Incarner un personnage, lui donner vie dans un univers aux règles définies, c'est ce qui définit le roleplay. En fournissant un support visuel à cette pratique, le jeu vidéo était par essence un outil formidable pour faire grandir cette tradition jusqu'alors dévolue aux amateurs de joutes avec des épées en mousse dans les bois ou au lancer de dés à vingt faces autour d'une table. Mais dans les faits, entre les personnes en ligne qui ne jouent pas le jeu et les mécaniques de gameplay qui cassent l'immersion, les roleplayers sont aujourd'hui bien en peine de cumuler leur passion avec leur pratique du jeu vidéo.
Et toi, tu veux faire quoi plus tard ?
Ne le niez pas, cette question, vous l'avez entendue des dizaines de fois dans votre enfance. Pompier, Chevalier, Footballeur, Actrice, Princesse ou Journaliste (j'étais... différent), toutes les voies étaient alors ouvertes pour l'esprit fertile d'un jeune freluquet plein d'espoir. Faire du roleplay ou jouer un rôle, c'est un moyen de faire rêver les grands enfants que nous sommes encore, de s'évader, de sortir de notre quotidien pour s'immerger dans la peau d'un autre personnage au sein d'un univers disposant de ses propres codes, définis par une autre personne occupant le rôle de maître du jeu.
Avant de nous lancer dans le sujet, il convient de faire une pause sémantique. Incarner un rôle implique de créer un personnage et d'en définir le moindre détail tout en restant dans un cadre précis : celui d'un univers disposant de son background, c'est-à-dire l'ensemble des lois, coutumes, codes, qui permettent de le définir. La principale différence entre le roleplay hors jeu vidéo et le roleplay vidéoludique est la nature du maître du jeu, qui n'est ici plus un humain avec lequel on interagit mais bien le champ d'action défini par le jeu lui-même. Certes, on me rétorquera que le jeu et par essence ses règles ont été à l'origine conçus par des humains, mais l'interaction s'en trouve indéniablement affectée. La question du roleplay ne concerne donc visiblement pas tous les jeux vidéo et exclurait de fait les titres où la notion de choix est quasiment inexistante.
Jeux de rôle, choix multiples : Représentants du roleplay dans les jeux vidéo
Parler de roleplay vidéoludique sans évoquer les RPG, c'est un peu comme tenter un baba au rhum sans alcool et rater ainsi la partie la plus enivrante du gâteau. En permettant de gérer ses compétences et son style de jeu (J-RPG) ou même en ajoutant la possibilité de créer son personnage et de façonner son caractère via un système de choix moraux (RPG occidentaux), les jeux de rôle sont devenus un outil idéal pour les rôlistes afin de se livrer à leur passion sur petit écran. Parmi les sous-genres propices à l'éclosion du roleplay se trouve également le MMORPG, qui ajoute aux éléments du RPG déjà cités des outils utiles à cette pratique : interaction poussée avec les autres joueurs, possibilité de création de guildes, ouverture de serveurs dédiés « jeu de rôle ».
Mais si nous posons aujourd'hui la question de l'existence même du roleplay, c'est bien à cause du peu de place qui lui est laissé dans certains titres qui s'y prêteraient pourtant bien. Sans fracas ou grand bouleversement, c'est à coups de petites retouches que les développeurs ont peu à peu coupé notre rapport au roleplay.
Le phasing, c'est cette pratique qui consiste à modifier un environnement en fonction de l'état d'avancement d'un joueur. Par exemple, après avoir accompli une quête consistant à brûler un village, vous verrez que ledit village est désormais détruit et vierge de toute vie, alors qu'un de vos camarades n'ayant pas encore accompli cette quête le verra encore dans son état initial. L'intérêt de cette pratique est clairement d'apporter du dynamisme à la narration... dans le cadre d'une expérience solo. Or, celle-ci s'est démocratisée dans les jeux de rôle en ligne et est même omniprésente dans l'ensemble des MMO « Theme Park » comme World of Warcraft ou Star Wars : The Old Republic, pour ne citer que des exemples auxquels j'ai consacré une partie de mon temps personnel. S'il est possible de contourner cette barrière en gardant le même niveau de progression que ses camarades rôlistes, la manœuvre ne facilite pas la tâche et l'abus de phasing peut conduire à des situations où le roleplay se voit cassé parce que deux personnages ne sont plus dans la même étape de phasing. Autre cas qui concerne directement Warlords of Draenor, la dernière extension de World of Warcraft : la narration peut également mettre un frein au roleplay. Alors que les précédentes extensions vous plaçaient dans la peau d'un péquin lambda chargé de faire son trou au même titre que les milliers d'autres joueurs qu'il côtoie, la dernière vous place en tant que commandant de l'alliance ou de la horde, gérant un fief situé au même endroit pour l'ensemble des joueurs d'une même faction et soumis aux lois du phasing. Difficile de concilier cette situation avec un roleplay de groupe.
World of Warcraft : Cataclysm a généralisé le phasing sur le MMO phare de Blizzard.
Roleplay en solo, le nouveau dogme
Les deux MMORPG mentionnés ci-dessus font également partie de ces titres qui peuvent être parcourus intégralement en solo sans aucune difficulté, autre signe d'une époque où le roleplay de groupe n'est pas favorisé. Mais insinuer que le roleplay est mort à cause de certains éléments de narration ou de gameplay favorisant l'expérience solo dans des MMORPG majeurs serait aller un peu vite en besogne. En s'immergeant dans le rôle de son personnage le temps d'une soirée pour s'évader, un joueur ne souhaite pas forcément en côtoyer d'autres et peut tout à fait privilégier son expérience personnelle. Il s'affranchit ainsi de nombreuses contraintes liées au jeu en groupe tout en continuant de pouvoir soigner son amour du rôlisme.
Des séries connues pour leur mode solo apportent cette possibilité. Par leur liberté de création du personnage et leurs mondes ouverts riches en quêtes, les Elder Scrolls se sont même imposés comme la figure de proue du genre. Faites l'expérience avec votre entourage ayant parcouru les contrées enneigées de Bordeciel, demandez-leur de vous raconter leur histoire. Vous tomberez rarement deux fois sur le même récit, preuve que chaque personnage est unique et qu'il est tout à fait possible d'y apposer sa patte, de lui insuffler une âme sans avoir besoin d'autres joueurs pour légitimer l'existence de l'univers auquel on appartient. L'ouverture de l'univers et la présence d'une narration discrète ne sont pas des passages obligés : la narration interactive offre un autre moyen de diriger la destinée de son personnage. Nous ne parlons pas ici d'une notion de choix sans incidence n'ayant que pour but de torturer votre conscience (Telltale style) mais bien de véritables choix ayant une conséquence sur votre partie, à l'image de la série Mass Effect.
Ces deux exemples prouvent certes que le roleplay n'est pas totalement délaissé dans les séries majeures du jeu vidéo, mais ils datent d'il y a déjà quelques années et masquent les carences de séries qui ne lorgnent pas du côté des RPG mais auraient pourtant des atouts pour attirer ce genre de public. Prenons en exemple deux titres parus en 2014 : Destiny et Assassin's Creed Unity. Le premier propose une histoire personnelle effacée, une création de personnage sommaire mais qui a le mérite d'exister et une composante multijoueur omniprésente : le terreau idéal pour partager des séances de roleplay entre joueurs. Mais avec des interactions sociales quasiment inexistantes ou réduites à quelques mouvements accessoires (saluer, danser, s'accroupir...), les possibilités de roleplay tombent à l'eau et cèdent la place à des échanges classiques entre joueurs partageant leurs anecdotes de boulot ou les bêtises du petit dernier qui découvre les joies du CP. Assassin's Creed Unity partait également sur de bonnes bases en proposant au joueur de modifier chaque partie de la tenue de son avatar et d'errer dans les rues de Paris avec trois de ses compères. Il pèche toutefois à cause de l'absence de lien entre des quêtes en coopération pourtant scénarisées, datées et agréables à parcourir. Comment peut-on s'immerger efficacement dans un titre où les séquences d'exploration se passent en 1789, avant d'enchaîner sur un événement de 1793 puis de revenir à une autre quête en coopération de 1790 ? En apparence anecdotique, ce genre de détails peut rapidement casser l'immersion. C'est d'ailleurs pour la même raison qu'un amateur de roleplay footballistique (ne riez pas, les storys et récits de parties sont légion sur la toile) privilégiera le sens du détail exacerbé d'un Football Manager à la facilité d'accès du mode Carrière d'un FIFA ou d'un Pro Evolution Soccer afin de servir de toile de fond à son récit d'entraîneur en quête de reconnaissance.
Le constat est un peu amer mais finalement logique : le roleplay vidéoludique peine à sortir du modèle des RPG classiques et se cantonne de plus en plus à une expérience tournée vers le solo. Pas déplaisante pour autant, cette vision du roleplay reste toutefois bien différente de ses homologues qui pullulent dans les réunions de joueurs ou via des forums dédiés sur le Net. Il reste quelques exceptions pour faire mentir ce constat tels que Minecraft ou EVE Online, bien que la pratique du roleplay dans ces titres reste dévolue à quelques rares énergumènes pas toujours bien compris par les non-initiés. Le destin du roleplay n'est peut-être pas voué à se lier avec les attentes bien différentes d'un public vidéoludique dont l'image suffit à susciter l'évasion.