Ecrit par Edouard, gamer et voyageur invétéré, Joueurs du Monde est une initiative visant à visiter un total de 12 pays afin d'y étudier les habitudes et difficultés rencontrées par les acteurs locaux du jeu vidéo. Voici le quatrième article centré sur le jeu en Iran.
Conviction et doute, erreur et vérité, ne sont que des mots aussi vides qu'une bulle d'air. Irisée ou terne, cette bulle est l'image de ta vie. Omar Khayyâm, Robaiyat
Un endroit insolite
Des amis nous ont donné rendez-vous au dernier étage quasi désert d'un centre commercial, dans un de ces bars qui pullulent à Téhéran depuis peu. Des troquets aux murs sombres, faiblement éclairés, dans lesquels flottent des odeurs de tabac et de parfum bon marché. Pas d'alcool à la carte, puisqu'il est interdit ne serait-ce que d'en détenir en Iran, mais ici on trouve des thés et jus de fruits frais extrêmement élaborés.
A deux pas du café, un magasin de jeux vidéo, d'une classe bien supérieure à celle des boutiques dont nous avons parlé dans le dernier article en date. Ici, on vend de la console et de l'accessoire en majorité. Peu d'articles sont posés sur les étagères. Le magasin ne donne pas cette sensation de désordre que j'avais pu éprouver auparavant. Les murs sont blancs, marbrés de noir, propres, le mobilier neuf et bien entretenu. Le seul lieu où règne un peu de désordre est le bureau d'Hossein, au fond de la pièce.
Celui-ci m’accueille avec un air jovial. Il quitte le canapé sur lequel il s'était vautré avec un pote pour mater un film de guerre hollywoodien. Il accepte avec joie de me faire faire le tour de son magasin, et me montre son stock. Nintendo y est totalement absent, et je ne trouverai pas beaucoup de GameCube, de Wii, ou de Wii U pendant mon séjour ici. Dans les rayonnages, on voit plutôt des Xbox 360 et des PS3, mais aussi quelques PS4 et Xbox One.
Des consoles un peu « modifiées »
Nous avons déjà abordé le sujet dans les précédents articles. Ici, à cause des sanctions internationales et de l'absence de copyright, les jeux originaux ne sont pas vraiment légion. Hossein vend donc ses consoles directement craquées. Il n'est pas le seul à le faire en ville. Sur une dizaine de boutiques visitées à Téhéran, toutes vendaient du matériel pré-craqué. A Shiraz, dans le sud du pays, j'ai même pu entrer dans une boutique-atelier dans laquelle deux hommes peu avenants démontaient et « reconditionnaient » à la chaîne des PlayStation 1 venant du Japon, empilant ensuite celles-ci contre les murs, du sol au plafond, pour former des dizaines de colonnes qui encadraient leur lieu de travail. Un petit temple persan à la gloire du hacking.
Hossein me montre fièrement son matériel pour craquer la Xbox 360 : un simple câble USB et un PC. « Il suffit de changer le driver du lecteur de disque », me dit-il en se marrant. « En général, les Russes se chargent de coder les nouveaux drivers, en Iran personne ne sait faire ça » ajoute-t-il quand je lui demande qui lui a appris la procédure. Des potes en France m'avaient déjà expliqué comment faire, mais c'est bien la première fois qu'on m'apprend à craquer une console dans une boutique. Vient l'heure des travaux pratiques, et je m’attelle à la tâche. La procédure est très simple, et en quelques minutes, me voilà avec ma première console modifiée sur les bras, une 360 toute neuve.
« Le problème, c'est pour la nouvelle génération », me dit Hossein. En effet, malgré tout le savoir faire des « Russes », les consoles récentes restent inviolables. La course au crack devient donc une préoccupation majeure pour les boutiques de hardware en Iran. La première boutique qui sortira une PS4 ou une Xbox One craquée tirera le gros lot, et verra son nombre de clients exploser en peu de temps. Pour ça, un employé de Hossein passe pas mal de temps sur le Net pour faire de la veille technologique.
Quoi qu'il en soit, pour le moment, la boutique vend des consoles « next-gen » non modifiées. Quand je demande à Hossein d'où elles viennent, il me répond, en prenant un air important : « on a des filières, à Dubaï et en Chine ». Malgré un harcèlement général des gérants de magasins de consoles à Téhéran, je n'en apprendrai jamais plus sur ces « filières ».
Les régions
Les consoles non modifiées sont classées selon la zone dont elles proviennent : US, Europe, Asie, respectivement ici nommées zone 1, 2 et 3. Chaque client qui entre dans le magasin commence par se tenir informé de l'actualité des « régions ». Grossièrement, il essaie de sonder le marché. Les jeux provenant de la zone X n'étant compatibles qu'avec les consoles de la zone X, le client essaie de tâter le terrain pour savoir de quelle zone sa console doit provenir pour pouvoir s'approvisionner aisément en jeux. A l'heure où j'écris ces lignes, et selon les chiffres des gérants des magasins, les jeux viennent à peu près à 50% de la zone 1, à 30% de la zone 2, et donc à 20% de la zone 3.
Des jeux originaux pour des consoles d'origine
Hossein vend aussi quelques jeux, surtout des originaux, pour Xbox One et PS4 qui lui sont livrés par les mêmes filières que pour les consoles. Il s'est spécialisé dans les jeux interdits, c'est-à-dire ceux dont la censure a refusé la vente dans le commerce. Il cache, dans une boîte en carton rangée sous son bureau, un petit stock du jeu « The Last of Us ». « Ça se vend super bien », s'écrie-t-il. Ça se vend surtout au prix fort : 200.000 tomans pour un exemplaire, c'est-à-dire environ 48 € (prix déduit du cours réel du rial, donc en ce moment, 1 € = 42.000 rials. En Iran, peu de gens parlent en rials, mais en tomans, et 10 rials = 1 toman).
Hossein vend ces jeux en sous-main, et la visite d'un client ressemble à s'y méprendre à la visite d'un camé à son dealer. En tout cas, les symptômes sont là : stress, chuchotements, regards en coin, retournements intempestifs...
Des prix prohibitifs
En Iran, le salaire moyen est à peine plus élevé que 230 € par mois. A ce compte, le prix des consoles peut paraître exorbitant. 850.000 tomans pour une Xbox 360, c'est-à-dire environ 200 €. La PS3 est à peine plus chère. En ce qui concerne les consoles de nouvelle génération, l'addition est encore plus salée, d'autant plus qu'il faudra que le client se procure des jeux originaux, hors de prix, et parfois galère à trouver.
Le prix dépend de plus de la région dont la console provient. Si la console provient d'une zone pour laquelle on trouve beaucoup de jeux, elle sera légèrement plus chère (pas trop non plus, pour inciter le client à acheter la console la plus chère). Par exemple, une PlayStation 4 provenant de la zone 1 (US) vaut 1.550.000 tomans, soit 370 €, et 1.450.000 tomans, soit 345 €, si elle provient de la zone 2 (Europe).
Une Xbox One, quant à elle, coûte 1.580.000 tomans, soit 375 €, sans Kinect, et 2.000.000 tomans soit 475 €, avec Kinect, qui est quasiment introuvable en Iran. Tous ces prix sont bien entendu négociables, le marchandage étant assez commun en Iran.
Un métier pour des passionnés
Il est tard maintenant, et Hossein doit quitter sa boutique, surtout que, comme beaucoup de jeunes Iraniens, il cumule plusieurs boulots pour pouvoir subvenir à ses besoins et se permettre une vie un peu plus confortable. La boutique ne lui rapporte pas énormément d'argent. Hossein fait surtout ça par passion et pour pouvoir mettre facilement la main sur un bon paquet de jeux interdits. Il m'accompagne sur la route du retour et me raconte ses parties mémorables sur ces jeux censurés, ses petites embrouilles avec ses clients, sa vision du futur du jeu en Iran... Il me quitte, et ses éclats de voix (il n'a plus besoin de moi pour parler) s'estompent doucement avec lui dans la nuit, qui tombe toujours trop tôt dans ce pays.
Cet article est écrit et proposé par Edouard, voyageur moderne à l'origine de l'initiative "Joueurs du Monde".