Ecrit par Edouard, gamer et voyageur invétéré, Joueurs du monde est une initiative visant à visiter un total de 12 pays afin d'y étudier les habitudes et difficultés rencontrées par les acteurs locaux du jeu vidéo.
On a pris racine dans un petit restaurant de rue, dans une impasse qui débouche sur Sukhumvit, l'une des artères principales de Bangkok, dont un segment est devenu au fil du temps la place forte de la prostitution dans la ville. Avec Juliette, on joue à tarifé-pas tarifé en sirotant distraitement un Leo, la bière au Léopard. Le jeu consiste à déterminer par l'observation si les couples qui passent en roucoulant devant nous sont unis par l'amour ou par l'argent. De temps à autre, notre tranquillité est rompue par des éclats de voix en français, souvent des types cherchant à savoir quelle fille ils vont choisir ce soir. Un ladyboy passe à quelques mètres, m'adresse un petit mouvement de lèvres provocateur. D'humeur taquine, je détourne le regard avec un air placide, sans la moindre ébauche de réaction. Je sais que ça va le faire rager. Dans mon champ périphérique, je le vois accélérer le pas en pestant, j'ai réussi mon coup. L'espace d'une seconde, avant que sa silhouette ne disparaisse, j'ai pu voir qu'il portait une robe imprimée de petits lapins, qui contrastaient sérieusement avec ses talons de 10 cm, son fessier rejeté en arrière et sa poitrine en silicone.
Le culte du lapin
Le mignon, le kawaï, le kiki, appelez ça comme vous voudrez, mais je préfère clarifier ma vision du terme : ce dont je veux parler, c'est de ces objets et représentations qui vous attendrissent lorsque vous entrez en contact avec eux. Un chiot ou un panda roux par exemple, c'est kiki, un poste à souder pas vraiment (cela dit c'est mon point de vue). Un chat c'est mignon, mais quand il n'a plus de globes oculaires beaucoup moins. Maintenant que nous sommes clairs sur la définition, on peut commencer. Première chose, il faut savoir qu'en Thaïlande, le mignon, c'est une religion. Il paraît que ça vient du Japon, mais le fait est qu'ici, c'est très bien implanté. Il s'est enraciné jusqu'au plus profond de la vie quotidienne, jusque dans des sphères auxquelles on ne pourrait même pas songer, comme l'administration ou les transports. Par exemple, la carte d'abonnement du train aérien de Bangkok est à l'effigie d'un petit lapin trop mignon, et les centres de services clients s'appellent des « Centres Carottes et Lapins (Rabbit and Carrot Center) ». Votre grand-père est considéré comme un lapin senior et vos enfants comme des bébés lapins. Impensable en France ! Si l'on vous servait un lapin avec des yeux qui font quatre fois son corps et qui vous explique qu'il y a eu un accident de voyageur sur la ligne B du RER et qu'il va falloir patienter 4 heures, vous auriez l'impression qu'on se moque un peu de vous, n'est-ce pas ?
T'es pas là pour parler de jeu vidéo toi ?
J'y viens. Tous les studios de développement de jeux thaïlandais (Pocket Playlab, Novaleaf, Devsisters, Gamesquare, Sanuk Games, Extend Interactive...) ont fait leur choix en ce qui concerne la direction artistique. Partout des yeux gigantesques, des formes bien arrondies et des couleurs chatoyantes. Le kiki a envahi les jeux vidéo thaïlandais. Et tout cela m'a l'air bien installé, puisque même les développeurs dits « alternatifs » suivent la tendance, ceux-là même qui sont pourtant censés apporter l'innovation et le renouveau. Mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je ne crache pas sur ce genre de patte graphique, et si la direction artistique impacte fortement l'ambiance et la narration du jeu, son effet est moindre sur les mécaniques de jeu elles-mêmes (a), c'est-à-dire sur le cœur du jeu. Il existe des bons et des mauvais jeux mignons, et les jeux produits par les studios thaïlandais ne font pas exception à la règle.
L'enfant maudit du mignon
Un jeu qui a par exemple très (très) bien marché en Thaïlande, c'est Cookie Run, un LineRunner-like miteux, développé par DevSisters et publié par Line. Dans Cookie Run, on a une barre de vie qui diminue sans cesse au fil de la course, et même en faisant un sans-faute et en ramassant toutes les potions qui redonnent de cette énergie, on va finir par mourir très vite, sans rien pouvoir y faire. C'est très frustrant. On gagne quelques pièces dans chaque niveau, qu'on va échanger contre un peu d'énergie supplémentaire. Le jeu n'est donc absolument pas basé sur les réflexes, mais sur le farming, sur la répétition des niveaux. Bizarre pour un runner, et pas franchement attirant. Mais seulement voilà, Cookie Run, c'est aussi ça : des petits bonhommes en gateaux qui courent dans un univers coloré, avec des costumes rigolos, et plein d'effets de lumière. Et en plus c'est publié par Line. Alors ça fonctionne, et c'est tant mieux pour eux. Pourtant, une chose flagrante montre le manque de finition et de travail sur le jeu, au-delà des cinématiques mal compressées, de la physique foireuse et de la résolution variable dans le temps, c'est le fait que le jeu, un pauvre runner de bas de tableau, pèse après installation 128 Mo sur votre téléphone. Merci Line.
L'enfant béni du mignon
Il n'y a heureusement pas que Line dans la vie, il y a aussi le studio Extend Interactive et son dernier jeu en date, So Many Me. Le titre est un puzzle-platformer dans la lignée de Braid et de Fez, auxquels les développeurs font d'ailleurs référence à plusieurs reprises. Vous incarnez Filo, une petite boule verte avec des yeux (que vous pourrez par ailleurs personnaliser par la suite), qui est suivi par une ribambelle de « Me », c'est-à-dire des clones de lui-même, qui copient exactement le moindre de ses mouvements. Filo et ses compères peuvent se transformer en blocs pour servir de plates-formes aux autres, mais aussi en trampolines, en leurre... Avec une histoire bourrée d'humour et des puzzles parfois franchement tordus, le jeu est une très bonne surprise et vaut le coup d'être essayé. Une version démo est d'ailleurs disponible sur Steam, et donne déjà accès à une expérience de jeu agréable (mais à aucun niveau vraiment compliquée).
L'overdose de peluches
Mais malheureusement, même si So Many Me est un très bon jeu, je n'ai pas pu m'empêcher de songer à ce qu'il aurait pu être avec une direction artistique originale, comme celle de Braid ou de Fez, ses deux grands frères. Du rose bonbon et des arcs-en-ciel à toutes les sauces, ça devient vite écœurant, et l'ont aimerait voir de nouvelles idées jaillir des cerveaux japonisés des studios thaïlandais. Quand on voit la richesse de la peinture traditionnelle thaïlandaise, ça ne devrait pas être trop compliqué.
C'est plus mignon, c'est difforme
Tout ça, en fin de compte, ça m'a mis un peu mal à l'aise. A force de voir des poussins, des chiots et des chatons partout, je ne sais plus trop quel effet ça me fait. Autant j'étais normalement le premier à me consumer de tendresse devant une portée de chiots, mais là c'est trop. Au début, ça m'a foutu en rogne, et à force d'en voir partout, j'ai vraiment envie de la jeter dans une presse à cidre avant de balancer son cadavre aux cochons, à Hello Kitty. Mais ensuite c'est devenu banal, et je me suis rendu compte progressivement que je ne pouvais plus m'extasier ou m'attendrir sur quelque chose de mignon, et qu'il avait donc perdu de son essence. C'est comme si, en en saturant toutes les étapes de la vie quotidienne, le mignon était devenu insignifiant. Il va me falloir du temps, et de la patience, pour réussir à comprendre où se loge, aujourd'hui, la fonction sociale du kawaï.
Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du monde".
Note(s)
(a) : On notera malgré tout un certain nombre d'effets collatéraux. Par exemple, le chara design peut quand même avoir des conséquences sur la forme des hitboxs et donc sur le gameplay. On imagine bien que celle de Rondoudou sera logiquement plus volumineuse que celle de Grim Fandango.