En attendant la sortie du titre qui aura la lourde tâche de succéder à Wolfenstein : The New Order, les fans de la franchise ayant su apprécier l'excellent volet paru sur la dernière génération de consoles pourraient trouver le temps long. Alors si vous faites partie de ceux qui ont eu le bon goût de s'attarder sur les coupures de journaux disséminées au sein du jeu et sur tous les autres petits clins d’œil élégamment disposés dans les différents niveaux, vous plonger dans la lecture de Fatherland devrait vous aider à prendre votre mal en patience… et bien plus encore.
Parce que les gamers ne sont pas seulement des gamers, Des pixels et des livres vous propose de prolonger l'expérience de jeu en vous conseillant la lecture d'un ouvrage spécifique à rapprocher de l'humeur et de l'univers d'une franchise, d'un titre introduit en préambule de la rubrique, ou d'une sortie particulièrement attendue. Qui a dit que les jeux vidéo étaient abrutissants et incompatibles avec d'autres activités culturelles ?
Et si ?
Issu de l'esprit génial de Robert Harris, Fatherland est un roman publié en France et au Royaume-Uni en 1992. Le thriller en question a la particularité d'obéir aux lois de l'uchronie, un genre littéraire au regard duquel l'Histoire endosse un rôle primordial : il s'agit ici, tout comme dans le jeu de Bethesda, de bâtir le récit sur un événement ou une période authentique et avérée puis d'en modifier certains aspects afin de donner naissance à une fiction recevable sur le plan historique. Mais si l'on veut se rapprocher plus exactement de l'esprit du livre, il convient d'aborder la question propre à l'histoire contrefactuelle : « Que serait-il arrivé si…? ». Et évidemment, la Seconde Guerre mondiale se prête à merveille aux exercices du genre, le régime nazi continuant de fasciner et de façonner l'imagination de nombreux auteurs bien des années après le terme du conflit mondial. Le succès de Fatherland s'explique donc en grande partie par le mariage entre l'écriture robuste et efficace de l'écrivain et ses connaissances encyclopédiques concernant le Troisième Reich. Par conséquent, Robert Harris parvient à fédérer non seulement les initiés passionnés par la période la plus sombre du siècle dernier mais aussi les profanes qui n'auront pas d'autres choix que de se renseigner davantage sur la toile de fond de l'ouvrage une fois leur lecture achevée, tant ce dernier a des atouts à faire valoir.
L'Histoire en March
En 1964, le grand Reich allemand s'étend de l'Alsace-Lorraine jusqu'au front de l'Est qui voit ses combats se dérouler aux portes de l'Oural. A des milliers de kilomètres de là, à Berlin, l'inspecteur Xavier March est appelé sur une étrange affaire dans laquelle entre en jeu le cadavre de Joseph Bühler, ancien grand ponte du régime nazi retrouvé au petit matin aux abords d'un lac. Et la crainte d'en dire plus et de gâcher le plaisir de la découverte est si grande que l'on serait presque tenté de s'arrêter là dans la description du récit. Si l'on ajoute à cela l'aspect très dense de la mécanique nécessaire au développement de l'intrigue, ce constat de départ à lui seul suffit à dégager quelques explications.
En premier lieu, pas besoin d'être un historien averti pour se rendre compte que l'Allemagne a eu raison de ses adversaires : presque vingt ans après la fin supposée de la Seconde Guerre mondiale, l'empire continue sa politique d'expansion à l'Est. Ici, l'auteur réussit la prouesse de ne pas sombrer dans la démesure propre à une trop grande liberté que l'on serait tenté de prendre lorsqu'il s'agit de réécrire l'Histoire. Les risques sont calculés et les changements maîtrisés, et c'est cela qui renforce le tout d'un réalisme froid. Là où le dernier Wolfenstein peut se permettre de pousser l'excès jusqu'au bout à grands coups de mechas et de nazis psychopathes, l'animation littéraire et historique nécessite une plus grande retenue. Ainsi, contrairement à la trame du jeu, la suprématie du Reich ne s'étend pas à tout l'Occident. Dans les faits, l'Allemagne parvient à intimider les Etats-Unis sur le plan militaire de telle sorte que les Yankees n'enclencheront jamais l'offensive en Europe : c'est de cette façon que Robert Harris bouleverse l'Histoire en livrant une vision de la guerre froide dans laquelle l'Allemagne devient, en lieu et place de la Russie, le grand rival des Américains. C'est également la présence de Joseph Kennedy à la présidence des Etats-Unis qui raffermit le contexte d'une effroyable crédibilité : le patriarche de la famille Kennedy fut dans les faits le fervent défenseur d'une politique favorisant la cohabitation avec le régime d'Adolf Hitler, ce qui l'amena à démissionner de son poste d'ambassadeur des Etats-Unis au Royaume-Uni en 1940, année où fut prise la décision d'entrer en guerre contre l'Allemagne. Quant au fonctionnement de la politique interne allemande, les institutions majeures sont conservées, à l'image de la Gestapo et de la Kripo, la police criminelle dans laquelle turbine tant bien que mal Xavier March, l'inspecteur en charge d'une affaire qui risque de rapidement le dépasser.
A la différence du roman, le dernier volet de Wolfenstein n'hésite pas à faire dans la surenchère
Bien que quelques éclaircissements furent nécessaires pour mieux cerner la démarche de l'auteur, dissocier le contexte historique de l'enquête menée par l'inspecteur serait une erreur. En effet, les deux éléments en question manifestent leur interdépendance tout au long du récit et donnent libre cours aux aventures de Xavier March. Epoux déplorable et mauvais père, le Sturmbannführer March consacre la majeure partie de son existence à son travail, en témoigne ce matin du 14 avril 1964 où il accepte de se rendre sur les lieux du crime à la place de Max Jaeger, le collègue avec qui il partage le même bureau. Dans cette enquête dont on sent très vite qu'elle va prendre une ampleur gigantesque, Jaeger va non seulement épauler March au sein de l'affaire, mais aussi se tenir à ses côtés au cours d'épreuves plus personnelles. Car le héros du roman détonne parfaitement avec tout ce petit monde, et puisqu'il est préférable que le lecteur s'attache au personnage, l'inspecteur considère le régime nazi et ses innombrables travers avec beaucoup de distance. En outre, il est victime de problèmes qui dépassent le cadre de la dictature en place : le divorce avec sa femme a entraîné des relations père-fils altérées par le fanatisme que voue l'enfant au régime nazi. Le duo formé avec Jaeger ne révolutionne pas véritablement le genre et pourrait presque tenir de la caricature si les liens entre les deux protagonistes n'étaient pas si subtilement noués. March, irrévérencieux, un peu trop en marge de la ligne dictée par le parti, va donc naturellement finir par fourrer son nez là où il n'aurait pas dû et offrir au lecteur un thriller aux fondements solides.
L'infamie pour les nuls
C'est ici un autre aspect de Fatherland qui mérite toute notre attention, celui que l'on peut relier au personnage de Joseph Bühler, représentatif de toute une frange du livre. Tout le monde ne sait peut-être pas que le Bühler en question fut réellement un acteur d'une importance capitale concernant le triste sort réservé aux juifs dans le cadre de l'opération mieux connue sous le terme de « solution finale ». Si l'affreux personnage fut condamné à mort en 1948 pour crime contre l'humanité, il connaît un autre sort dans la fiction de Robert Harris. Et c'est ici que se précise l'une des tournures fondamentales du roman : les personnages politiques évoqués ayant un rôle plus ou moins prononcé dans l'intrigue ont véritablement existé. Cela n'a rien d'anodin lorsque l'on connaît le talent de l'écrivain pour distribuer à chacun des protagonistes un destin illusoire en parfait accord avec leur rôle dans l'Histoire véritable, la nôtre. Le dictateur virulent aux discours passionnés a laissé place à un vieil homme ne faisant que quelques rares apparitions à l'occasion de son anniversaire, comme c'est le cas au cours de l'enquête de March. Le concept de dictature installée, presque ordinaire, est tel que certaines réflexions des personnages mis en scène ne sont pas sans rappeler quelques préoccupations plus contemporaine, à une tout autre échelle : les jeunes sont fainéants et préfèrent écouter de la musique américaine plutôt que de se battre à l'Est, les nazis sont devenus un peu mous du genou, et le système est corrompu jusqu'à la moelle. Au cours de son enquête, qui va sans surprise l'amener à se questionner sur les aspects les plus mystérieux de l'histoire de son pays, March retrouve des témoignages, des comptes rendus et des dossiers effrayants de réalisme, et pour cause…
Au terme de cette introduction à Fatherland un brin cachottière, difficile de ne pas revenir sur la toute fin de l’œuvre. Il s'agit d'une note de l'auteur faisant immédiatement suite à la conclusion admirablement réussie des aventures de l'inspecteur March. Dans ces quelques lignes, l'écrivain précise que l'ensemble des faits présentés jusque 1942 sont authentiques : c'est donc cette année charnière qui fait basculer l'Histoire vers une uchronie. Plus terrifiant encore, Harris dresse la liste des documents présents dans l'intrigue n'étant pas issus de son imagination, mais retranscrits pour certains d'entre eux au mot près. Impossible dès lors de réprimer l'envie de retourner quelques pages en arrière pour relire les passages en question avec un tout autre intérêt : une lecture qui donne d'autant plus le vertige que ces propos odieux que l'on pourrait ériger en exemple d'intolérance ne tirent pas tous leur origine de dirigeants nazis. Faisant l'impasse sur un sermon moralisateur, c'est de façon magistrale et avec une objectivité à glacer le sang que s'achève la lecture du roman de Robert Harris. Bien plus qu'une lecture recommandable, il est question d'une lecture nécessaire provoquée par une écriture qui parvient à suggérer sans jamais dicter, à inspirer sans jamais inciter, et à divertir sans oublier d'instruire, ce qui est le propre d'une écriture dépouillée de toute doctrine, saine et intelligente.
