Il n’y a que deux manières de se placer sur un marché : Faire ce que les autres font déjà, mais en mieux, ou faire ce que les autres ne font pas. Avec la Nintendo Switch, la firme de Kyoto a construit une machine parfaitement adaptée aux besoins d’une population qui ne demandait que ça : ceux qui n’avaient plus le temps pour jouer.
Les plus de 30 ans, c’est un peu le paradoxe du jeu vidéo. Prenez des joueurs qui adorent jouer, qui ont fait cela toute leur enfance et qui ont maintenant les moyens financiers de se payer ce qu’ils veulent. Puis, retirez-leur le temps de lancer leur jeu, parce que la vie active, c’est cool pour le porte-monnaie, mais c’est légèrement chronophage. Ajoutez à cela la vie sociale, concubin(e) et potentiels enfants, et vous vous retrouvez devant un problème complexe que beaucoup n’arrivent pas à gérer. Combien de trentenaires/quarantenaires qui lisent ces lignes ont acheté un jeu mais n’ont jamais eu le temps d’y jouer ou de le finir ? Résultat, une bonne partie de ces joueurs se sont rabattus sur le mobile, plus pratique, sur une machine à portée de main et dont les jeux au concept simple sont parfaitement adaptés aux parties courtes. Diable, nous venons de donner la définition de la Nintendo Switch !
Soyons bien clair, la Nintendo Switch n’a jamais eu le duo PS4/Xbox, ou même le marché portable qu’il dominait déjà, comme point de mire. C’est bel et bien le mobile qui était visé, lui qui avait su prendre un public qui aurait dû être dédié à Nintendo. Tous ces joueurs qui avaient grandi avec leurs licences, qui portaient haut le Big N dans leur cœur, mais qui avaient fini par fuir depuis presque une décennie à cause d’une Wii qui manquait d’une ludothèque appropriée et d’une Wii U qui n’a jamais trouvé son public. Toutefois, pour rameuter cette masse de gamers qui avait les moyens, mais peu de temps, il fallait viser leur profil. Le principe de la Nintendo Switch, mi-portable, mi-salon, va parfaitement dans ce sens. Ce qui empêche ces joueurs de lancer leur galette, c’est de savoir qu’ils ne pourront pas passer des heures dans le salon où le/la conjoint(e) voudra regarder la télé, où les enfants voudront s’amuser avec eux ou bien parce qu’ils viennent de rentrer du boulot à 22h et qu’ils sont crevés. Le simple fait de pouvoir se dire « tiens, je vais finir ma partie au lit, avec des écouteurs » change énormément la donne. Dans l’autre sens, certains n’utilisent que le mode portable, mais peuvent à tout moment vouloir faire un Mario Kart avec les enfants sur la TV, ce qui se fait en deux temps, trois mouvements. Le concept semble simple, cependant dans la pratique, la permissivité de la Nintendo Switch est une qualité indéniable, bien que la Wii U eût déjà ouvert la voie, maladroitement.
Le postulat de la machine est pour beaucoup dans son propre succès. Néanmoins il ne suffit pas d’être une console portable pour attirer un public actif. Il faut aussi une ludothèque adaptée, construite autour d’une façon de jouer bien plus sporadique, quitte à revoir entièrement le concept de ses séries. The Legend of Zelda : Breath of the Wild est le parfait exemple : En offrant un gigantesque monde ouvert et en réduisant le principe initial des donjons en de multiples petits sanctuaires, Nintendo a permis les petites sessions de jeu tout en laissant au joueur une véritable impression d’accomplissement. On peut tout à fait jouer vingt minutes avec comme but de voir ce qu’il y a de l’autre côté de cette colline, de finir une quête ou de faire ce sanctuaire qu’on avait repéré le jour précédent. Dans les anciens opus, vingt minutes n’étaient pas suffisantes pour entamer un donjon, ou être sûr de ne pas être pris dans un long passage narratif au moment où il fallait éteindre la console. On peut sauvegarder quand on veut et où on veut, une chose qui n’existe pas dans tous les titres du genre même aujourd’hui.
Avec ces centaines de lunes à récupérer,Super Mario Odyssey utilise les mêmes bases : permettre au joueur d’avancer même s’il ne joue que quelques minutes. Tous comme les sanctuaires de Breath of the Wild, Odyssey propose des dizaines, voire centaines de micro-niveaux cachés derrière un tuyau ou un trou, pour autant de mini-concepts à appréhender en un instant. Simple et ingénieux à la fois, en somme !
Avec un résultat un peu plus mitigé, la gamme Nintendo Labo vise la même tranche d’âge, du moins, ceux qui ont des enfants. Sur le papier, l’idée de réunir la famille autour de la console pour une activité coopérative et ludo-éducative est sensationnelle, même si dans la pratique, les Toy-Con demandent peut-être trop d’investissement. Reste à voir comment la gamme évolue par la suite.
Bien que Nintendo ait utilisé le concept de la console, reste toujours le problème des éditeurs-tiers. Outre les performances graphiques de la Switch bien en deçà des PS4 et Xbox One, le game design des jeux doit correspondre à cet état d’esprit afin de fonctionner sur le public de la portable. Cela veut donc dire qu’il leur faut créer de nouvelles licences, bien plus simple que d’essayer de réadapter une marque qui fonctionne déjà au risque de blesser certains fans. S’il y a bien un éditeur qui l’a compris, c’est Square Enix, qui a beaucoup à jouer avec la Switch. En effet, une partie des vieux gamers qui ont craqués pour la console sont ceux qui étaient présents au moment de la NES et de la SNES, là où Square et Enix avaient fait leurs armes, notamment dans le domaine du JRPG. L’éditeur japonais le sait parfaitement, raison pour laquelle ils ont lancé le développement d’Octopath Traveler, un titre créé par des trentenaires pour des trentenaires d’après les dires de son producteur Masashi Takahashi. L’idée est d’offrir un JRPG qui peut se jouer par courtes sessions espacées dans le temps, sans avoir l’impression de perdre le fil. Avec ces chapitres par personnages, disjoints, un ton parfois bien plus mature que les autres jeux du genre, mais aussi grâce à ces graphismes somptueux qui mélangent pixel arts et effets modernes, Octopath Traveler répond parfaitement à la demande. Une réussite qui a fait son succès, se vendant à plus d’un million d’exemplaires en moins d’un mois ! Vu que Square Enix a maintenant monté un studio dédié à la Switch et à son public, on peut s’attendre à d’autres jeux du genre…
Le succès de la Nintendo Switch ne tient pas à grand-chose. Il lui aura juste fallu retrouver un public qui existait déjà, mais qui n’arrivait plus à suivre la cadence et le temps demandés par les grosses productions sur consoles de salon. Tant au niveau du hardware que du software, la console a toutes les armes afin de toucher les joueurs qui sont déjà dans la vie active, sans pour autant délaisser le jeune public. Si elle n’est pas parfaite, elle reste une preuve qu’une prise de risque peut payer quand on maîtrise son discours du début à la fin, du concept à la ludothèque.