disparition de notre empathie, dissoute dans la mission à remplir. Difficile de ne pas évoquer les archétypaux «heures les plus sombres de notre Histoire». Et n'espérez pas vous en tirer à bon compte. Les joueurs trop gentils verront la cote de popularité de leur gouvernement s'effondrer, ceux qui sont trop agressifs recevront eux la visite de Monsieur Garcia.

Il suffit de quelques heures de jeu pour se retrouver à ordonner sans sourciller l'assassinat d'une militante de Greenpeace qui détient des informations sur un agent chimique présent dans l'eau potable londonienne, avant même de s'intéresser aux terroristes qui ont répandu ledit produit. Le plus important, c'est que personne n'en sache rien !

Après tout, je n'ai fait que signer un papier non ?