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Sujet : Jeuxvideo.com : Une odyssée interactive

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Niveau 8
29 septembre 2014 à 10:48:49

:globe: Avant-propos :globe:

L’idée de raconter l’histoire de Jeuxvideo.com avait germé dans mon esprit il y a de nombreuses années. J’éprouvais depuis longtemps le besoin de partager un certain nombre d’anecdotes et de dévoiler les coulisses d’un site qui est aussi une entreprise.

Après avoir quitté la direction de Jeuxvideo.com en août 2012, j’ai disposé du temps nécessaire et me suis consacré pleinement à l’écriture de ce livre. Cela me permettait de clore en beauté ce gros chapitre de ma vie. Bizarrement, je voyais là un moyen de « sauvegarder », comme dans une partie de jeu vidéo ! J’avais joué à un grand jeu de stratégie pendant dix-sept ans, j’avais fait un high score, et il me fallait enregistrer ma progression pour éviter de tout perdre. Écrire ce livre, c’était donc sauvegarder l’ensemble de ces souvenirs accumulés tout au long de ma partie, et vous les faire partager.

Ce modeste ouvrage vous présente la création et le développement de Jeuxvideo.com tels que je les ai vécus. Ne vous attendez pas à y trouver une forme d’objectivité journalistique : j’ai préféré au contraire raconter les événements tels que je les ai ressentis. Néanmoins, tout ce que je raconte est vrai !

J’ai tenté de relater cette histoire en gardant en tête mon état d’esprit de l’époque afin d’éviter d’altérer des faits anciens par une relecture contemporaine, écueil classique des chefs d’entreprise lorsqu’ils racontent leur réussite. Pour m’aider, j’avais heureusement à disposition l’ensemble de mes emails depuis 1997, soit près de cent cinquante mille messages, rien qu’en comptant ceux que j’ai envoyés. Vous avez le droit de penser que je suis un maniaque d’avoir conservé tout ça !

Dans cet ouvrage, je raconte comment j’ai vécu de l’intérieur de nombreux événements connus de nos lecteurs, mais aussi beaucoup d’anecdotes que seuls peuvent connaître ceux qui ont fréquenté de près Jeuxvideo.com. Certaines d’entre elles pourront même étonner mes plus proches collaborateurs.

Voici donc le livre d’un jeune homme qui a eu la chance de faire de sa passion des jeux vidéo son métier. C’est aussi le livre d’un entrepreneur qui n’était pas du tout destiné à le devenir, terrorisé qu’il était à l’idée de passer un simple coup de fil à un client. C’est enfin l’histoire singulière d’une équipe de passionnés payés pour jouer, dont le site a connu une réussite fulgurante déjouant toutes les prévisions. Le tout depuis la petite ville d’Aurillac, au pied des volcans d’Auvergne.

Bienvenue dans les coulisses de Jeuxvideo.com !

Sébastien Pissavy

:globe: I. L’encyclopédie :globe:

Février 1995, j’étais appelé sous les drapeaux. Dix longs mois à passer au 92ᵉ régiment d’infanterie de Clermont-Ferrand. J’y effectuais mon service militaire, un vestige de l’histoire tragique du XXᵉ siècle, quand le pays mobilisait des millions de jeunes gens pour défendre la patrie. Après quelques semaines passées à jouer à la guerre, qui n’avaient aucunement éveillé en moi un quelconque appétit pour le maniement des armes, j’étais muté à la cellule informatique du régiment. Un endroit beaucoup plus calme, où les seules armes que je manipulais désormais étaient le clavier et la souris. Très vite, j'ai noté que les travaux qu’on nous confiait étaient loin de remplir nos journées, ce qui laissait à la dizaine d’appelés informaticiens dont je faisais partie le temps de jouer discrètement sur nos PC. Les Doom II, Terminal Velocity ou Dune II n’eurent bientôt plus de secrets pour nous.

À ce stade, il faut que je vous dise que l’informatique était pour moi à vingt et un ans une vraie passion, et que j’y consacrais la plupart de mon temps libre. Je jouais, bien sûr. Mais, plus encore, j’aimais bidouiller, expérimenter. Je programmais un peu dans les langages Pascal et C++. J’essayais de petits logiciels gratuits. En résumé, les ordinateurs et le jeu vidéo faisaient depuis très longtemps partie de ma culture, de mon mode de vie.

J’avais découvert l’informatique au début des années 1980, lorsque j’étais en classe de sixième, grâce au petit micro-ordinateur VG-5000 de Philips qu’un père Noël bien inspiré avait eu la bonne idée de déposer au pied du sapin familial. C’était un bijou technologique ! 16 Ko de mémoire vive, et une dizaine de couleurs affichables à l’écran. Grâce à lui, la télé familiale se transformait en un nouveau monde, inconnu et merveilleux à la fois ! Les jeux du VG-5000 étaient distribués sur cassettes. Celles-ci étaient rares et chères. Les programmes mettaient un temps interminable à se charger depuis le magnétophone externe branché à l’ordinateur. Largement le temps d’aller goûter pour patienter. Et quand je revenais, j’avais souvent la désagréable surprise de trouver une erreur de chargement. Il ne restait plus qu’à rembobiner la cassette, et à recommencer. En croisant les doigts pour que la cassette ne soit pas définitivement illisible !

Plus tard, à l’âge où mes copains rêvaient d’une mobylette pour prendre leur indépendance, ce que je désirais plus que tout, c’était un micro-ordinateur, un Amstrad CPC 6128. Celui-ci a fini par arriver un beau jour au pied du sapin. Ce fut pour moi une révélation. Je me suis mis alors à me passionner véritablement pour cet ordinateur. J’achetais la presse spécialisée : Amstrad cent pour cent, AM-Mag, Amstar… Et je jouais à des dizaines de jeux mythiques, qui sont encore dans la mémoire de nombreux joueurs de cette époque : Sorcery, Sram, Renegade, Gryzor, 1943, Defender of the Crown, Winter Games, Crazy Cars…

Dans le même temps, le Minitel est arrivé à la maison. Un camarade de classe m’a fait découvrir cet ancêtre français et monochrome du Web, et surtout RTEL. C’était un service de messagerie où se rassemblait une multitude de passionnés d’informatique afin d’y échanger idées et bidouilles. Pour me connecter au service, j’ai dû prendre un pseudonyme. J’ai choisi Lightman, du nom du héros d’un de mes films préférés : WarGames [1]. Je ne le savais pas encore, mais ce pseudonyme de Lightman me suivrait pendant des années, au point que beaucoup de gens aujourd’hui encore ne me connaissent que sous cette appellation.

J’étais donc inscrit sur RTEL. C’est là que j’ai rencontré de nombreux autres passionnés avec qui échanger et participer à des projets collectifs. Un jour, j’ai même été engagé dans un projet de création de jeu d’aventure en tant que graphiste. Sans doute le plus mauvais graphiste de l’histoire du jeu vidéo ! Malgré la signature d’un contrat d’édition, le jeu n’a jamais vu le jour. Néanmoins, il m’a donné le goût des projets vidéoludiques ambitieux.

L’Amstrad m’a permis aussi de me frotter à la rédaction d’un fanzine personnel de quatre pages, que j’ai intitulé CPC MAG et que je diffusais au compte-gouttes à quelques amis et contacts… Autant dire une distribution très confidentielle ! Je consacrais de longues heures à rédiger et à mettre en pages chaque numéro. C’était long, terriblement fastidieux, mais j’adorais ça, malgré des moyens dérisoires. J’imprimais le fanzine sur une imprimante matricielle, qui me servait également de scanner rudimentaire en noir et blanc. Enfin, j’utilisais un logiciel de mise en pages antédiluvien, que je ne pouvais piloter qu’avec mon joystick, puisque je n’avais pas de souris ! Bref, un véritable travail de fourmi — mais quel plaisir de découvrir après impression une feuille de chou qui ressemblait à un vrai journal ! J’ai gardé de cette expérience le goût pour la création de rédactionnel vidéoludique.

Et puis, le bac en poche, l’Amiga 500 de Commodore est venu remplacer l’Amstrad CPC. Des graphismes somptueux, bien plus impressionnants que ceux des PC de l’époque, et une quantité de jeux phénoménale ! Des jeux d’autant plus accessibles au petit pirate que j’étais que les disquettes de trois pouces et demi de l’Amiga étaient peu onéreuses, contrairement à celles de trois pouces de l’Amstrad ! Le piratage de jeux vidéo était déjà très répandu sur les micro-ordinateurs du début des années 1990. C’était d’ailleurs un avantage décisif dans l’esprit des joueurs quand venait le temps de décider quelle machine de jeu acheter : les consoles coûtaient beaucoup plus cher à l’usage, puisqu’il n’y avait pas d’autre solution que d’acheter les jeux !

J’ai beaucoup joué sur Amiga, car la machine s’y prêtait. Des jeux d’action, de sport, d’aventure, de course… Shadow of the Beast, Kick Off, Sensible Soccer, Rick Dangerous, Monkey Island, Lemmings, Nord et Sud, Wings, Silkworm, Another World, Pang, Lotus Esprit Turbo Challenge, Turrican, Great Courts, Pinball Dreams et Superfrog… Des jeux inoubliables, restés dans les mémoires de toute une génération de joueurs aujourd’hui quadragénaires.

Au-delà de ma passion pour les jeux, je participais aussi à des projets collaboratifs, dont la création de démos avec un groupuscule de passionnés rencontrés sur RTEL. Les démos étaient des programmes informatiques destinés à montrer de quoi votre machine de prédilection était capable. Leurs créateurs étaient aussi bien des techniciens (programmation) que de véritables artistes (graphismes et musique). J’essayais ainsi de bricoler quelques bouts de démos, tout en continuant à lire assidûment la presse spécialisée : Amiga Revue, Amiga News…

Deux ans plus tard, la machine de Commodore n’ayant pas su évoluer et ne répondant plus que partiellement à mes besoins de jeune étudiant en informatique, un PC 486 s’est substitué à l’Amiga. Un premier PC, que je devais à la générosité d’un grand-oncle bienveillant, sans lequel la suite de ce livre n’aurait donc pas été possible. Du fait de ses capacités graphiques et musicales plus limitées, je jouais moins sur ce nouvel ordinateur. En revanche, j’ai alors
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[1] Film sorti en 1983 dans lequel le héros, David Lightman, incarné par Matthew Broderick, est un adolescent fan de jeux vidéo et génie du piratage informatique qui sans le savoir manque de déclencher une guerre thermonucléaire globale.

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découvert toute la richesse du monde PC. La quantité astronomique de matériels et surtout de logiciels disponibles. Sur Amiga, il manquait toujours un logiciel, un utilitaire de conversion de formats, un pilote pour tel périphérique… Sur PC, c’était comme si tous les logiciels avaient déjà été développés, pour tous les besoins existants ou susceptibles d’exister un jour ! La découverte de cette abondance logicielle était grisante. Qui plus est, les passionnés d’informatique disposant d’un PC étaient incomparablement plus nombreux que les fans d’Amiga ! Comme pour l’Amstrad et l’Amiga, j’ai eu l’occasion de participer à plusieurs projets collaboratifs sur PC. Dont celui d’un fanzine numérique intitulé Le Reporter, pour lequel j’écrivais ponctuellement.

Mais revenons en 1995. En juin, lors d’un dimanche de permission, j’étais à la recherche d’un nouveau projet pour occuper mon temps, lequel me paraissait bien long, à la lueur des écrans cathodiques du régiment. J’avais besoin de me rendre utile : il me fallait une idée. Pour une fois, pas une idée confidentielle qui n’éveillerait l’intérêt que d’une poignée de technophiles, mais un projet d’envergure qui s’adresserait à de nombreux utilisateurs.

J’avais en effet, quelque temps auparavant, passé des mois à mettre au point un petit logiciel de gestion sportive. Lorsque j’avais voulu le diffuser en le proposant à quelques éditeurs, je m’étais vu opposer une fin de non-recevoir. « Cible trop confidentielle ! Ça ne se vendra jamais ! Qui pourra bien utiliser ça ⁉ De toute façon, les sportifs n’ont pas de PC ! » Cette fois-ci, je ne voulais pas reproduire la même erreur. Je viserais donc le grand public. Plutôt alors que tenter de réaliser une prouesse technique pour mon plaisir propre, je me suis mis à la recherche d’une idée qui présenterait un moindre challenge technique tout en répondant à un besoin non encore couvert.

Mon choix s’est porté sur une collection d’astuces pour les jeux vidéo. Les nombreux magazines dédiés à ces logiciels proposaient tous une rubrique d’astuces de jeux. Il existait même des serveurs Minitel qui dispensaient astuces ou solutions permettant aux joueurs de progresser dans leurs jeux vidéo favoris. J’étais moi-même très client de ce genre de contenu en tant que joueur. Et pour cause ! Dans les années 1990, les jeux étaient d’une difficulté relativement élevée. En venir à bout seul représentait un défi insurmontable pour les joueurs, à l’exception d’une petite élite de passionnés. La seule solution si vous étiez bloqué dans un jeu consistait à connaître des astuces, des trucs, des codes pour vous permettre d’avancer, de passer un niveau réputé infranchissable ou de terrasser un monstre apparemment invincible.

Malheureusement, toutes ces astuces étaient complètement éparpillées : magazines, serveurs Minitel, bouche-à-oreille. Aucune source ne les rassemblait toutes. Ainsi, il était très difficile de savoir avec certitude où trouver les astuces de son jeu favori. Peut-être dans le dernier numéro de son magazine préféré ? À moins peut-être que ce soit dans celui du mois précédent ? J’avais trouvé mon besoin non couvert.

C’était décidé, j’allais rassembler en un document numérique toutes les astuces de jeux que je découvrirais ou que l’on m’enverrait. Et puisque mes ambitions n’étaient pas de faire quelque chose de confidentiel, j’ai décidé d’appeler cette collection d’astuces de jeux Encyclopédie des trucs et astuces de jeux vidéo (ETAJV). À cette étape, la question se posait de savoir quel format utiliser pour que l’ETAJV soit diffusée au plus grand nombre. Elle devait être pour moi facile à gérer et à maintenir, tout en étant aisée à consulter pour n’importe quel possesseur de PC. Je me suis donc interdit de concevoir un logiciel maison, qui m’aurait demandé beaucoup trop de travail technique en plus du temps nécessaire à la collecte d’informations. J’ai plutôt opté pour l’archivage des astuces sous la forme d’un fichier d’aide Windows. Ce format de fichier à l’extension .HLP était assez répandu. Plusieurs publications numériques l’utilisaient, dont le fanzine Le Reporter auquel je collaborais régulièrement. Ce format numérique présentait des atouts déterminants. Tout d’abord, il pouvait être généré très simplement à partir d’un fichier produit par un logiciel de traitement de texte. En outre, les fichiers HLP disposaient de nombreux avantages. Ils étaient lisibles directement sur toutes les versions de Windows de l’époque [2]. Le fichier produit, compact, pouvait tenir sur une disquette. Par ailleurs, le format d’aide Windows ne nécessitait aucune installation de logiciel supplémentaire sur le PC de l’utilisateur. Enfin et surtout, le format HLP offrait une souplesse d’utilisation rare pour l’époque. Il permettait une navigation aisée dans les textes, grâce à un système d’hyperliens qui se rapprochait de ce qu’on trouverait par la suite sur les pages Web.

J’ai donc commencé mon travail de collecte d’astuces en utilisant un vieux logiciel de traitement de texte, récupéré lors de mon stage de fin d’études, et le compilateur d’aide gratuit de Microsoft. Le 5 juin 1995, la première version de l’ETAJV était finalisée. C’était la version 0.13 : elle référençait des astuces pour treize jeux PC ! J’avais décidé de la diffuser gratuitement dans son intégralité, selon le mode de distribution freeware : n’importe qui pouvait l’utiliser librement et la dupliquer, mais pas en faire commerce.

À partir de là, j’ai pris la résolution de mettre à jour régulièrement cette encyclopédie. Pour cela, j’incitais les gens que je connaissais à m’envoyer leurs propres astuces lorsqu’elles ne figuraient pas encore dans l’ETAJV. Les versions se sont succédé au fil de mes permissions : elles contenaient quelques astuces supplémentaires ou corrigeaient des imprécisions qui m’avaient été signalées. C’était donc une sorte de document contributif avec les moyens dont je disposais à l’époque, c’est-à-dire à la main, sans Internet, juste avec le Minitel et le courrier postal.

Je ne me suis pas arrêté là. Non content de copier des disquettes de l’ETAJV pour mes proches, j’ai décidé d’envoyer l’encyclopédie aux magazines spécialisés dont j’étais un lecteur assidu. Je n’étais pas sûr que cette encyclopédie intéresse grand monde, mais sait-on jamais ? Si un journal diffusait l’ETAJV ou faisait ne serait-ce que l’évoquer en quelques lignes, je savais que cela m’aiderait à poursuivre mon travail de collecte. À ma grande surprise, certains magazines ont décidé de diffuser l’ETAJV sur le CD accompagnant leur revue. C’est ainsi que, dès l’été 1995, les magazines PC Fun, PC Team et PC Loisirs reprirent l’encyclopédie sur leur CD. Rapidement, DP Tool Club, une petite entreprise de diffusion de programmes freeware et shareware, a mis l’ETAJV à son catalogue. Cette diffusion relativement importante a provoqué un effet inattendu : l’encyclopédie a commencé à bénéficier d’une petite notoriété qui m’a valu de multiples courriers de joueurs qui m’encouragaient à poursuivre mon travail, tout en m’envoyant de nouvelles astuces. Je recevais même parfois des solutions de jeu complètes, et très souvent une disquette vierge avec une enveloppe timbrée pour que je puisse leur expédier la dernière version de l’encyclopédie ! Voilà qui m’incitait à redoubler d’efforts : ce que je faisais intéressait et plaisait aux joueurs ! Super ! Il fallait que je continue dans cette voie.

Cette impression positive a été confirmée peu de temps après, quand j’ai décidé de faire participer l’ETAJV à deux concours de lecteurs lancés par les magazines PC Team et PC Fun. Pour chacun des magazines, c’est l’ETAJV qui est arrivée en tête ! Tout cela m’a conforté dans l’idée que mon encyclopédie était une véritable bête à concours et que, si plusieurs magazines diffusaient chaque nouvelle version, c’était qu’il y avait un véritable engouement de la part des joueurs ! La fin de l’année 1995 signait aussi celle de mon séjour sous les drapeaux. C’est à ce moment-là que j’ai envoyé la dernière version de l’encyclopédie à l’un de mes amis, François Claustres, alias Leviathan, afin qu’il me donne son avis. François avait quelques années de plus que moi. Non content d’être un très bon autodidacte en informatique, c’était aussi un brillant étudiant en économie. Il préparait à la fac de Grenoble une thèse en économie européenne. Fréquentant comme moi les serveurs Minitel des passionnés d’informatique, il collaborait lui aussi régulièrement au fanzine numérique Le Reporter.

Je lui ai fait part de ma préoccupation vis-à-vis de l’ETAJV. Je disposais en effet de moins en moins de temps pour la mettre à jour, du fait de nombreuses sollicitations de joueurs bloqués dans leurs jeux. J’attendais de sa part éventuellement quelques suggestions et au mieux des encouragements polis. Contre toute attente, François m’a proposé de s’investir pour m’aider dans ce qu’il qualifiait de « véritable travail de bénédictin ». Il est vrai que ce long travail de classement d’astuces sous Word devenait pour moi de plus en plus lourd au quotidien. Et cet archivage laborieux et artisanal, qui pouvait convenir pour quelques dizaines de jeux, devenait très lourd à gérer pour plusieurs centaines. Je devais en effet insérer chaque texte à la main sous Word, dans l’ordre alphabétique, et mon PC commençait sérieusement à souffrir d’avoir à gérer un si gros fichier. La navigation dans les données devenait extrêmement lente, et j’étais persuadé qu’un jour viendrait où cette mise à jour manuelle ne serait techniquement plus possible. Sans compter que toutes ces données vidéoludiques étaient stockées de façon brute : cela heurtait quelque peu ma sensibilité d’informaticien, habitué à stocker tout ou presque sous la forme de base de données, pour disposer de la possibilité de traitements automatisés ultérieurs… La proposition de François de me prêter main-forte
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[2] La compatibilité s’arrêtera avec Windows Vista.

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arrivait donc à point nommé. Il allait se charger de concevoir une base de données me permettant d’être plus efficace dans le traitement quotidien des astuces de jeux.

Après un premier essai infructueux sous l’obsolète logiciel dBase V, la seconde tentative fut la bonne. François était arrivé à créer une base de données sous le logiciel Microsoft Access, réputé fiable et rapide. C’était la naissance de ce que François a baptisé la BTAJV : Base de trucs et astuces de jeux vidéo. Cette base de données permettait de stocker non seulement les astuces, mais aussi la mise en forme des textes. François avait pour cela élaboré un véritable langage, doté d’une syntaxe simple, qui permettait de mettre des textes en gras, italique ou souligné, d’opter pour une police d’écriture à chasse fixe [3], ou encore de déclarer des titres sur trois niveaux. Une sorte de mini-HTML [4]! En fait, François avait recréé toutes les mises en forme de texte que j’avais pu utiliser à la main avec Word. Grâce à ce minilangage, tous les enrichissements de texte devenaient automatisables. Cette BTAJV aura été la véritable clé de voûte de l’encyclopédie et de la future rubrique « Astuces » de Jeuxvideo.com. Et ce n’est qu’en 2008 qu’elle sera remplacée par un système plus performant !

Dès le début de notre association, François a apporté au projet sa vision d’économiste. Jusque-là, je m’attachais surtout aux aspects pratiques, techniques, et à la vision de l’utilisateur. François, lui, ne voyait pas uniquement l’ETAJV comme une simple bonne idée ou un succès d’estime : il percevait, sans doute plus que moi, le potentiel économique de ce travail. Et ses conseils en la matière allaient s’avérer précieux.

:globe: II. Le minitel :globe:

Les versions de l’ETAJV s’enchaînaient à un rythme régulier, quand, un beau jour, j’ai été contacté par une société du nom de PIC Télématique. C’était une jeune entreprise parisienne concevant et éditant des services Minitel à destination du grand public. Elle vivait des reversements de France Télécom. Et cela marchait plutôt bien. PIC était dirigée par Pierre Delavaquerie, jeune entrepreneur que je connaissais pour faire partie des mêmes cercles de passionnés que lui sur le Minitel. Pierre était à la tête de sa société à seulement vingt-trois ans, et éditait pour lui ou pour le compte de clients un certain nombre de 3615 à succès.

En bon éditeur de services télématiques, il était à l’affût de la moindre opportunité, plus précisément de tout contenu susceptible d’intéresser les utilisateurs du Minitel. À ce titre, il a perçu rapidement l’exploitation commerciale qui pouvait être faite de l’ETAJV sur le Minitel. Il m’a ainsi proposé de créer le 3615 ETAJV, un service dont la consultation serait facturée à l’utilisateur 2,23 F la minute (0,34 €), dont environ la moitié serait reversée à l’éditeur du service. Pierre m’a proposé un accord simple : à lui de créer le service Minitel et de gérer son exploitation, à nous de fournir le contenu et ses mises à jour. Nous nous partagerions les reversements. Il y avait juste un petit problème : pour pouvoir proposer un service Minitel, il fallait créer une entité juridique. En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, une personne physique ne pouvait pas devenir éditeur pour le Minitel. La solution la plus simple et la plus rapide pour me permettre de porter ce projet de serveur Minitel consistait à créer une association régie par la loi de 1901. C’est ainsi qu’a vu le jour l’association Aliena Informatique, dont j’ai été le président. Puisqu’il me fallait deux noms supplémentaires, j’ai parachuté une de mes sœurs au poste de secrétaire, tandis que mon meilleur ami acceptait d’en devenir le trésorier. Merci à eux d’avoir accepté d’apposer leur signature à un projet auquel ils n’étaient associés que sur le papier et qui probablement leur paraissait assez fumeux !

Au printemps 1996, j’avais donc créé une association destinée à permettre l’ouverture du futur 3615 ETAJV. Je venais de recevoir le soutien de François Claustres, qui travaillait au développement de la base de données. D’ailleurs, nous avions déjà convenu tous deux d’une répartition des profits ultérieurs, si jamais il devait y en avoir. Au cas où le succès se poursuivrait, nous envisagions même de créer une entreprise. La structure associative était seulement transitoire, n’ayant d’autre but que de nous permettre d’ouvrir le serveur Minitel sans délai, afin de tester notre idée.

C’est à ce moment-là que mon second associé a fait son apparition. Il s’agit de Jérôme Stolfo, alias Stoub. Je le connaissais déjà depuis un an ou deux. Il avait dix-neuf ans, habitait à Toulouse, et c’était un petit génie de l’informatique. Alors qu’il était encore lycéen, il avait créé en langage C++ une interface graphique similaire à Windows pour MS-DOS. C’était un travail remarquable. J’avais été ébahi par le talent de ce garçon, dont les capacités en matière de programmation étaient même supérieures à celles de la plupart des étudiants en informatique que j’avais côtoyés lors de mes études. Alors que lui n’avait suivi aucune formation : il avait tout appris par lui-même ! Comme François et moi, Jérôme participait au fanzine Le Reporter. Dès qu’il a eu connaissance des premières versions de l’ETAJV, il a voulu soutenir ce projet. D’abord en m’envoyant de nouvelles astuces de jeux destinées à compléter l’encyclopédie. Puis, dès qu’il a pu avoir un abonnement Internet, il m’a proposé de mettre à disposition sa page personnelle pour diffuser l’ETAJV sur le Web.

J’ai alors parlé de Jérôme à François. Celui-ci m’a suggéré une association tripartite. Je m’occuperais de l’ETAJV ; François, des outils pour la produire ; Jérôme, du site Web qui hébergerait l’encyclopédie. L’association Aliena Informatique que je venais de créer nous servirait de structure juridique temporaire. Dès lors, nous convenions d’une répartition des éventuels bénéfices, ainsi que de la création d’une entreprise si le projet marchait bien. En somme, nous définissions dès le début le rôle de chacun et la répartition des profits, en fixant nos intentions sur le papier. Au début, tout cela me paraissait un peu superflu, tant l’ETAJV était encore un projet fragile et très amateur. Avec le recul, toutefois, j’ai pris conscience que c’est grâce à cet accord et grâce à ces engagements réciproques pris très tôt que nous avons assuré la pérennité du projet. Il était en effet sans doute essentiel de prévoir l’hypothèse où le projet serait profitable bien avant qu’il le fût. A posteriori, il est toujours difficile de trouver un accord une fois que la donne a changé. Et combien d’associés s’entendant à merveille au tout début d’une aventure entrepreneuriale se brouillent lorsque le projet décolle !

C’est ainsi, grâce à Jérôme, que l’ETAJV a fait sa première apparition sur le Web. À partir de mars 1996, Stoub transférerait chaque nouvelle version de l’ETAJV sur l’espace personnel mis à disposition par son fournisseur d’accès à Internet. Il était de nous trois le seul à disposer d’un tel accès. Les connexions à Internet étaient alors très chères en France, et seuls les citadins des grandes villes pouvaient utiliser les services de quelques rares fournisseurs indépendants qui faisaient des efforts sur les tarifs. C’était le cas de Stoub, qui avait souscrit un abonnement auprès d’une entreprise toulousaine nommée Cadrus. L’espace personnel dont Jérôme disposait était malheureusement très limité : seulement 150 Ko d’espace de stockage disponible ! Soit moins d’un pour cent de la capacité de la plupart des téléphones portables en 2013 ! Autant dire qu’il n’y avait pas la place de stocker grand-chose : tout juste était-il possible d’héberger une simple page expliquant ce qu’était l’ETAJV, avec un lien pour télécharger la dernière version. En plus, comme nous n’avions pas de nom de domaine, l’adresse était quasiment impossible à retenir ! Voici ce que l’internaute devait taper dans son navigateur : http://www.cadrus.fr/~jstolfo/etajv.html .

Pourtant, malgré cette adresse improbable, une semaine seulement après la mise en ligne de cette page, le compteur de visites affichait plus de mille visiteurs ! Une belle performance, compte tenu du petit nombre de connectés à l’Internet. Cette modeste page, dont les premiers chiffres d’audience nous étonnaient déjà, a été le socle sur lequel nous avons par la suite édifié Jeuxvideo.com.

Je dois bien l’avouer, cette page chez Cadrus, c’était l’affaire de Jérôme, je l’ai personnellement peu vue. Pour une bonne raison : je n’avais pas encore d’abonnement Internet ! J’allais devoir attendre la mi-1997 avant d’accéder à Internet depuis chez moi, c’est-à-dire l’année de sa démocratisation, avec des tarifs beaucoup plus abordables. En attendant, avec François et Stoub, mes nouveaux associés, je communiquais par courrier et disquettes. Malheureusement, le courrier n’était ni pratique ni rapide. Il y avait aussi la solution de communiquer par Minitel, mais celui-ci se révélait de plus en plus coûteux à l’usage. Car nos discussions étaient fréquentes, et nous devions rédiger les messages tout en restant connectés, subissant ainsi la coûteuse facturation à la minute du Minitel. Et ce en dépit de nos efforts pour nous connecter aux heures creuses !

François nous a alors dégoté une solution ingénieuse pour nous permettre de communiquer rapidement et moins cher que sur le Minitel. Simplement grâce à un modem, en nous inscrivant à un BBS [5], sorte de serveur télématique amateur qu’un particulier passionné mettait gracieusement à disposition d’autres particuliers. En
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[3] Police à chasse fixe : police d’écriture où tous les caractères possèdent une largeur identique (par exemple, la police Courier).
[4] HTML : Hypertext Markup Language. Conçu pour élaborer les pages Web, ce langage de balisage permet de structurer les documents et de mettre en forme leur contenu.
[5] BBS : bulletin board system.

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pratique, il s’agissait d’une sorte de Minitel amélioré. Il nous suffisait de composer un numéro de téléphone, et nous avions alors accès sur nos PC à une messagerie et à tous les services du BBS pour le prix d’une communication téléphonique. C’était moins cher que le Minitel, et le BBS avait l’énorme avantage de disposer d’une connexion à Internet ! Ce qui allait nous permettre d’envoyer et recevoir des mails par son intermédiaire, sans que François et moi ayons nous-mêmes de connexion au réseau mondial. Ce BBS se connectait en effet automatiquement à Internet plusieurs fois par jour pour émettre et recevoir les mails de ses membres. Ma première adresse électronique était gérée par ce serveur amateur. C’était etajv@nuxes.frmug.fr. Cette adresse était tout aussi improbable que celle de notre page Web ! En plus, les pièces jointes ne passaient pas et les caractères accentués n’étaient pas retranscrits. Mais ça marchait !

Assurément, ce BBS nous a fait gagner pas mal de temps et réaliser quelques économies tant que nous ne disposions pas chacun de notre connexion à Internet. N’oublions pas que nous vivions respectivement à Grenoble, à Toulouse et à Aurillac. D’ailleurs, nous ne nous étions encore jamais rencontrés « en vrai » : il nous fallait donc des moyens de communication performants afin que cet éclatement géographique ne pénalise pas notre projet.

Le 10 mai 1996 a vu le jour la version 5.50 de l’ETAJV. C’était la première version entièrement générée par la base de données Access élaborée par François. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que l’association avec François et Jérôme allait me permettre de passer à la vitesse supérieure. Ce qui était autrefois sous Word un travail particulièrement long, répétitif et fastidieux, avec un PC rendu extrêmement lent par la taille du fichier à gérer, s’est transformé avec Access en saisie redoutable d’efficacité. Quant au résultat pour l’utilisateur, non seulement il ne s’était pas dégradé par rapport à la version que je concevais laborieusement à la main, mais il s’était même amélioré ! Ironie de l’histoire, c’était François l’économiste qui avait mis au point pour moi l’informaticien l’outil dont j’avais besoin !

Le succès de l’ETAJV ne se démentait pas. Et je recevais maintenant de plus en plus de lettres d’utilisateurs. Trente à quarante par semaine. Les messages d’encouragements étaient monnaie courante. Parfois même se glissait dans le courrier un chèque de soutien envoyé spontanément. Certains joueurs allaient jusqu’à rechercher mon numéro de téléphone dans le bottin et m’appelaient, parfois tard dans la soirée, pour une question sur telle ou telle astuce qu’ils n’arrivaient pas à utiliser !

Bref, l’ETAJV se portait à merveille à son premier anniversaire, en juin 1996. D’ailleurs, depuis ses débuts, outre les revues spécialisés PC Team et PC Fun, de nombreux autres magazines s’étaient fait l’écho de ce projet d’encyclopédie en distribuant l’ETAJV sur leurs CD. Mieux encore, grâce à la visibilité du site Web de l’ETAJV conçu par Stoub, nous avions même les honneurs de quelques journaux et émissions télé : Cyberflash (Canal+), Micro kid’s (France 3) et même une émission québécoise ! Chaque nouveau magazine parlant de nous, chaque nouvelle citation ici ou là nous apportaient quelques utilisateurs supplémentaires, quelques courriers de plus à traiter, et bien sûr de nouvelles astuces de jeux pour compléter la base.

Sur le plan professionnel, après la fin de mon service militaire, je m’étais mis à la recherche d’un emploi d’informaticien correspondant à mes compétences. C’est ainsi que j’avais décroché au début de 1996 un job de programmeur au sein de Qualiac [6], société d’édition de progiciels de gestion, d’une quarantaine de salariés. L’entreprise était basée à Aurillac. Au quotidien, j’écrivais du code C++ toute la journée chez Qualiac. Le soir venu, ainsi que les week-ends, je me consacrais entièrement à l’ETAJV. En semaine, dès que je quittais le bureau, j’ouvrais le courrier du jour, répondais aux joueurs, copiais des disquettes contenant la nouvelle version de l’ETAJV, passais sur Minitel pour relever mes messages et contactais mes associés par le biais du BBS. En général, tout cela se terminait assez tard dans la nuit. Le lendemain, à la pause de midi, je courais à la poste pour expédier les disquettes préparées la veille. Et ainsi de suite jusqu’au week-end. Les samedis et dimanches étaient consacrés à la réalisation de l’ETAJV : corrections d’après les indications des joueurs, ajout de nouvelles astuces. Au passage, je vérifiais bien sûr qu’elles n’étaient pas déjà présentes. Si possible, j’effectuais des recoupements pour vérifier la cohérence et la véracité des astuces. Mais il m’était matériellement impossible de vérifier chacune d’elles en la testant sur le jeu. Pas seulement par manque de temps, mais aussi parce que je possédais très peu de jeux PC parmi les centaines que référençait désormais l’ETAJV. Il me fallait donc accorder une totale confiance aux joueurs qui m’apportaient leurs contributions. Je m’apercevais du reste au fil du temps que, en instaurant des rapports personnalisés avec beaucoup d’entre eux, cela se passait très bien. Quoiqu’imparfait, le contenu de l’ETAJV était resté relativement fiable, et donc utile aux joueurs bloqués dans leurs jeux.

Tous les deux mois environ, je publiais une nouvelle version de l’ETAJV et l’expédiais aux joueurs qui me l’avaient commandée à l’avance — ainsi qu’à une bonne trentaine de supports : magazines, fanzines, sociétés distributrices de logiciels. Comme on peut le voir, je ne vivais donc à cette époque que pour deux choses : mon travail la journée, et l’ETAJV le reste du temps. Loin de me paraître triste ou monotone, cette vie me convenait tout à fait. Mieux : cela me passionnait !

Depuis la naissance de l’association Aliena Informatique comme entité juridique pour gérer l’ETAJV, nous avions mis en place un système de bons de commande. Nos utilisateurs pouvaient désormais m’envoyer un chèque pour commander la prochaine version de l’ETAJV sans avoir à joindre une disquette vierge et une enveloppe timbrée. Plus simple pour eux comme pour moi. J’ai commencé dès lors à acheter des disquettes vierges en quantités industrielles, et j’imprimais moi-même des étiquettes aussi professionnelles que possible.

Désormais, l’utilisateur pouvait obtenir toute nouvelle version de l’encyclopédie contre un chèque de 25 F (3,81 €), ou 30 F (4,57 €) pour les personnes résidant hors de l’Union européenne. Les commandes extérieures à l’Europe provenaient majoritairement de Québécois, plus connectés au Net que les Français, qui découvraient l’ETAJV par la page Web créée par Stoub.

Pour gérer les finances de la petite association, je mettais à profit les quelques rudiments de comptabilité laborieusement acquis pendant mes études. J’ai ainsi commencé à tenir sur un simple cahier d’écolier une comptabilité basique, ainsi qu’à émettre les premières factures. L’activité se structurait donc petit à petit, aussi bien au niveau technique qu’administratif.

L’été 1996 a été très studieux pour moi, non seulement parce que l’ETAJV grossissait en taille et en nombre d’utilisateurs, mais aussi parce que c’était ma première année dans la vie active. Et tous les jeunes salariés le savent : la première année d’activité, pas de congés d’été ! Loin de le regretter, je trouvais que c’était finalement une bonne occasion de me consacrer pleinement à notre projet et d’avancer de façon décisive sur cette idée prometteuse de serveur Minitel. Il s’agissait de réserver auprès de France Télécom le code télétel « 3615 ETAJV », et de déclarer ce service auprès du tribunal, comme c’était la règle. De son côté, la société PIC Télématique a développé le serveur assez rapidement. La mise en service du 3615 ETAJV est finalement intervenue en octobre 1996. Pour que ce service contienne toujours les dernières astuces en date, nous avions convenu avec PIC que j’enverrais chaque vendredi un fichier d’extraction des nouvelles astuces de la semaine. Une extraction rendue possible par le travail de François — elle aurait été totalement infaisable si j’avais conservé ma méthode de traitement artisanale sous Word.

Dès les premières semaines d’exploitation, le 3615 ETAJV a connu un beau petit succès. À tel point que PIC m’a proposé ensuite d’utiliser les astuces de l’ETAJV sur d’autres serveurs qu’il éditait, ce qui nous a permis d’augmenter nos recettes. Le 3615 ETAJV nous permettait d’émettre nos premières factures significatives. C’est-à-dire des factures d’un montant supérieur aux 25 F correspondant à la commande d’une version de l’ETAJV sur disquette ! Mieux encore, notre serveur Minitel allait devenir la principale source de financement du futur Jeuxvideo.com. Sans le Minitel, le site n’aurait certainement jamais vu le jour. Il est finalement assez drôle que ce bon vieux Minitel franco-français, souvent considéré comme un handicap pour la démocratisation d’Internet, ait été pour nous, au contraire, un véritable tremplin !

L’année 1996 se terminait en trombe pour l’ETAJV : l’encyclopédie avait franchi le cap symbolique des mille astuces, et les statistiques du serveur Minitel étaient toujours orientées à la hausse. Nos prévisions de volume de connexions faites l’été précédent nous paraissaient même ridicules au regard du nombre de joueurs en détresse qui se rendaient maintenant chaque jour sur notre 3615.

Côté Web, c’était également l’euphorie : le tout jeune Yahoo France venait de nous sélectionner comme leur site de la semaine. Aussitôt, notre audience a grimpé de 40 % ! Je recevais désormais de nombreuses contributions de joueurs qui m’écrivaient depuis notre page Web toute simple. Et ce alors même que je n’avais toujours pas d’abonnement Internet !

:globe: III. Naissance de jeuxvideo.com :globe:

Au début de 1997, les revenus de notre
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[6] À l’époque nommée Inférence.

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serveur Minitel étaient devenus supérieurs aux besoins financiers de la petite association Aliena Informatique. Dès le départ, nous avions prévu d’utiliser les bénéfices de l’association pour acheter fournitures et petit matériel informatique dont nous aurions besoin. Cependant, nous étions désormais au-delà de ces montants. Il était donc nécessaire de passer au niveau supérieur, tant il devenait évident que la structure associative n’était pas la forme juridique la plus indiquée pour nous permettre de nous partager les fruits de notre travail. De fait, le statut d’association à but non lucratif n’a pas été conçu pour cela.

Encouragés par François l’économiste, nous nous sommes renseignés sur la création d’entreprise. Créer une entreprise était pourtant pour moi impensable. J’étais issu d’une famille composée en majorité de fonctionnaires de l’enseignement, dans laquelle personne n’avait jamais créé d’entreprise, exception faite de quelques agriculteurs qui disposaient de leur propre exploitation. Au cours de mes études d’informatique, à aucun moment n’avait été évoquée la création de son propre business. Aussi le domaine m’était-il totalement étranger. D’ailleurs, je n’y avais jamais songé sérieusement. Pour moi, la vie active se résumait au choix de devenir fonctionnaire ou bien salarié. Là, nous étions en train d’envisager de partir sur une troisième voie, que je pensais réservée à une élite fortunée, surdiplômée, ou bien ayant hérité de l’entreprise familiale. Je me trompais. Heureusement, en effet, les conseils de François ont dissipé mes doutes et mes appréhensions en la matière.

Très vite, j’ai pris contact avec un expert-comptable, qui avait l’avantage d’être un cousin de la famille. Je l’ai rencontré un dimanche soir, à son domicile, accompagné de mes parents. Là, je lui ai expliqué de but en blanc qu’avec deux amis je souhaitais créer une entreprise et que j’avais besoin de son aide et de ses conseils pour les formalités administratives. Il m’a alors détaillé les caractéristiques des différentes formes juridiques qu’il était possible d’adopter. Entreprise personnelle, SNC, EURL, SARL, SA… Il m’a surtout expliqué que le plus important était de bien s’entendre avec ses associés.

« C’est le fameux affectio societatis, me dit-il. Les associés décident d’avoir un même objectif, de collaborer de bonne foi, d’avoir une convergence d’intérêts… »

Tout ça, pour moi, c’était un peu du chinois. Ce qui comptait à mes yeux, c’était l'ETAJV. Je lui ai donc détaillé les contours de notre projet d’entreprise. Nous avions créé une encyclopédie des trucs et astuces de jeux vidéo qui permettait aux joueurs de ne plus rester bloqués dans leurs jeux. Cette encyclopédie connaissait un succès grandissant, mais elle était distribuée gratuitement. À côté, nous avions lancé un serveur Minitel qui générait ses premières recettes. Enfin, nous voulions développer un site Internet à partir de l’ETAJV. Pas facile d’expliquer tout cela à un expert-comptable qui œuvre en zone rurale et dont la clientèle est surtout composée d’exploitants agricoles et de petits commerçants ! Pour faire bonne mesure, j’ai aussi indiqué à mon interlocuteur que mes deux associés n’étaient pas de la région : il s’agissait d’un Grenoblois et d’un Toulousain. Et même si nous échangions quotidiennement des messages électroniques, nous ne nous étions encore jamais rencontrés !

Inutile de vous dire que ce projet était pour mon expert-comptable à peu près aussi exotique que s’il s’agissait de fonder une compagnie pétrolière au milieu des volcans d’Auvergne ! Et l’idée qu’une société puisse être créée par trois personnes qui ne s’étaient jamais rencontrées, c’était probablement la première fois qu’on le lui faisait, ce coup-là !

Pourtant, l’expert-comptable nous a suivis, sans doute plus par amitié envers mes parents que par foi dans notre projet d’entreprise. Le statut retenu fut celui de la SARL [7], qui nous imposait d’avoir un capital de 50 000 F [8]. C’était à ce moment-là le capital minimum requis pour ce type de création. Or il s’agissait alors pour moi et mes associés d’une somme très importante : pourquoi exiger un tel capital de la part d’une entreprise comme la nôtre, dont le seul besoin était de permettre à chacun de disposer d’un PC ?

Il a donc fallu qu’à nous trois nous trouvions 50 000 F. S’agissant de la répartition du capital entre les trois futurs associés, la question avait déjà été réglée plusieurs mois auparavant. Il n’y a donc pas eu débat : François prenait 25 %, Stoub 20 %, et je gardais la majorité avec 55 %, étant l’initiateur du projet. Pour la même raison, je serais le gérant de l’entreprise.

Ces 55 % me demandaient donc d’investir 27 500 F [9]. J’aurais eu du mal à trouver cette somme sur mon compte bancaire… Heureusement, l’association Aliena Informatique disposait de quelques excédents qui pouvaient nous permettre de trouver une partie des 50 000 F qu’il nous fallait. C’est pour cette raison qu’on peut considérer que c’est le Minitel qui a financé la création de notre société, et donc de Jeuxvideo.com. C’est aussi pour cela qu’on peut dire que Jeuxvideo.com a été créé à partir de rien : même les fonds pour le capital de la société ont été trouvés grâce aux revenus précédemment tirés de l’exploitation du serveur Minitel de l’ETAJV. Je dois dire que je suis assez fier de cette spécificité de notre projet : j’y vois une source d’espoir pour tous les jeunes gens qui pensent être exclus de la création d’entreprise parce qu’ils n’ont pas de gros moyens.

Samedi 5 avril 1997, j’ai rencontré pour la première fois François et Stoub « en vrai ». Nous nous étions donné rendez-vous dans la petite cité cantalienne de Saint-Flour, dans un restaurant gastronomique du faubourg : l’Étape. Un nom prédestiné. D’abord, en raison de la ressemblance orthographique entre l’ETAJV et l’Étape. Ensuite, à cause du sens, ce jour marquant indéniablement une étape décisive dans notre projet.

Nous ne nous étions encore jamais vus auparavant, il avait donc fallu que nous nous donnions quelques signes de reconnaissance : couleur de voiture, vêtements… C’était assez surréaliste, quand on pense qu’après le repas nous allions signer trois chèques d’un montant total de 50 000 F ainsi que les statuts pour la création de notre entreprise !

Pourtant, j’étais confiant : nous échangions un tel volume de correspondance depuis tant de mois que nous nous connaissions finalement très bien. Probablement mieux que pas mal d’associés qui se voient tous les jours.

Après un copieux déjeuner auvergnat arrosé d’un sympathique tavel rosé, c’est l’esprit joyeux que nous nous sommes dirigés vers le cabinet comptable Nectoux et Associés pour la signature des statuts de notre SARL. Nous avons décidé de l’appeler L’Odyssée Interactive. Un nom issu d’un compromis entre associés. J’avais proposé Odyssée parce que c’était le nom d’un de mes projets d’étudiant qui m’avait laissé un bon souvenir. Il y avait dans ce nom une invitation à plonger dans l’inconnu, vers l’aventure, le voyage, et surtout une allusion au long périple d’Ulysse, que j’avais découvert enfant non pas en lisant l’Odyssée d’Homère, mais par le biais du dessin animé Ulysse 31 ! Odyssée était donc un nom auquel j’étais attaché. Quelqu’un avait proposé interactive pour signifier notre activité. Et François suggéra le l apostrophe pour montrer l’unicité de notre démarche. Va pour L’Odyssée Interactive ! Pour ce qui était du siège social de l’entreprise, il serait domicilié chez mes parents, étant donné que nous n’avions pour l’heure pas de locaux.

Après nous avoir fait lecture des statuts, l’expert-comptable nous a invités à parapher chaque page, puis à signer. Moment solennel. J’ai ressenti à cet instant une sorte de vertige. Je me rendais compte que nous étions à un tournant du projet de l’ETAJV, peut-être même à un tournant de notre vie. Me voilà en tout cas bombardé gérant de la SARL L’Odyssée Interactive à vingt-trois ans. Serais-je à la hauteur de la tâche ? Avais-je bien mesuré l’ampleur de mes responsabilités en prenant ce poste ? Je n’en étais pas complètement sûr, mais on verrait bien. Être chef d’entreprise, je ne l’avais pas vraiment décidé, c’était le projet qui l’exigeait.

Une fois que les statuts furent signés et nos chèques encaissés sur le compte bancaire flambant neuf de la SARL, la création de L’Odyssée Interactive fut bientôt entérinée par le tribunal de commerce. Et rendue publique par une parution dans le journal local La Dépêche d’Auvergne, choisi parce qu’il s’agissait du journal d’annonces légales le moins cher !

En même temps que les statuts de L’Odyssée Interactive, mes associés et moi avions signé un protocole d’accord qui prévoyait ce que nous ferions dans les premiers mois d’activité de l’entreprise. Ce protocole succinct, d’à peine deux pages, nous a permis de nous mettre d’accord dès le départ sur quelques points importants. Afin que chaque associé dispose des moyens de travailler efficacement, ce protocole stipulait l’achat d’un micro-ordinateur et la prise en charge d’un accès à Internet par l’entreprise pour chacun des associés. Le protocole prévoyait aussi le positionnement stratégique de L’Odyssée Interactive : les jeux vidéo, les prestations informatiques et Internet. Nous n’avions pas oublié non plus une clause de non-concurrence ainsi qu’une clause de propriété intellectuelle. Pour finir, et c’était certainement le plus important, nous avions décidé de fixer dès cet instant l’ordre d’embauche et le salaire de départ de chaque associé. Ainsi, il était prévu que je serais embauché le premier, en tant que gérant. François s’était déclaré intéressé par un emploi à mi-temps, de même que Stoub, mais à plus long terme, étant toujours étudiant à ce moment-là.

Tout cela m’avait paru un peu surréaliste au moment de la signature, voire peut-être un
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[7] Société à responsabilité limitée.
[8] Environ 7 500 €.
[9] Près de 4 200 €.

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peu présomptueux. Fixer sur le papier tant de choses hypothétiques… Mais combien de fois me suis-je félicité par la suite d’avoir signé ce protocole ! En général, les disputes entre associés résultent de choses non fixées au départ concernant ces questions : Qui fait quoi ? Que fait l’entreprise ? Quelle est la répartition des rôles ? L’argent : les salaires, les prises en charge de frais professionnels… Si tout cela est fixé dès le début de l’aventure, il n’est pas nécessaire d’en débattre ultérieurement, ce qui évite de possibles tensions entre associés et les pertes de temps en palabres.

En attendant de voir ce protocole s’appliquer et de pouvoir vivre de notre passion, nous étions pour l’instant bénévoles. À compter de cet instant, les soirs et week-ends, j’étais devenu gérant non rémunéré de L’Odyssée Interactive. La journée, je faisais du C++ en tant que salarié chez Qualiac. Mon emploi du temps était plus rempli que jamais, je ne m’ennuyais pas !

Les premières semaines d’activité, nous avons très vite dépensé une grande partie de nos 50 000 F de départ. Nous avons acheté un PC pour François, dont la machine commençait à montrer des signes de faiblesse. Ensuite, nous avons équipé nos trois PC d’adaptateurs Numéris, puis souscrit chacun un abonnement Numéris-Wanadoo. Il a fallu aussi régler la note du cabinet comptable, puis celle du journal d’annonces légales. À régler également, la première facture de notre hébergeur Internet. Enfin, les premières dépenses de fournitures : deux cents disquettes vierges avec étiquettes personnalisées, un tampon « L’Odyssée Interactive » et quelques menus articles de papeterie…

Par ailleurs, le transfert du serveur Minitel 3615 ETAJV depuis l’association Aliena Informatique vers L’Odyssée Interactive s’est révélé beaucoup plus long que prévu. Ainsi, nous dépensions beaucoup sans toucher encore un centime de recettes de France Télécom ! Résultat : deux mois après la création de la société, notre compte en banque affichait un solde d’environ 15 000 F ! Nous avions dépensé près de 35 000 F en deux mois alors que nous n’avions encore quasiment rien gagné ! Il allait falloir dorénavant serrer le budget et faire attention à chaque franc dépensé. Je prenais conscience, en effet, que les crédits de L’Odyssée Interactive n’étaient pas illimités ! En la matière, je n’avais pas trouvé de cheat codes, comme je le faisais quotidiennement pour les jeux de l’ETAJV !

L’une des premières actions importantes au nom de L’Odyssée Interactive a été de réserver un nom de domaine afin de rendre plus facile l’accès au site de l’ETAJV. On ne pouvait certes pas dire que notre adresse d’alors nous aidait à faire connaître le site [10]. À l’époque, les noms de domaine étaient exclusivement commercialisés par la société américaine Network Solutions. Les extensions possibles étaient au nombre de trois : .com, .net et .org, utilisées respectivement pour les entreprises commerciales, les entités liées au Net et les organismes à but non lucratif. Le .com étant le plus usité et aussi le « roi des noms de domaine », il nous fallait réserver un nom en .com. Mais lequel ? Notre expérience du Minitel s’est révélée déterminante pour ce choix important. J’avais en effet discuté de cette question avec notre prestataire PIC Télématique. Le choix d’un nom sur le Minitel était tout sauf anodin, c’était même crucial. Il s’agissait d’opter pour une dénomination facile à retenir, si possible un nom générique (à condition qu’il soit autorisé par France Télécom) qui puisse aussi apparaître en tête des listes alphabétiques, c’est-à-dire qui bénéficierait d’une excellente visibilité sur l’annuaire Minitel de France Télécom. Le respect de ces conditions augmentait les chances pour le serveur Minitel de profiter d’un bonus de trafic, du simple fait d’un nom judicieusement choisi.

Ce qui était vrai pour le Minitel ne pouvait être complètement faux pour Internet. Exception faite de l’ordre alphabétique, absent sur le Net, il a été décidé de suivre à la lettre les règles que nous connaissions sur Minitel. Après quelques recherches sur le site de Network Solutions, j’ai remarqué que le nom Jeuxvideo.com n’était pas encore déposé ! Étonnant. J’ai même été saisi d’un doute : ma théorie des noms génériques était-elle fausse, et ce nom ne présentait-il pas d’intérêt ? Ou alors personne n’avait encore pensé à le déposer ? Sans être vraiment sûr de mon coup, j’ai réservé quand même le nom Jeuxvideo.com en février 1997.

J’ai commencé à comprendre l’une des raisons pour lesquelles peut-être ce nom n’avait pas encore été réservé quand est venu le moment de payer les 70 $ demandés par Network Solutions. Ce site américain n’était visiblement pas conçu pour les Européens : il n’existait de fait aucun moyen de régler simplement pour un non-Américain : les chèques étrangers n’étaient pas admis, et il n’était pas non plus possible de payer par carte bancaire ! Restait une seule possibilité : ouvrir un compte auprès de First Virtual, un service de porte-monnaie virtuel (sorte d’ancêtre de PayPal) qui, lui, pouvait être alimenté par carte bancaire. Après bien des manipulations plus ou moins laborieuses, le nom était enfin réservé et câblé quelques jours plus tard.

Beaucoup de gens ont plus tard attribué le succès de Jeuxvideo.com à son seul nom. C’est mal connaître le Web. Bien sûr, ce nom de domaine nous a fait connaître plus rapidement, au début. Néanmoins, les internautes sont assez peu sensibles au nom du site, une fois passée la phase de découverte. Et s’il suffisait de disposer d’un nom générique pour assurer le succès d’un site, celui d’Amazon s’appellerait probablement Books.com, celui d’eBay Auctions.com, ceux de Meetic et d’Allociné Rencontres.com et Cinema.com… Or, bien au contraire, les sites leaders possédant un nom générique sont plutôt rares. Parce qu’un nom générique présente aussi des inconvénients. En effet, le caractère générique d’un nom de domaine rend celui-ci particulièrement difficile à défendre contre les parasitages ou les contrefaçons de marque. Nous finirions assez vite par l’apprendre à nos dépens…

Sitôt déposé le nom de domaine Jeuxvideo.com, Stoub s’est attaqué à la création d’un véritable site, destiné à remplacer la simple page de présentation de l’ETAJV. Quand je vous dis qu’il s’y est attaqué, c’est qu’il faisait tout lui-même : le développement informatique, la création des pages HTML, l’ergonomie, les graphismes ! Et il le faisait vite ! Si bien que la première version de Jeuxvideo.com a vu le jour en quelques semaines. Elle était de couleur bleue. L’utilisateur pouvait d’ores et déjà consulter une rubrique d’actualités ainsi que télécharger des démonstrations et des patchs de jeux PC. Une page de liens était également présente, permettant de se rendre sur les principales pages Web françaises parlant de jeux vidéo. Lesquelles n’étaient pas nombreuses ! Un top des meilleurs jeux renseignait les joueurs sur les titres à ne pas manquer. La rubrique « Astuces » ne permettait alors que de télécharger la dernière version de l’ETAJV. Enfin, un embryon d’espace communautaire apparaissait dès 1997 avec la mise en place des premiers forums, rudimentaires, de Jeuxvideo.com. Stoub assurait seul la maintenance technique du site ainsi que la production du contenu éditorial.

Nous disposions donc d’un premier vrai site de jeux vidéo, certes encore bien fragile et très amateur — pour être franc, Jeuxvideo.com ressemblait encore à un site personnel ou à ce que seraient plus tard les blogs : la qualité technique et graphique n’était pas encore au rendez-vous, mais nous avions une énorme envie de partager notre passion, on sentait un enthousiasme propre aux époques pionnières de tout projet.

C’est la raison pour laquelle nous nous sommes toujours sentis assez proches des amateurs passionnés qui tentent l’aventure de la création d’un site. Certains de ces amateurs sont d’ailleurs sans doute beaucoup plus inspirés aujourd’hui que nous l’étions en 1997 !

:globe: IV. Premiers clients, premiers concurrents :globe:

La première version de Jeuxvideo.com était encore très sommaire. Les lecteurs n’avaient guère que la possibilité de télécharger l’ETAJV ainsi que quelques démos ou patchs, de consulter deux ou trois news ou bien de discuter sur trois forums archaïques. Néanmoins, disposer désormais d’un vrai site plutôt que d’une simple page, et qu’il soit accessible par son propre nom de domaine plutôt qu’à travers une adresse compliquée à mémoriser nous donnaient une visibilité supplémentaire indéniable. Aussitôt, dès mars 1997, MSN et Wanadoo faisaient de Jeuxvideo.com leur site de la semaine. Le mois suivant, l’émission Netsurf sur la chaîne MCM nous consacrait quelques minutes. Celle-ci allait contribuer à développer l’audience de Jeuxvideo.com, encore naissante.

Il faut en effet avoir à l’esprit que le Net était alors embryonnaire en France. Les Français étaient peu ou pas connectés. Aucune marque connue ne communiquait encore à travers son site Internet. À la télé, les animateurs continuaient à donner à l’antenne les noms des serveurs Minitel (3615 TF1…). Le Web restait à l’époque un outil réservé à une élite technophile. Il était constitué d’un ensemble de pages perso disparates, moches, ergonomiquement désastreuses. Pourquoi ? Parce que les outils de création de site étaient sommaires, mais aussi parce que le débit dont disposaient les utilisateurs était très réduit. Le summum de la technologie pour un particulier était alors de surfer avec un modem 33,6 kb∕s, soit un débit trente fois plus faible qu’une future ligne ADSL de 1 Mb∕s ! En 1997, les stars du Web francophone s’appelaient Lokace, Écila, Mygale, Nomade, Francité… Des noms aujourd’hui disparus : coulés, rachetés, absorbés, mais à l’époque des références dans leur domaine. Lokace et Écila étaient deux moteurs de recherche précurseurs, plus tard
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[10] Pour mémoire : http://www.cadrus.fr/~jstolfo/etajv.html .

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enterrés par l’arrivée de Yahoo et d’Altavista, eux-mêmes bientôt supplantés par Google. Les fondateurs de Lokace, dont une certaine Orianne Garcia, allaient créer Caramail. Mygale était une initiative universitaire d’hébergement gratuit de sites personnels, qui deviendrait plus tard Multimania. Nomade était un annuaire de sites français, concurrent francophone de Yahoo. Quant à Francité, c’était un concurrent de Nomade, lancé par des Québécois, lesquels représentaient alors une grande part des internautes francophones.

Côté concurrence sur notre secteur, là aussi nous n’étions qu’au début de l’histoire. Il y avait bien ici et là quelques petits sites personnels consacrés aux jeux vidéo, mais ils étaient rares et peu ambitieux. Seul un site semblait plus professionnel : Overgame.com, édité par la société Creanet. Nous allions bientôt apprendre à la connaître, puisqu’en mai 1997 le nom de domaine jeux-video.com fut réservé par cette société : le même nom de domaine que celui que nous avions déposé en février, mais avec un trait d’union, quelle coïncidence ! Pourtant, Overgame ne pouvait ignorer l’existence de Jeuxvideo.com, qui faisait déjà parler de lui. Bref, nous subissions là notre premier cas de cybersquattage, une pratique répandue sur le Net qui consiste à réserver un nom de domaine similaire à celui d’un site connu pour en retirer un bénéfice d’audience, grâce aux erreurs de saisie des internautes entrant l’adresse dans leur navigateur.

J’ai tenté de contacter le responsable de Creanet pour comprendre. Nos échanges par mails furent brefs, et stériles. J’ai évidemment regretté de n’avoir pas réservé dès février 1997 toutes les déclinaisons de jeuxvideo en .com. Réserver un nom coûtait 70 $ : nous hésitions forcément à dépenser un pourcentage significatif des fonds de l’entreprise naissante seulement pour réserver une dizaine de déclinaisons d’un nom de domaine. D’autant que l’enjeu nous paraissait à l’époque moins stratégique qu’aujourd’hui. C’est pourtant ce que j’aurais dû faire. Et que j’ai fait, d’ailleurs, mais tardivement, en mai 1997. La conséquence de cette erreur aura été cruelle : pendant de longues années, ce nom de domaine jeux-video.com servira de redirection vers Overgame.com, notre concurrent direct. Et il allait nous en coûter la bagatelle de 15 000 € pour le racheter, après la prise de contrôle d’Overgame par une autre société. 15 000 €, soit plus de deux cents fois le coût de réservation initial ! J’en ai tiré une leçon sur le monde de l’entreprise : si la plupart des sociétés travaillent dans un bon esprit, d’autres ne reculent devant rien pour faire de l’argent ou pour vous nuire — ou même les deux !

Heureusement, mis à part cette déconvenue, le Net d’alors était tout à fait enthousiasmant. Dès le premier jour où j’ai pu naviguer sur le Web, j’ai été scotché à mon écran ! Je me souviens encore de la première nuit de surf, utilisant tant bien que mal une des premières versions du navigateur Netscape et un modem 33 kb. Quel émerveillement ! Les sites de qualité étaient encore rarissimes, mais quelle joie de découvrir ce foisonnement de connaissances, toutes ces informations, ces conversations, ces créations, tout ce contenu autrefois limité et désormais accessible en abondance ! Je n’avais pas encore idée du développement incroyable qu’allait prendre ce phénomène, que certains sceptiques considéraient à l’époque comme un simple effet de mode. J’avais par contre le sentiment d’être libéré d’une contrainte lourde. Nous étions habitués au Minitel et à sa facturation prohibitive à la minute, qui nous faisait consulter les services en regardant la montre. Nous passions maintenant à une tarification plus douce, avec des contenus beaucoup plus riches, et pour la plupart produits par des amateurs, donc non contrôlés par France Télécom. Quel changement ! Quelle bouffée d’oxygène pour les quelques centaines de milliers de chanceux en France qui pouvaient accéder à ce réseau mondial !

On pourrait faire le parallèle avec le XVᵉ siècle avant l’invention de l’imprimerie : ceux qui savaient lire ne pouvaient généralement pas avoir accès au contenu. Les livres étaient rares, car uniquement recopiés manuellement par les moines copistes pour une infime minorité de privilégiés. De la même façon, avant l’avènement d’Internet, nos PC savaient lire, mais n’avaient pas vraiment accès à cette gigantesque source d’information en accès partagé. Avec le recul de quelques années seulement, il me semble aujourd’hui impossible de disposer d’un PC qui n’aurait pas d’accès Internet. Ce serait comme retourner au Moyen Âge de la technologie : savoir lire, mais ne pas pouvoir consulter de livres !

La découverte du Web a donc été pour moi une véritable révélation. Je passais beaucoup de temps à surfer au hasard de mes découvertes, à recopier les adresses trouvées dans des magazines ou bien données par des copains. J’aimais par-dessus tout découvrir des sujets méconnus. J’adorais surfer sur des sites de Québécois ou bien échanger avec eux sur les forums ! Ils utilisaient un vocabulaire si caractéristique, mais qui pour moi était une nouveauté ! Enfin, en fan de logiciels libres, je voyais le Net comme un vrai paradis : ils étaient tous là, disponibles en téléchargement, à un clic de souris. J’étais enfin libéré de la contrainte d’attendre le CD du prochain numéro de mes magazines préférés !

L’ambiance sur le Net en ce temps-là était formidable. Encore fréquenté par une minorité de technophiles, le réseau était peuplé de gens qui comme moi découvraient les formidables possibilités d’Internet, qui s’extasiaient, s’enthousiasmaient. Ils étaient portés à s’entraider, tout en respectant scrupuleusement la nétiquette, sorte de charte de bonne conduite de l’internaute.

À Jeuxvideo.com, nous recevions chaque jour des messages enthousiastes de lecteurs qui nous remerciaient pour notre travail et nous encourageaient à poursuivre ! Sur les forums, nous n’avions pas de trolls [11] et très peu de flood [12], malgré l’absence totale de protections techniques. Les utilisateurs discutaient librement et se répondaient de façon courtoise. Régulièrement, des gens nous écrivaient pour nous proposer leur aide, pour nous suggérer des améliorations ici et là, pour corriger telle ou telle faute d’orthographe. Tout cela montrait que nous bénéficiions d’une bonne image et d’un solide bouche-à-oreille : les joueurs se passaient l’adresse de notre site comme on se donne un bon tuyau. Les visiteurs devenaient chaque jour plus nombreux, comme nous le montraient les premiers chiffres d’audience de Jeuxvideo.com. Cette audience était mesurée en pages vues par mois. Il s’agit du cumul du nombre de pages vues par chaque visiteur d’un site donné. Ce chiffre aujourd’hui exprimé en centaines de millions était beaucoup plus modeste à l’époque. En avril 1997, notre audience était de quatre-vingt-dix mille pages vues dans le mois, cent trente-trois mille cinq cents en mai et cent soixante-quinze mille pages pour le mois de juin 1997. C’est-à-dire une croissance de plus de 30 % par mois ! Nous étions ravis de voir la progression de nos chiffres, mais sans savoir encore ce que cela représentait. De fait, nous ne connaissions pas l’audience des autres sites, aucun institut ne s’intéressant encore à l’audience sur le Web. Bref, nous étions dans le flou complet : nous savions que nous progressions, mais pas si c’était bien ou non !

Nous nous sommes en tout cas rendu compte que notre audience ne devait pas être si mauvaise que cela lorsqu’une régie publicitaire nous a contactés pour nous proposer de commercialiser les espaces de Jeuxvideo.com. En juin 1997, j’ai signé notre premier contrat avec Accessite, petite entreprise sans doute aussi récente et fragile que la nôtre. À la demande de notre nouvelle régie publicitaire, une enquête de lectorat de Jeuxvideo.com a été réalisée. Il s’agissait d’une série de questions à soumettre à nos internautes, lesquels se sont prêtés au jeu de bonne grâce. La régie avait en effet besoin de connaître précisément quel était le profil type de l’internaute se connectant à Jeuxvideo.com, afin de cibler au mieux les campagnes publicitaires pour les annonceurs. Certains résultats furent logiques et peu surprenants : 97 % de nos utilisateurs étaient de sexe masculin, pour un âge moyen de vingt-quatre ans. La console la plus possédée par nos lecteurs était la Super Nintendo (13 %). Une majorité de lecteurs étaient des collégiens, lycéens ou étudiants vivant dans un milieu social plutôt favorisé. C’étaient plutôt de gros joueurs : un tiers d’entre eux jouaient plus de huit heures par semaine. Enfin, ils étaient de gros consommateurs de presse papier : 21 % lisaient Joystick, 18 % Génération 4… Voilà qui expliquait pourquoi, assez rapidement, les sites Web vidéoludiques allaient devenir la bête noire des magazines papier de jeux vidéo.

Cette enquête était très éclairante sur notre audience. Et Accessite n’a pas tardé à se montrer efficace en commercialisant dès le mois de juillet la première campagne payante sur Jeuxvideo.com ! Nous étions étonnés et ravis à la fois. Notre premier annonceur était un revendeur d’accessoires pour consoles PlayStation. Il nous a acheté une campagne d’un beau montant, et nous avons donc affiché fièrement ses publicités [13] pendant de nombreuses semaines. Malheureusement, nous avons déchanté bien vite : si cette campagne PSX-Arcanaute était bien la première, ce fut aussi notre premier impayé ! Quelques semaines plus tard, la société faisait faillite, nous laissant une belle ardoise !

Pour notre première campagne payée, nous avons dû patienter jusqu’en septembre 1997, avec une
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[11] Trolls : provocateurs dont le but est d’entretenir des polémiques stériles sur les forums.
[12] Flood : action d’envoyer une importante quantité de messages dans un forum dans le but de nuire à ses utilisateurs.
[13] Des bannières au format GIF animé de 468 × 60 pixels.

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publicité pour Intel, suivie en octobre d’une campagne de 10 000 F pour Internet Explorer 4 de Microsoft ! À ce moment-là, une campagne par mois correspondait à peu près à notre rythme de vente d’espaces publicitaires. D’ailleurs, heureusement que les campagnes étaient rares, car nous aurions été incapables d’en gérer beaucoup plus ! Techniquement, nous mettions en place nous-mêmes les bandeaux sur Jeuxvideo.com, en estimant à la louche le temps qu’il fallait laisser la campagne en ligne pour atteindre l’objectif de diffusion. Généralement, nous fournissions 20 à 30 % de plus, histoire d’être bien sûrs de parvenir à l’objectif ! Ainsi donc, la mise en ligne et hors ligne des campagnes de publicité s’effectuait entièrement manuellement. À la fin de chaque campagne, Stoub relevait le compteur d’affichages et de clics, puis les transmettait à la régie par un simple email. Tout cela était donc très artisanal. Plus tard sont arrivés les logiciels fournis par les serveurs de publicité (Ad servers), capables d’automatiser la diffusion publicitaire. Pour l’instant, toutefois, nous étions à l’ère du bricolage, et c’est Stoub qui devait gérer toutes les campagnes à la main. Celles-ci étant peu nombreuses, la pub sur le Web n’était pas très rémunératrice. Heureusement que de son côté le Minitel se portait bien.

D’ailleurs, L’Odyssée Interactive commençait à devenir profitable, grâce aux reversements croissants du Minitel, et parce qu’elle n’avait que très peu de charges. Aucun salaire ne venait plomber les finances de l’entreprise. Voilà toutefois qui allait changer dès septembre 1997. Nous nous apercevions que L’Odyssée Interactive réclamait de plus en plus de temps, et méritait qu’on s’occupe d’elle plus souvent que les soirs et les week-ends. La société engrangeant désormais suffisamment de recettes pour rémunérer l’un de ses fondateurs à hauteur d’un petit SMIC, il fallait passer à l’étape supérieure et commencer à rétribuer l’un d’entre nous. Tout naturellement, en tant que gérant et fondateur principal, j’ai été la première personne rémunérée par L’Odyssée Interactive. J’ai pourtant eu un peu de mal à me décider, il m’a fallu quelques jours de réflexion pour franchir le pas. Il s’agissait pour moi de devenir gérant à temps plein de L’Odyssée Interactive, à la place de mon métier de développeur salarié. J’avais été embauché dix-huit mois plus tôt pour développer des progiciels de comptabilité. Non que cela me passionnait, mais j’étais dans ma zone de confort, j’avais mes habitudes, et les changer demandait réflexion. Pour autant, encouragé et pressé par mes associés, j’ai pris la décision qui s’imposait : démissionner de mon poste de développeur salarié pour devenir, dans le courant du mois de septembre 1997, gérant à plein temps de L’Odyssée Interactive.

Pendant ce temps-là, Stoub mettait la dernière main à une refonte totale de Jeuxvideo.com. Le look bleuté de l’embryon de site que nous avions mis en ligne au début de l’année ne nous convenait déjà plus. Nous le trouvions trop amateur. Nous voulions un vrai site professionnel de jeux vidéo, il fallait qu’on voie du premier coup d’œil que ce n’était pas une page perso. Après nous avoir soumis plusieurs maquettes graphiques à François et moi, Stoub nous en a fait parvenir une entièrement jaune ! Passé l’étonnement lié à ce choix de couleur, nous l’avons trouvée fort réussie, et adoptée avec enthousiasme. Désormais Jeuxvideo.com serait jaune ! Cette nouvelle mouture a été mise en ligne en septembre [14] et a très vite reçu les louanges d’une majorité de nos lecteurs !

Avec cette version est apparu un élément important de Jeuxvideo.com : sa mascotte, placée en haut à gauche de chaque page. Celle-ci a été dessinée par un jeune cousin de François qui avait un bon coup de crayon. Il s’agissait d’une elfette aux cheveux verts et aux oreilles pointues, dans un style manga. Un genou à terre, elle tenait dans sa main droite un petit pistolet qui ressemblait moins à une arme de poing qu’à un jouet en plastique. Cette sympathique mascotte, François a proposé de la baptiser Geevey (prononcé « JV »). Nous en avions diverses déclinaisons, destinées à figurer respectivement sur chacune des différentes rubriques du site. Geevey avait pour objectif d’apporter à Jeuxvideo.com une identité à la fois plus humaine et plus attachante, un site Web étant par définition abstrait et plutôt froid. Une bonne idée que cette mascotte, sauf que le choix d’afficher une Geevey par rubrique s’est finalement révélé désastreux en temps de chargement pour les internautes. Malgré cela, Geevey a continué à nous accompagner pendant plusieurs années. Cette mascotte, nos lecteurs y ont été tout de suite très attachés, au point d’organiser des pétitions après la disparition de celle-ci. D’ailleurs, aujourd’hui encore, certains réclament ponctuellement son retour !

Si la mascotte ainsi que le relooking complet du site en jaune pour cette nouvelle version de septembre 1997 ont été les deux changements majeurs au niveau visuel, d’importantes améliorations ont également été apportées au niveau éditorial.

Première nouveauté majeure : l’apparition d’une rubrique « News ». Ce qui voulait dire qu’à partir de ce moment nous nous fixions comme objectif de traiter l’actualité du jeu vidéo au quotidien ! C’est Stoub qui allait s’y coller. Au rythme de trois à quatre news par jour, nous rendions compte des nouvelles sorties de jeux, des annonces des éditeurs, de la disponibilité de nouveaux patchs ou encore de l’ouverture de nouveaux sites officiels. Attention, ne vous imaginez pas un fil d’actu en temps réel comme on le connaît aujourd’hui. Nous parlons ici d’une simple page HTML modifiée à la main, et une seule fois par jour !

Pour ce qui est des forums, leur nombre allait commencer à croître. Avec cette nouvelle version, nous passions ainsi de trois à sept forums. Nous avons décidé d’abandonner le système de forums gratuit que nous utilisions jusqu’alors, qui ne convenait plus. François a mis au point un système de forums plus abouti stockant les messages des utilisateurs dans une base de données. C’était le tout début d’un développement raisonné de la communauté de Jeuxvideo.com à travers ses forums. Des forums déjà assez fréquentés ! Certes, pas encore par des centaines de milliers d’internautes, mais par quelques centaines de fidèles qui se retrouvaient dans ces espaces de discussion et d’échange. Le travail de modération inhérent à tout forum était encore très réduit. Tout le monde pouvait y poster sans même avoir besoin d’ouvrir un compte sur Jeuxvideo.com. Cette possibilité d’écrire des messages sans s’être inscrit n’était du reste pas pour rien dans le succès initial de nos forums. Quand on veut un maximum de visiteurs sur son site, il faut leur ouvrir grand les portes !

Autre espace communautaire important, un chat [15] a fait son apparition sur Jeuxvideo.com, grâce à un module Java gratuit développé par les Allemands du site Spin.de. Des Allemands rapidement stupéfaits par nos chiffres d’audience, et qui ont fait un jour le déplacement jusqu’en Auvergne histoire de rencontrer ceux qui faisaient exploser les compteurs de leur petite application gratuite de chat.

Côté éditorial, nous n’avions pas encore les ressources humaines et financières pour disposer d’une rédaction. Du coup, Stoub a eu l’idée de faire participer nos lecteurs à l’écriture des pages du site, comme je l’avais fait déjà pour l’ETAJV et ses astuces. Nos lecteurs nous envoyaient donc des articles de leur cru, et nous les publiions dans une rubrique dédiée. Figuraient ainsi parmi les premiers articles publiés les tests des jeux Little Big Adventure 2, Dungeon Keeper, Warcraft II. On trouvait cependant aussi des dossiers plus ou moins exotiques comme : « Jouer sous Windows NT 4 », « Le jeu vidéo de A à Z », « Ordinateur ou humain », etc. Un joyeux capharnaüm qu’on aurait du mal à gérer par la suite, mais qui reflétait bien l’ambiance de joyeuse expérimentation qui régnait sur le Net à cette époque. On osait, on tentait, on essayait, on risquait sans trop calculer. Ce n’était pas toujours très rationnel ni très structuré, encore moins très académique, mais l’important était d’avancer !

Cette nouvelle version de Jeuxvideo.com s’est en tout cas révélée un succès : les lecteurs l’aimaient beaucoup et se montraient très enthousiastes. Le site continuait à accroître son audience. Mais les campagnes de publicité payantes étaient encore rares. Profitant des emplacements publicitaires restés libres, nous y faisions la promotion de notre 3615 ETAJV, ce qui a contribué à augmenter les revenus générés par le Minitel. Avec le recul, faire la promotion d’un serveur Minitel par le biais d’un site Internet avait quelque chose de délicieusement anachronique !

Avec la fin de mon emploi salarié a commencé pour moi une nouvelle vie. Mes fonctions de gérant de L’Odyssée Interactive ont pris tout leur sens quand j’ai pu m’y consacrer pleinement. La jeune société ne disposait pas de local, c’est donc dans mon petit studio que je travaillais. En général, la journée commençait vers 7 h 30. La première chose que je faisais en me levant, c’était d’allumer mon PC pour consulter mes emails. La journée s’écoulait de façon assez uniforme, passée à améliorer l’ETAJV, à établir des factures et à copier des disquettes. Mais j’avais aussi dans mon planning tout un tas de tâches chronophages comme d’aller à la poste ou à la banque, ou encore tenir la comptabilité de l’entreprise. C’était d’ailleurs la partie de mon travail que j’appréciais le moins, tant elle me semblait une perte de temps. Pourtant, la tenue de la comptabilité me permettait d’être en prise directe avec le flux de trésorerie de l’entreprise,
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[14] Capture d’écran : https://www.jeuxvideo.com/dossiers/00011660/les-debuts-de-jeuxvideo-com-septembre-1997-1ere-version-professionnelle-004.htm .
[15] Chat : espace de dialogue en direct (prononcer « tchate »).

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m’évitant sans doute quelques erreurs parfois commises par de jeunes entrepreneurs pris dans l’enthousiasme de la création et oubliant que, derrière une entreprise, il y a un certain nombre de chiffres-clés à surveiller.

J’interrompais mon travail vers minuit. Et je terminais alors la journée comme je l’avais commencée, en consultant une dernière fois mes emails, avant d’éteindre le PC et de regagner mon lit, qui se trouvait à un mètre et demi de celui-ci ! Une vie presque monacale, et ce sept jours sur sept. Je me prêtais à ce quotidien laborieux sans contrainte : cela me plaisait ! Sauf que, au fil des mois passés seul devant mon PC, cet isolement allait s’avérer pesant, malgré les contacts quotidiens avec mes associés ou les lecteurs. Des emails ne peuvent remplacer une conversation directe avec des gens de chair et de sang. Il me tardait de plus en plus de disposer d’un bureau qui ne soit pas à côté de mon lit, et de m’entourer d’une équipe, histoire de retrouver un second souffle dans ma motivation.

Comme je l’ai expliqué, plusieurs magazines de jeux vidéo diffusaient régulièrement l’ETAJV sur leurs CD. Avec certains d’entre eux, nous avions par conséquent noué des relations cordiales. C’est ainsi que nous nous sommes rapprochés de la société Posse Press, qui éditait notamment les magazines PC Team, Dream, Studio Multimédia… Grâce à François, qui rédigeait quelques piges pour Posse Press, L’Odyssée Interactive allait être amenée à travailler en collaboration avec PC Team, qui était le titre phare du groupe et l’un des magazines de référence dans la presse vidéoludique PC de l’époque.

Nous allions en effet ouvrir le serveur Minitel 3615 PCTEAM en partenariat avec PIC Télématique, puis nous allions nous occuper du site Web de ce magazine. Nous avons donc signé un accord avec Posse Press définissant ces deux projets en octobre 1997. L’idée était de permettre à PC Team de bénéficier de l’effet de levier du Minitel pour monter leur site, exactement comme nous l’avions fait avec l’ETAJV et Jeuxvideo.com.

Je me suis alors rendu pour la première fois à Grenoble chez François, afin d’aborder avec lui de vive voix le projet de Posse Press, mais aussi pour assister à la soutenance de sa thèse d’économie à la fac de Grenoble. Cette soutenance réussie marquait la fin des études de François, et le rendait disponible pour un emploi au sein de L’Odyssée Interactive. C’est ainsi qu’avant la fin octobre François devenait le tout premier salarié de l’entreprise et de Jeuxvideo.com, moi-même étant de mon côté gérant non salarié. Qui dit salarié dit fiche de paie, et un peu plus de formalisme au quotidien. Je commençais toutefois à en prendre mon parti.

À l’exception du contrat signé avec PC Team, la plupart de nos tentatives de prospection dans le milieu vidéoludique se sont révélées peu fructueuses. Pourtant, il nous fallait assurer le développement de L’Odyssée Interactive pour pérenniser les embauches de François et moi-même, mais aussi pour être en mesure de salarier Stoub lorsque le moment serait venu. Nous allions donc faire feu de tout bois en mettant à profit mes compétences informatiques ainsi que le temps dont je disposais pour prospecter. Nous sommes devenus une société de services en informatique. Des services en tout genre. Nous proposions la création de sites Web, bien sûr, mais aussi la conception de logiciels sur mesure, et même de la vente de matériel informatique ! Plus globalement, tout ce qui concernait de près ou de loin des travaux informatiques et que nous nous sentions capables de mener à bien. C’est ainsi que nous avons été conduits, par exemple, à créer des sites Web pour des entreprises locales et à vendre puis à installer des PC d’une marque taïwanaise, qui ferait faillite quelques années après ! En matière de logiciels sur mesure, j’ai eu l’occasion de mettre au point un système de réservation et de billetterie pour une association touristique locale. Bref, des projets très éloignés de notre activité Internet vidéoludique, mais nous avions impérativement besoin de développer notre chiffre d’affaires et nous ne savions pas encore à l’époque quelle ampleur prendrait Jeuxvideo.com. Ainsi, les prestations informatiques étaient pour nous une voie de diversification et de développement comme les autres. Ce n’est en fait que bien plus tard, lorsque Jeuxvideo.com décollerait vraiment, que nous serions amenés à réduire puis à stopper cette activité de prestation de services. En attendant, nous étions bien contents que l’on nous fasse confiance pour ces projets, qui mettaient du beurre dans les épinards !

Dès la fin de l’année 1997 s’est posée la question de louer des locaux professionnels pour L’Odyssée Interactive. En effet, prospecter des clients sans pouvoir les accueillir dans nos locaux était problématique et nuisait à notre crédibilité. J’estimais que mon petit studio de jeune entrepreneur célibataire était assez peu convaincant ! La question était alors de savoir : où s’implanter ? quel local ?

François essayait de me convaincre de monter la structure dans sa région, économiquement plus dynamique que l’Auvergne où j’habitais. J’avais eu l’occasion de constater, en allant assister à la soutenance de sa thèse, combien la région grenobloise était attractive. Les entreprises de nouvelles technologies y poussaient comme des champignons.

Mais « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », et j’étais probablement trop attaché à mon bout d’Auvergne pour le quitter comme cela. Ma recherche de bureaux s’est donc d’abord orientée vers le Cantal, avec comme argument qu’un local auvergnat nous coûterait moins cher qu’un local grenoblois. Je me suis donc renseigné sur les opportunités en matière de location de surfaces professionnelles modestes susceptibles d’accueillir jusqu’à trois personnes, moi-même et un ou deux éventuels salariés à venir. J’ai alors pris contact avec les services économiques du conseil général du Cantal. Et là, coup de chance, on m’a appris qu’un projet de construction était justement en cours dans la zone de Tronquières, en périphérie d’Aurillac : un « village d’entreprises » était en train de sortir de terre. Ce pôle d’entreprises se voulait orienté informatique et nouvelles technologies. Les locaux prochainement disponibles seraient donc flambant neufs, précâblés et bénéficiant d’un environnement favorable. Exactement ce qu’il nous fallait ! Cette nouvelle a achevé de convaincre mes associés, au début réticents à l’idée d’une implantation à Aurillac. Seul petit problème, le bâtiment ne serait terminé qu’à la fin de 1998. Il allait donc me falloir être patient. J’allais encore passer quelques mois à travailler sur mon modeste bureau d’étudiant, coincé entre le lit et la kitchenette !

Ma visite au conseil général a été bénéfique à plus d’un titre : non seulement j’avais trouvé une piste sérieuse pour nos futurs locaux, mais en plus on m’y avait informé de l’existence d’un dispositif d’aide pour les jeunes entreprises innovantes. Cette aide prévoyait une subvention de 50 % des investissements en logiciels et matériel. Et il apparaissait que nous étions éligibles ! J’allais donc consacrer un peu de temps à monter un dossier concernant les investissements que nous avions réalisés ainsi que ceux que nous envisagions. Au final, nous avons obtenu une subvention d’environ 40 000 F [16]. Cette subvention versée courant 1998 nous apporterait une bouffée d’oxygène vitale, car c’est au cours de leurs deux premières années d’existence que les jeunes entreprises comme L’Odyssée Interactive ont besoin de ce genre de coup de pouce, qui peut même leur éviter, pour certaines, de connaître un sort funeste. Nous n’en étions pas là, mais cette subvention, qui resterait la seule que nous ayons jamais obtenue, arrivait au bon moment de notre aventure.

L’année se terminait par un événement dans le petit monde des sites Internet de jeux vidéo. Notre concurrent Overgame.com venait d’être racheté. À nouveau propriétaire, nouveau comportement ? Je me disais naïvement qu’il était peut-être temps de discuter avec les nouveaux patrons d’Overgame.com en vue de récupérer notre nom de domaine avec trait d’union. Je suis entré en contact avec la direction, et me suis fendu d’un nouveau déplacement afin d’aller les rencontrer dans leurs locaux, rue d’Astorg, au cœur de Paris. Première impression à mon arrivée dans l’immeuble : le hall d’entrée était immense, c’était très classe, très chic. J’avais du mal à croire qu’une petite entreprise Internet puisse loger ici. Lorsque je rendais visite à des confrères, j’étais plus habitué à voir des bureaux en open space ou, pour les plus modestes, des locaux exigus sous les toits. Là, c’était la grande classe. Même impression lorsque je suis arrivé à l’étage : l’épaisse moquette et la hauteur de plafond gigantesque donnaient le sentiment d’être dans un bel et grand appartement parisien plutôt que dans une entreprise.

J’ai rencontré les deux fondateurs de la société. Très vite, j’ai compris que je ne pourrais pas récupérer mon nom de domaine. Le directeur s’est en effet montré très évasif, ce qui voulait dire : « Votre nom, on le garde. » Par ailleurs, on m’a fait comprendre que Jeuxvideo.com serait bien vite surpassé par Overgame, que nous ne jouions pas dans la même catégorie : nous, nous étions les amateurs et nous avions bien fait joujou quelque temps ; eux, c’étaient les pros, avec d’importants moyens financiers, et, quand la machine allait se mettre en marche, elle allait nous broyer. Tout juste pourrions-nous peut-être avoir le privilège de figurer parmi les challengers qui essaieraient de suivre le sillon qu’ils allaient tracer pour tout le secteur !

J’aurais confirmation de l’arrogance des dirigeants d’Overgame quelques semaines plus tard, lorsque l’un d’eux déclarerait au magazine en ligne Chronic’art : « Jeuxvideo.com n’est finalement pas vraiment un concurrent puisqu’il ne
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[16] À peu près 6 100 €.

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durera pas. Il est intéressant, mais réalisé par des amateurs qui ne tiendront pas sur la longueur. »

Cette phrase résumait bien ce qu’Overgame pensait de nous. C’était une erreur pour deux raisons. La première, c’est que, loin de nous abattre, rien ne pouvait plus nous motiver que d’avoir un concurrent qui nous dénigre de cette manière ! Au soir de mon rendez-vous chez Overgame, comme après avoir lu dans Chronic’art cette déclaration sur Jeuxvideo.com, nous étions survoltés, transcendés, ultramotivés ! La deuxième raison, c’est que, à travers ce jugement, les dirigeants de notre concurrent montraient qu’ils nous sous-estimaient. Ils avaient tort, parce que notre site devançait le leur par son audience, et qu’il allait d’abord leur falloir inverser cette tendance naturelle qui faisait que les internautes se rendaient plus volontiers sur Jeuxvideo.com que sur Overgame ; ensuite, parce que plusieurs signes tendaient à montrer que la société éditrice d’Overgame était composée de simples salariés, qui travaillaient dans un univers confortable et faisaient ce job comme ils en auraient fait un autre. Ils le faisaient très bien, d’ailleurs, ils étaient très compétents. Mais c’était leur job, c’est tout.

Nous, nous travaillions dans nos petits studios, sans horaires, à fond, prenant à peine le temps de manger, jusqu’à ce que la nuit tombe ou que les paupières se fassent trop lourdes. Et puis nous avions impérativement besoin de réussir. Jeuxvideo.com, c’était notre vie, ce n’était pas juste un travail trente-neuf heures par semaine. Je me levais Jeuxvideo.com, je mangeais et buvais Jeuxvideo.com, je dormais Jeuxvideo.com. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, du lundi au dimanche et de janvier à décembre, nous étions Jeuxvideo.com ! Nous parlions avec les lecteurs, nous discutions avec eux sur les forums, nous étions à l’écoute. Nous répondions à chaque email dans l’heure ! Nous n’avions pas de gros moyens, mais nous ne lâchions rien ! Chaque optimisation de Jeuxvideo.com qui pouvait être faite l’était aussi vite que possible. Chaque ralentissement du site m’interrogeait. Chaque indisponibilité était un crève-cœur. Chaque mail de plainte d’un lecteur constituait une remise en question. Il m’arrivait très fréquemment dans la journée de vérifier que le site fonctionnait bien, que les lecteurs étaient contents.

Qui faisait cela chez Overgame ? Qui se connectait le soir ou le week-end pour discuter avec les lecteurs ? Qui pouvait passer un coup de fil tard le soir au webmestre afin de corriger tel ou tel bug ? Overgame était une entreprise académique, nous étions des fous furieux. Ils étaient les Romains, nous étions les barbares. Or, sur le Net, ce sont souvent les barbares qui l’emportent…

C’est sur cette remotivation générale des trois barbares de Jeuxvideo.com que se terminait 1997. L’activité de l’entreprise évoluait au mieux. L’ETAJV référençait désormais plus de mille astuces pour huit cents jeux sur PC. Et la liste de remerciements aux contributeurs de l'encyclopédie s’allongeait sans cesse. Côté business, le premier exercice comptable de L’Odyssée Interactive se terminait avec des chiffres modestes, mais satisfaisants : plus de 154 000 F [17] de chiffre d’affaires et 40 000 F [18] de bénéfice. C’était un bon début, même si ces premiers chiffres laissaient mal entrevoir les possibilités de croissance future de l’entreprise. Côté audience, Jeuxvideo.com avait battu chaque mois son record précédent. Si bien qu’en décembre 1997 notre compteur affichait quatre cent soixante-quinze mille pages vues par mois, soit quatre fois plus que notre audience d’avril ! Le Minitel n’était pas en reste et affichait également de très bonnes performances, avec un chiffre d’affaires généré par France Télécom de plus de 2 500 € sur le seul mois de décembre. C’était donc avec beaucoup d’enthousiasme et d’optimisme que nous entamions l’année 1998.

:globe: V. Décollage de la publicité et du rédactionnel :globe:

Nous avions des projets plein la tête. Le premier, c’était de réaliser un annuaire de sites Web de jeux vidéo. Inspirés par le succès planétaire de Yahoo, nous avons décidé de décliner le principe d’un annuaire de sites Internet en le spécialisant dans notre domaine. Le nôtre aurait pour ambition de référencer tous les sites de jeux vidéo en français et en anglais, classés par catégories. Ainsi, les internautes pourraient par exemple rechercher tous les sites traitant de jeux de stratégie, ou même ceux parlant du jeu Age of Empires. Les sites seraient classés par ordre alphabétique, et chacun d’eux serait noté, de zéro à trois étoiles. Une sorte de guide Michelin du jeu vidéo ! Cet annuaire se présenterait comme une nouvelle rubrique de Jeuxvideo.com, qui remplacerait avantageusement notre simple liste de liens, qui avait commencé à s’allonger démesurément au fil des mois. François se chargeait du développement. À l’instar de ce qu’il avait fait avec l’ETAJV, il allait concevoir une base de données, puis développer un programme permettant d’exporter ces données sur le Web. Dans notre idée de départ, ce nouvel outil était certes destiné avant tout à Jeuxvideo.com, mais nous espérions aussi le rentabiliser en commercialisant auprès d’autres entreprises une solution d’annuaires clés en main. Début 1998, l’annuaire faisait son apparition sur Jeuxvideo.com. Il serait mis à jour par François avec les nouveaux sites que nous signalaient nos lecteurs, mais aussi ceux que nous-mêmes découvrions au gré de nos pérégrinations sur le Web.

Le deuxième projet auquel nous travaillions était l’ouverture sur Jeuxvideo.com d’une boutique qui pourrait nous permettre de générer de nouveaux revenus. Nous avons décidé de débuter en ne vendant qu’un seul petit accessoire qui faisait fureur à l’époque, notamment auprès de notre public friand d’astuces et de solutions de jeux. Il s’agissait de l’Action Replay, permettant de stopper un jeu pendant une partie pour en modifier le fonctionnement ! Cela dans le but de rajouter des vies, de s’octroyer des crédits infinis ou de rendre son héros invulnérable, par exemple. Contrairement à la plupart des codes pour tricher dans les jeux, ces astuces n’avaient pas été prévues par les programmeurs : elles étaient découvertes par des joueurs passionnés. Ces derniers se les échangeaient sous forme de codes hexadécimaux qu’on appelait « codes Action Replay » et qui n’étaient utilisables que sur l’accessoire en question. J’en ai profité pour rajouter ce type de codes dans l’ETAJV. C’est également François qui a réalisé cette boutique. Je me suis occupé, de mon côté, de signer un contrat de vente à distance avec notre banque, de la facturation et de la logistique. C’est ainsi, de façon très artisanale, qu’a démarré la première boutique de Jeuxvideo.com à la fin de février 1998 !

Plus que la boutique, la publicité restait cependant la source principale de revenus de Jeuxvideo.com. Ces revenus, toutefois, tardaient à décoller, et les campagnes commercialisées par notre régie Accessite étaient encore très irrégulières et nous étaient payées tardivement. En résumé, nous n’étions pas satisfaits. Nous avons décidé de résilier notre contrat avec Accessite, qui s’était révélée moins efficace que nous l’espérions.

Parallèlement à Accessite, j’avais bien tenté de prospecter les annonceurs en direct, mais sans grand succès. Alors, sur les emplacements publicitaires libres, Stoub avait eu la bonne idée de nous inscrire à deux régies américaines : ValueClick et eAds. Ces deux régies, qui n’avaient pas encore d’équivalent français, nous payaient au clic. Elles commercialisaient des campagnes sur de très gros volumes, sur des centaines de sites simultanément. Certes, ces campagnes américaines étaient généralement peu rémunératrices, mais ces deux régies nous rapportaient tout de même quelques centaines de francs par mois. C’était toujours ça de pris ! Avec le recul, je ne comprends toujours pas comment une régie américaine pouvait nous rémunérer pour diffuser sur notre site des bandeaux en anglais ciblant les Américains. Peu après, ce genre de régie au clic s’est bien sûr internationalisé, en proposant des bandeaux dans toutes les langues. Mais, à ce moment-là, nous avions bel et bien des bandeaux américains sur nos pages françaises ! Cela ne semblait pas déranger nos internautes et nous aidait à boucler les fins de mois !

En mars, une nouvelle idée a vu le jour : et si nous lancions une version offline de Jeuxvideo.com ? Le constat était simple : la majorité des amateurs de jeux vidéo n’étaient pas encore connectés à Internet. Ils ne pouvaient donc pas bénéficier du travail que nous réalisions chaque jour sur Jeuxvideo.com. L’idée était donc de concevoir une version du site consultable par des utilisateurs qui n’étaient pas encore connectés au Net. Cette version serait distribuée gratuitement sur CD. Aussitôt, Stoub s’est attelé à la tâche, en commençant par rapatrier l’ensemble des données de Jeuxvideo.com sur son disque dur. À l’époque, cela représentait moins de 10 Mo ! Une fois toutes les pages et les images récupérées sur son micro-ordinateur, Stoub a dû renommer un certain nombre de liens et de fichiers afin de rendre le site consultable par un navigateur Internet sans que celui-ci tente de chercher des éléments sur le Net. Cette version offline, achevée, pesait 5 Mo. Malheureusement, si les diffuseurs habituels de l’ETAJV étaient friands de chaque nouvelle mise à jour de l’encyclopédie, la plupart n’ont pas souhaité diffuser cette version offline de Jeuxvideo.com. Du coup, celle-ci est restée très confidentielle, et nous avons donc décidé de ne pas renouveler cette expérience. Cette unique version offline n’en a pas moins eu un grand mérite : près de quinze ans plus tard, elle nous donnerait une vision exacte de ce qu’était Jeuxvideo.com en mars 1998, et nous pourrions en faire profiter nos lecteurs
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[17] Environ 23 500 €.
[18] Environ 6 100 €.

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nostalgiques [19] — l’occasion pour eux de constater que finalement Jeuxvideo.com à ses débuts ressemblait encore pas mal à un site perso.

Cette version offline, aussi sympathique fût-elle, ne nous rapportait malheureusement aucun revenu. Or, pour la jeune entreprise que nous formions, cet aspect était forcément crucial. Nous avions besoin de faire croître les revenus publicitaires de Jeuxvideo.com. Et cela passait par un contrat avec une régie qui parviendrait à vendre ! Des régies publicitaires françaises, il y en avait plusieurs qui nous faisaient les yeux doux. Accessite, bien sûr, aurait bien aimé nous garder. Nous étions aussi en contact avec ZDRégie, la régie du groupe ZDNet. Enfin, depuis quelques mois, j’étais en relation avec Cyril Zimmermann, jeune entrepreneur parisien qui avait monté une régie publicitaire du nom de Hi-Media. Il commercialisait de l’espace pour des magazines musicaux au tirage confidentiel, mais aussi pour Infonie et pour le Club européen du multimédia, filiale du groupe 3 Suisses… Cyril m’avait contacté pour la première fois par courrier électronique au cours de l’été 1997 ; depuis, il essayait de suivre ce que nous faisions. Il semblait très intéressé par l’idée de travailler avec nous. Je lui ai donc rendu visite à Paris dans les locaux de Hi-Media, boulevard de Ménilmontant. Son entreprise m’est apparue très petite, presque aussi artisanale que L’Odyssée Interactive ! Cyril, qui avait à peu près mon âge, semblait travailler plus ou moins seul à vendre la publicité. Le courant est bien passé entre nous. Tant et si bien qu’il a fini par me convaincre de rejoindre sa régie. Et cela avec un argument massue : il me proposait un minimum garanti pour que je signe un contrat avec Hi-Media. C’est-à-dire qu’il s’engageait à réaliser chaque mois un chiffre d’affaires publicitaire minimum sur Jeuxvideo.com. Si jamais il n’atteignait pas ce montant, c’est Hi-Media qui paierait la différence ! Un principe d’autant plus séduisant que nous étions habitués à connaître des mois quasiment sans aucun chiffre d’affaires publicitaire ! Par ailleurs, aucune des autres régies ne s’était risquée à proposer un minimum garanti, à cette époque où les prévisions de recettes publicitaires étaient encore assez mal assurées. Du coup, c’est fort logiquement que mon choix s’est porté sur Hi-Media. En avril 1998, j’ai donc signé un contrat avec cette toute petite régie parisienne. La semaine suivante, nous avions déjà sur le site une campagne Coca-Cola ! Dans la foulée, nous avons accueilli notre première campagne liée à un jeu vidéo : pendant le mois de mai, nous avons ainsi affiché fièrement les bannières du jeu Gran Turismo, puis d’Adidas Power Soccer 98 ! J’étais aux anges ! Il me semblait qu’avec Hi-Media nous avions enfin trouvé une régie efficace ! Les chiffres de nos recettes l’attestaient : 7 400 F de chiffre d’affaires publicitaire en avril 1998, 10 400 en mai et plus de 15 000 en juin !

Parallèlement, je surveillais, à chaque fin de mois, nos chiffres d’audience, car la croissance de nos revenus publicitaires ne serait durable qu’à la condition que le nombre de nos visiteurs continue également d’augmenter. Le site I-score.com venait justement de publier un classement des plus gros sites Internet français, hors ceux des fournisseurs d’accès. Et là, surprise, Jeuxvideo.com y figurait ! En tête du palmarès, on retrouvait Yahoo, Altavista, Nomade, Lycos… Et juste derrière ces gros portails, en première place dans la catégorie divertissement, Jeuxvideo.com ! Nous étions vingt-sixièmes ! Juste devant les sites de TF1 et de Canal+ ! Une vraie bonne surprise. Et une vraie référence, qui allait nous servir toute cette année 1998 pour approcher des partenaires ou des clients potentiels. C’est à ce moment-là que j’ai réellement pris conscience du potentiel de Jeuxvideo.com. Un an après la création de L’Odyssée Interactive, je commençais à me dire que ce site ne serait peut-être pas pour l’entreprise une activité parmi d’autres : Jeuxvideo.com pourrait bien à terme devenir notre activité principale. Pour mon plus grand plaisir ! Plus concrètement, nos chiffres d’audience connaissaient une courbe ascendante que confirmait le classement d’I-score. En effet, lorsque j’ai signé le contrat de régie avec Hi-Media, nous étions crédités de dix fois plus d’audience que l’année précédente !

Ces chiffres tenaient bien sûr une bonne place dans l’échange de courriers électroniques que j’avais quotidiennement avec mes associés. Des échanges de mails qui pouvaient à l’occasion se révéler tendus, comme cela advient fréquemment entre associés ayant ponctuellement des divergences de vues. Nous expérimentions donc les petits conflits entre associés par emails interposés. Surtout entre François et moi. Jérôme était plus jeune, et peut-être d’un tempérament plus conciliant : il se contentait souvent d’observer nos chicaneries virtuelles sans y prendre part. Avec l’expérience, je commençais à constater au fil de nos échanges que l’email nous permettait d’avoir des échanges très constructifs, encadrés et précis quand la discussion était d’ordre technique : cela nous permettait d’avancer rapidement dans nos projets, probablement plus vite que si nous en avions discuté oralement. Par contre, pour les relations humaines, c’était le degré zéro de la communication. L’email donnait lieu à des rapports très directs, et nous utilisions parfois des mots que jamais nous n’aurions prononcés de vive voix. Sans parler de certaines tournures de phrase qui pouvaient facilement être mal interprétées. Et puis, certains jours, nous ne mettions pas toujours les formes comme il l’aurait fallu, l’essentiel étant que le message passe… Par voie de conséquence, il est parfois arrivé que nos conversations voient le ton monter graduellement au rythme des aller-retour de mails. Ce genre de petits conflits allait revenir régulièrement, mais à aucun moment nous n’irions jusqu’au point de rupture. Au contraire, nous trouvions toujours des occasions de faire redescendre la pression, en redonnant une cohésion au groupe. Je voyais cela comme une sorte d’union sacrée face à l’adversité. Par exemple, des soucis techniques sur nos serveurs, ou bien le lancement d’un nouveau site concurrent : tout cela avait l’avantage de ressouder l’équipe comme au premier jour. Cependant, ce qu’il y avait de mieux pour retrouver notre cohésion et nous faire nous serrer les coudes, c’était la célébration des bons scores d’audience de Jeuxvideo.com.

Sur la durée, j’ai observé que c’était un des points forts de notre équipe de fondateurs : ce « feu sacré » — pour reprendre l’expression utilisée un jour par un de nos amis — qui faisait que, quels que soient les difficultés, les désaccords, les crises, nous étions tous tendus vers un unique but, la réussite de la société et celle de Jeuxvideo.com.

Un an presque jour pour jour après la création de L’Odyssée Interactive et le lancement de Jeuxvideo.com, nous avions une bonne occasion de resserrer les boulons et de retrouver un bon esprit d’équipe. En effet, Stoub, François et moi, nous nous retrouvions IRL [20] pour la deuxième fois ! L’année précédente, c’était à Saint-Flour pour signer la création de l’entreprise. Cette fois-ci, c’était à Paris, dans le quartier d’affaires de la Défense. Nous nous rendions à une conférence intitulée Les Coulisses du Net : regard de dix créateurs. Je figurais parmi ces dix créateurs, mandaté par mes deux collègues pour présenter Jeuxvideo.com. À cette conférence intervenaient également des personnalités qui comptaient dans l’Internet francophone : il y avait là ainsi un représentant de ZDNet et le fondateur de l’hébergeur gratuit Mygale.org, qui deviendrait plus tard Multimania en fusionnant avec le webzine The (Virtual) Baguette, dont les créateurs étaient aussi invités. Également présents, les webmestres des sites de Nomade et d’Allociné, le webmestre du site de l’Élysée ainsi que des représentants des groupes Carat et Canal+.

Pour ma première véritable intervention publique, j’avais préparé un petit topo d’une dizaine de minutes pour présenter la genèse de Jeuxvideo.com. C’est-à-dire la création de l’ETAJV, son succès inattendu, la page Web dédiée, puis la création de L’Odyssée Interactive et le financement de Jeuxvideo.com par le Minitel. Je terminais par une description sommaire du site, sans oublier d’évoquer la partie prestation de services de notre entreprise — sait-on jamais, au cas où il y aurait eu des clients potentiels dans la salle ! Contrairement à ce que je craignais, les choses se sont plutôt bien passées. Toutefois, au-delà de la véritable épreuve que représentait pour moi le fait de m’exprimer en public, c’était surtout l’écoute des autres interventions qui m’intéressait. D’autant que l’occasion se présentait de rencontrer tous ces intervenants dans la foulée. Cette modeste expérience d’échanges avec d’autres entrepreneurs en prise avec les mêmes problématiques que nous s’est révélée très profitable — nous qui étions si isolés géographiquement. J’essaierais de renouveler ce genre d’expériences autant utiles pour le moral que pour le carnet d’adresses.

Ce petit exercice de présentation allait vite me servir, puisqu’une fois revenu dans le Cantal j’allais déjà devoir le renouveler ! J’étais en effet sollicité dans le cadre de concours de création d’entreprises. J’allais donc monter des dossiers et les soutenir devant des jurys, dans l’espoir de décrocher un prix et de susciter quelques retombées médiatiques. N’oublions pas que nous cherchions toujours à intéresser des clients dans le domaine de la création de sites Web et plus largement dans celui des prestations informatiques. En la matière, chaque article de presse était bon à prendre !

Le premier concours auquel j’ai participé s’intitulait Les Volcans de
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[19] Le site est toujours accessible à cette adresse : https://www.jeuxvideo.com/jv1998/jeuxvide.htm .
[20] IRL : in real life, en vrai.

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l’entreprise, organisé par les Dirigeants commerciaux de France (DCF). Après avoir soumis mon dossier, j’ai été convoqué pour la soutenance du projet un soir d’avril 1998 dans les sous-sols de la chambre de commerce et d’industrie d’Aurillac. Dans une salle sombre, derrière des tables disposées en U, le jury, majoritairement masculin, était composé d’une dizaine de membres costumés et cravatés. Ces gens, qui avaient entre quarante et cinquante ans, étaient probablement avocats, experts-comptables ou dirigeants d’entreprises locales. J’étais assez intimidé. Pourtant, ce soir-là, j’ai compris que, pour être à l’aise, l’essentiel était de bien maîtriser son sujet et d’aimer en parler. C’était mon cas, puisque L’Odyssée Interactive, c’était ma vie. Je baignais dedans vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quelques jours plus tard, c’était la proclamation des résultats au cours de la soirée de gala des DCF. Six cents invités triés sur le volet, tous en tenue de soirée, assistaient à la remise des prix. Ce soir-là, engoncé dans un vieux costume que je n’avais pas sorti depuis le mariage d’un cousin, je recevais le deuxième prix et un chèque de 1 000 F [21] à l’ordre de L’Odyssée Interactive. Un peu déçu de n’avoir pas remporté le premier prix, j’étais néanmoins satisfait de m’être fait connaître au plan local devant un parterre de notables et de dirigeants. Voilà qui pouvait toujours s’avérer utile !

Quelque temps plus tard, je me suis présenté à un second concours de création d’entreprises organisé par la DRIRE [22] Auvergne. Là encore, un volumineux dossier à préparer, et une soutenance à Clermont-Ferrand. Le jury était cette fois plus imposant, composé de près d’une vingtaine de personnes. Des chefs d’entreprise, mais aussi des représentants des chambres de commerce et d’industrie d’Auvergne et des comités d’expansion économique des quatre départements auvergnats. Sur les vingt-sept projets sélectionnés, quatorze ont été primés. L’Odyssée Interactive faisait partie du lot et a reçu le prix du conseil général du Cantal ainsi que le prix NTIC France Télécom. Soit au total une aide de 20 000 F [23]. Ça valait le coup de participer !

Voilà en tout cas deux concours de création d’entreprise qui n’avaient pas été du temps perdu. Ils avaient eu le mérite de nous aider financièrement, et de nous remotiver. Mais aussi de me donner plus d’assurance lorsque je devais présenter L’Odyssée Interactive en public. Peu à peu, je sentais que je devenais rodé à l’exercice. J’utilisais les mêmes phrases, je peaufinais certaines formules si je remarquais qu’elles avaient un impact positif sur mon auditoire… À la fin, j’avais presque l’impression de réciter mon couplet comme un curé dirait la messe. Heureusement, ce n’était qu’une toute petite partie de mon activité, car je sentais que, même si j’étais de plus en plus à l’aise, je n’avais pas vraiment la fibre d’un grand communicant !

En juin 1998, nous franchissions le cap symbolique du million de pages vues par mois, entrant par là dans le cercle des sites qui comptent sur la toute jeune Toile francophone. Dans le même temps, pour la première fois depuis la création de la société, le niveau des recettes publicitaires Internet rejoignait celui de nos recettes Minitel ! Il avait donc fallu dix-huit mois pour que la vente de publicité décolle véritablement. Dix-huit mois pendant lesquels c’étaient nos services Minitel qui avaient financé l’entreprise. Maintenant qu’avait décollé la publicité, le Minitel allait devenir une préoccupation secondaire : la principale serait de continuer à accroître nos revenus publicitaires, et pour cela de faire progresser encore l’audience de Jeuxvideo.com.

En juillet, L’Odyssée Interactive dégageait suffisamment de trésorerie pour embaucher à temps partiel son troisième associé, Stoub, qui en parallèle de ses études allait pouvoir commencer à récolter les fruits de son dévouement à Jeuxvideo.com. Son premier travail de salarié a été de peaufiner la version suivante du site, qu’il était prévu de mettre à flot à la rentrée de septembre, comme nous l’avions fait l’année précédente.

En plus de nous occuper de cette nouvelle version, dont nous espérions beaucoup, nous restions très attentifs à ce que faisaient nos confrères. Je m’adonnais donc à une veille concurrentielle régulière : en cette année 1998, le secteur du jeu vidéo sur le Web commençait en effet à exciter bien des convoitises. Nous avions déjà comme principal concurrent le site Overgame.com, avec qui nous entretenions des rapports relativement tendus à cause de cette histoire de cybersquattage. Je me rendais régulièrement sur ce site pour voir comment il évoluait, je m’étais abonné à leur newsletter, je notais les remarques de nos lecteurs à son sujet…

En plus d’Overgame, nous allions être rejoints sur le secteur par plusieurs autres concurrents. Tout d’abord, une petite société parisienne du nom de Quelm (dont j’avais rencontré un dirigeant à Paris), qui éditait plusieurs sites Web d’information, a décidé un beau jour de se diversifier dans les jeux vidéo. Elle a ainsi lancé le site Gamelog.com [24]. Gamelog était un site pro moins ambitieux qu’Overgame, mais que nous allions tout de même observer avec attention. Quelm semblait beaucoup moins sous-estimer le potentiel de Jeuxvideo.com que l’avait fait Overgame. Cependant, ce site allait bien vite disparaître de nos écrans radars suite à quelques grossières erreurs de débutant. Par exemple, celle de fermer le site plusieurs semaines au mois d’août pendant que les salariés étaient en congé : un vrai suicide médiatique ! Sans parler de l’utilisation d’une technologie défaillante, et d’une ergonomie discutable. Le style de Gamelog n’était pas comparable à la « Stoub touch » qu’on trouvait sur Jeuxvideo.com.

En août, huit mois seulement après l’embauche de François, premier salarié de L’Odyssée Interactive, j’ai eu une drôle de surprise : l’URSSAF décidait de nous contrôler. Surprenant, puisqu’il n’y avait pas grand-chose à inspecter, à peine quelques mois d’historique et un seul salarié ! Voilà qui m’a valu en tout cas quelques nuits de cogitation. Pourquoi l’URSSAF décidait-elle ainsi de nous contrôler ? Est-ce qu’elle avait une raison qui l’amenait à penser que nous avions fraudé ou que nous nous étions trompés dans nos déclarations ? Est-ce que nous allions avoir un redressement ? Ce qui, compte tenu des finances fragiles de la petite société, aurait pu se révéler dramatique…

En réalité, nous n’avions rien à craindre puisque nous étions suivis de près par notre cabinet comptable, à qui nous avions sous-traité toute la gestion des paies. J’apprendrais plus tard qu’un contrôle URSSAF est effectué généralement tous les trois ans. Le premier intervenait souvent en début d’activité, histoire de permettre de corriger d’éventuelles erreurs sans attendre qu’elles prennent des proportions importantes.

Le rendez-vous avec l’inspecteur de l’URSSAF a été très cordial, même si je sentais bien qu’il trouvait notre activité assez étrange. Le fait notamment d’avoir trois associés travaillant à distance lui a paru bizarre. Pour autant, en une heure, ne trouvant rien à redire, le contrôleur m’a salué et nous a souhaité bonne continuation pour notre entreprise. Finalement, ça n’était pas si terrible, même si ce genre de rendez-vous forcé avec l’administration est assez impressionnant pour un tout jeune chef d’entreprise.

À la rentrée de septembre, nous déclinions pour la première fois l’ETAJV sur consoles. C’est ainsi que nous avons édité une version qui dispensait des astuces de jeux pour PlayStation, et une autre pour Nintendo 64. Dans le même temps, nous avons procédé à une délicate opération technique. Après une longue et minutieuse période de préparation, nous devions changer le serveur de Jeuxvideo.com. Cette opération consistait à configurer un serveur flambant neuf destiné à accueillir plus confortablement nos lecteurs, toujours plus nombreux. Une fois cela fait, il fallait copier Jeuxvideo.com sur ce nouveau serveur, puis rediriger les internautes vers le nouvel équipement. Et ce n’est qu’à l’instant où les visiteurs commenceraient à accéder au nouveau matériel que nous saurions si cela fonctionnait ou non ! Jusqu’à présent, nous avions toujours utilisé le serveur partagé fourni par notre hébergeur. Mais cette formule d’hébergement ne correspondait plus à nos besoins grandissants. Elle ne satisfaisait pas non plus notre hébergeur, puisque c’est généralement Jeuxvideo.com qui monopolisait la plus grande partie des ressources dont disposait le serveur qui l’accueillait, ce qui pouvait poser de sérieux problèmes à nos confrères dont les sites occupaient la même machine. La seule solution, c’était donc de louer un serveur qui serait entièrement dédié à Jeuxvideo.com. Nous avons opté pour un puissant Sun SPARC 10. Cette station, qui tournait sur le système d’exploitation Sun OS 5, était équipée de 128 Mo de mémoire, de deux processeurs, d’un disque dur de 2 Go. Côté logiciels : Apache, un interpréteur Perl 5 et une base de données mSQL/MySQL. Nous étions très fiers de notre SPARC 10, la marque Sun étant assez prestigieuse dans le domaine informatique. Prestigieuse, mais pas spécialement bon marché ! C’était néanmoins la solution que nous avions alors retenue, qui nous semblait optimale pour héberger notre site.

Alors que nous nous occupions de la prochaine version de Jeuxvideo.com, nous avons commencé à entendre une rumeur persistante selon laquelle un gros site américain de jeux vidéo s’apprêtait à lancer une version française ! J’en ai bientôt eu la confirmation à la faveur d’un déplacement à Paris au cours duquel j’ai été reçu par le PDG France de Ziff Davis, puissant éditeur informatique. Celui-ci
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[21] Environ 150 €.
[22] DRIRE : direction régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement.
[23] 3 000 €.
[24] À ne pas confondre avec Gameblog.com, qui est arrivé beaucoup plus tard.

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29 septembre 2014 à 10:51:01

était notamment le propriétaire de Gamespot.com, leader mondial des webzines de jeux vidéo, lancé aux États-Unis en mai 1996. Gamespot était une sorte de Jeuxvideo.com puissance 10. C’était un modèle pour la plupart des sites de jeux vidéo non anglophones de la planète.

La filiale française de Ziff Davis occupait un immeuble parisien cossu. L’entrée, lumineuse, était tout en marbre, et de confortables canapés en cuir permettaient de faire patienter les visiteurs. La standardiste m’a accueilli en souriant derrière son bureau — qui devait mesurer trois fois la surface du mien ! On m’a conduit dans une salle de réunion où m’attendaient le PDG ainsi que le futur rédacteur en chef de Gamespot.fr…

Si j’ai été reçu très cordialement, encore une fois, comme lors de ma visite chez Overgame, j’ai eu droit au traditionnel couplet « Nous sommes les meilleurs ». On m’a expliqué que Gamespot.fr allait ouvrir quelques semaines plus tard, et qu’une vaste campagne promotionnelle permettrait de mettre rapidement le site sur orbite : communication et publicités dans la presse papier, peut-être même à la télé ! Évidemment, le site français pourrait s’appuyer sur l’immense base de données américaine, qu’il suffirait de traduire. Gamespot avait ainsi déjà, tout comme nous, une grande base d’astuces, mais aussi des contenus que nous ne proposions pas encore, comme un très grand nombre de critiques de jeux. Selon mes interlocuteurs du jour, nous nous trouvions à un carrefour important pour Jeuxvideo.com ; j’allais devoir choisir entre deux voies possibles : soit nous serions en concurrence frontale avec le futur Gamespot.fr et alors Jeuxvideo.com perdrait forcément la bataille face aux moyens colossaux déployés par les Américains, soit nous devenions alliés et nous nous partagions en quelque sorte le marché. On m’a ainsi proposé de ne plus nous occuper que des jeux sur consoles, tandis que Gamespot s’occuperait des jeux PC. Ou bien cette autre possibilité : nous pouvions cibler les joueurs de moins de vingt ans pendant que Gamespot ciblerait les adultes. Pour compléter ce partenariat, nous établirions un lien de Jeuxvideo.com vers Gamespot.fr pendant qu’eux de leur côté mettraient en place un lien vers notre site depuis le leur. Étrange marchandage. Étrange proposition, très léonine. À moins qu’ils aient vu en moi un grand naïf ? J’ai pris toutefois bonne note de cette proposition, pour en faire part à mes associés dès mon retour à Aurillac. En quelques minutes, et sans qu’il y ait eu de débat, nous étions unanimes pour ne pas nous laisser marcher sur les pieds. Nous allions continuer notre parcours, et nous verrions bien !

Le tableau des nouveaux concurrents ne serait pas complet si je ne parlais de GOA. Il s’agissait d’un projet dans les cartons de France Télécom. Probablement une plate-forme de jeux en ligne, mais aussi un site éditorial. On n’en savait pas encore beaucoup sur le sujet à cette époque, mais nous craignions de les voir arriver avec des moyens financiers importants. La liste de nos concurrents s’allongeait donc, avec désormais : Overgame, Gamelog, Gamespot.fr, et bientôt Goa.com. Il allait falloir nous bouger pour ne pas perdre la précieuse avance que nous avions acquise depuis bientôt deux ans.

Si, du côté de la concurrence, un certain nombre de sites s’étaient mis à se structurer sur le Web, les éditeurs de jeux vidéo commençaient de leur côté à comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient tirer du Net. Certains se sont ainsi mis à nous solliciter régulièrement, ce qui n’avait pas été le cas pendant l’année 1997 : au contraire, alors que j’avais déjà tenté de contacter quelques éditeurs pour obtenir des informations sur leurs jeux en vue d’alimenter Jeuxvideo.com, bien souvent, soit on ne me prenait pas au sérieux, soit l’éditeur n’avait même pas d’adresse électronique pour communiquer ! Les quelques contacts que j’avais avec les éditeurs passaient essentiellement par les hotlines et les supports techniques qui se servaient de l’ETAJV pour dépanner les joueurs les sollicitant !

Voilà toutefois qui n’allait pas tarder à changer. 1998 a été la première année au cours de laquelle certains éditeurs de jeux ont commencé à établir des relations presse par le biais du Net. Ce n’était pas encore une pratique généralisée, certains retardataires attendraient même la fin 1999 ! Pour l’instant, nos contacts récents nous permettaient d’organiser les premiers concours de Jeuxvideo.com, dont les dotations étaient offertes par les éditeurs de jeux. Il suffisait aux participants de répondre correctement à quelques questions simples, puis d’être tirés au sort par « Mᵉ Stoub », à défaut d’avoir sous la main un véritable huissier de justice !

L’un des tout premiers concours avait été organisé avec la collaboration de Canal+, pour faire gagner vingt exemplaires du jeu Le Deuxième Monde. Puis il y a eu un concours Pitfall 3D avec Ubisoft. D’autres se sont alors succédé, grâce à de nouveaux contacts chez la plupart des éditeurs du secteur, dont Psygnosis. Cet éditeur reconnu, dont le nom pour le grand public évoquait plutôt une maladie de peau qu’un acteur prestigieux du secteur vidéoludique, nous a invités à notre premier voyage de presse. C’était à la fin septembre 1998.

Comme c’était alors Stoub qui s’occupait seul du contenu éditorial de Jeuxvideo.com — exception faite des astuces —, c’était lui, en toute logique, qui partirait. Destination : San Francisco ! Pas mal pour un premier déplacement professionnel à l’étranger. Stoub était invité avec d’autres représentants de la presse française à visiter les locaux d’un studio qui travaillait pour Psygnosis [25]. Jeuxvideo.com était le seul site Web invité. Les autres rédacteurs qui étaient du voyage avaient à peu près le même âge que Stoub, soit une vingtaine d’années. Tous étaient issus de la presse papier et regardaient notre jeune webmestre avec une certaine sympathie teintée d’incrédulité. Certains, au courant du succès de notre site, lui ont même conseillé de « vendre Jeuxvideo.com tant qu’il est encore temps ». Décidément, personne ne croyait en nous !

Ce premier voyage de presse de Jeuxvideo.com aura été une très bonne expérience. Il nous a permis d’effectuer notre premier déplacement destiné spécifiquement à la production de contenu pour le site. Le premier d’une longue série. Nous en avons tiré quelques enseignements. À commencer au niveau du matériel utilisé : Stoub était parti avec un appareil photo argentique ; à son retour, il a fallu faire développer les photos avant de les numériser pour pouvoir les publier sur le site. À ce moment-là, en effet, les appareils numériques n’étaient pas encore très répandus. Surtout, ils étaient peu performants et encore relativement chers. Nous avons toutefois décidé que l’achat d’un appareil photo numérique constituerait l’une des priorités de L’Odyssée Interactive, pour le gain de temps précieux qu’il apporterait.

Ensuite, nous avons découvert lors d’un press tour que les organisateurs prévoyaient généralement d’allier l’utile à l’agréable. Aux sessions de travail succédaient ainsi, souvent, des attractions ou des visites sympathiques pour les journalistes présents. Tout était fait pour rendre leur séjour aussi agréable que possible dans l’espoir de s’attirer leurs faveurs dans leurs futurs articles. C’est ainsi que, lors du déplacement à San Francisco, Jérôme a pu visiter le célèbre Golden Gate Bridge et la fameuse prison d’Alcatraz !

Ce press tour a été l’occasion de publier sur Jeuxvideo.com notre premier dossier, inaugurant l’une des nouvelles rubriques que nous venions d’ouvrir. Il faut dire que les lecteurs du site devenaient plus exigeants et nous demandaient désormais plus que des news. Ils voulaient tout ce qu’ils pouvaient trouver dans les magazines spécialisés sur papier. Ainsi, ils réclamaient des critiques de jeux (tests), ils demandaient qu’on leur parle en détail des titres qui n’étaient pas encore sortis (previews ou aperçus), mais aussi ponctuellement des articles de fond (dossiers). Ce sont toutes ces rubriques qui ont fait leur apparition en octobre 1998, grâce à l’énorme refonte du site menée par Stoub. Dans cette troisième version de Jeuxvideo.com, il s’agissait non seulement d’ajouter toutes ces rubriques, mais aussi de revoir de fond en comble la façon dont étaient organisées les données du site. Pour la première fois, Stoub a développé une interface qui stockait les données du site de manière structurée, et non pas de façon statique sur de simples pages HTML qu’il fallait mettre à jour à la main. Une vraie petite révolution, et une première étape vers une gestion totalement automatisée du site.

Cette nouvelle version de Jeuxvideo.com nous permettait donc de publier des tests de jeux. Nous avions choisi pour cela un barème de notation sur vingt : nous noterions chaque jeu globalement, mais aussi selon différents critères (les graphismes, la jouabilité, la durée de vie, la bande-son et le scénario). Ce barème, nous n’aurions jamais besoin de le modifier par la suite, en dépit des évolutions majeures dans les jeux vidéo.

La rubrique « Tests » étant définie, encore fallait-il l’approvisionner en articles. Avec Stoub, nous allions nous répartir les tâches. Lui s’occuperait des tests PC et moi des tests consoles. Compte tenu de nos emplois du temps respectifs déjà passablement chargés, ces tests seraient généralement assez sommaires. Il faut bien le dire, ils n’étaient pas de la trempe de ceux que l’on trouverait plus tard sur Jeuxvideo.com. Nos papiers de l’époque ne passeraient sans doute jamais l’étape de la publication si nous devions les proposer aujourd’hui ! Cela dit, nous étions en 1998, nous n’avions pas les moyens de recruter un rédacteur, et il fallait bien commencer la rubrique ! Jérôme et moi nous sommes
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[25] Le studio Surreal Software travaillait sur Drakan, un jeu d’action-aventure, sorte de Tomb Raider-like médiéval qui ne resterait pas dans les mémoires.

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donc attelés aux premiers tests : Grim Fandango, Baldur’s Gate, Crash Bandicoot 3, Driver, Half-Life, L’Amerzone…

Autre nouveauté sur Jeuxvideo.com, la rubrique « Preview », plus tard renommée « Aperçus ». Cette rubrique était destinée à accueillir nos articles consacrés à des jeux n’étant pas encore sortis, mais que nous avions pu essayer lors de salons ou bien en nous rendant chez les développeurs des jeux en question. Pour cette rubrique, nous étions fortement dépendants des éléments que les éditeurs voulaient bien mettre à notre disposition. Ce qui allait nous encourager à intensifier nos efforts de communication en direction de ces mêmes éditeurs afin d’être en mesure de parler de leurs jeux avant même qu’ils soient en rayon.

Au final, grâce à cette nouvelle version de Jeuxvideo.com, les lecteurs s’habituaient peu à peu à trouver chez nous non plus seulement des astuces de jeux, des news ou des téléchargements, mais aussi des articles plus longs dans lesquels nous donnions notre avis sur les principaux jeux du marché, qu’ils soient sortis ou non. Dans l’esprit de beaucoup de gamers, Jeuxvideo.com venait ainsi de passer du statut de site amateur dérivé de l’ETAJV à celui d’un véritable magazine en ligne, offrant un pendant gratuit aux magazines papier spécialisés. Bien sûr, nous n’étions pas encore aussi exhaustifs qu’un magazine papier, de par la modestie de nos moyens, mais les bases de ce qu’est aujourd'hui Jeuxvideo.com étaient posées.

:globe: VI. Premier salon et premiers salariés :globe:

Au fil des mises à jour de Jeuxvideo.com, celui-ci s’imposait peu à peu dans l’esprit des internautes comme la référence des sites de jeux vidéo français. Il s’améliorait, tout comme notre façon de travailler. Le temps était venu de disposer de vrais bureaux.

C’était un changement notable dans ma vie quotidienne, mais aussi dans le développement de notre entreprise. En novembre, L’Odyssée Interactive emménageait au 14 avenue du Garric, au sein du village d’entreprises de Tronquières, à Aurillac. Plutôt qu’un véritable village, il s’agissait en fait d’un grand bâtiment de deux étages en arc de cercle, dont la façade était recouverte de bois. Nous étions l’une des premières sociétés à emménager dans ce village d’entreprises à peine sorti de terre. J’avais pris la décision de louer un bureau de quarante-trois mètres carrés au rez-de-chaussée. C’était beaucoup pour moi seul, mais il fallait anticiper l’embauche possible d’un ou deux collaborateurs. Mon arrivée au village d’entreprises allait me changer la vie. C’en était fini des journées interminables passées en ermite dans mon petit studio, entre le lit et la kitchenette ! C’était l’occasion d’avoir enfin un semblant de vie sociale, puisque le bâtiment serait vite peuplé de jeunes entreprises dont certaines œuvreraient dans le même secteur d’activité que nous. Enfin, ce village d’entreprises offrait tout un tas de services clés en main m’épargnant la gestion des détails du quotidien comme le ménage des locaux, l’accueil physique ou téléphonique, les factures d’électricité comme de téléphone… Bref, des conditions idéales pour rester bien concentré sur son activité et éviter de se disperser en dépensant de l’énergie dans des tâches improductives. Et puis le cadre était agréable, ce qui ne gâtait rien. Depuis ma fenêtre, j’étais en pleine nature : je pouvais observer un troupeau de vaches salers paître paisiblement à moins de cent mètres ! Privilège que je finirais malheureusement par perdre au fil de l’extension de la zone de Tronquières.

À aucun moment, je n’aurais à regretter notre implantation dans ce village d’entreprises. Sa construction est arrivée à point nommé pour notre implantation, et il a joué un rôle capital dans le développement serein de notre activité. S’il n’avait pas été là, il est probable que nous n’aurions pas implanté Jeuxvideo.com à Aurillac. Le choix du lieu d’implantation d’une jeune entreprise tient à peu de choses !

1998 avait été l’année de l’effervescence et du développement tous azimuts de L’Odyssée Interactive. Nous observions que beaucoup de business se lançaient sur Internet et prenions contact avec des dizaines d’autres jeunes sociétés comme la nôtre. J’essayais de voir si nous pouvions travailler ensemble. S’il s’agissait de sites Internet en affinité avec Jeuxvideo.com et bénéficiant d’une audience intéressante, nous leur proposions des échanges de publicités. Ce fut le cas par exemple avec les sites de Caramail, Pagefrance, Allociné, Webfaster, Francité et quelques autres. Plusieurs sociétés commençaient à nous solliciter pour connaître nos tarifs publicitaires — mais c’était moins pour devenir annonceur que pour savoir à quel prix proposer leurs propres publicités ! Enfin, nous envisagions de nombreux rapprochements avec d’autres entreprises : de la fusion au partenariat commercial… C’était une véritable effervescence, dans laquelle j’apprenais que chef d’entreprise est un boulot où l’on n’est pas enfermé dans un cadre prédéfini. Une large place est laissée à la créativité, surtout à cette époque où les métiers du Web étaient encore à découvrir.

Dès le début de l’année 1999, les médias ont commencé à s’intéresser plus sérieusement au Web. Jusqu’alors, nous n’étions que rarement sollicités. Désormais, il ne se passait plus guère de semaine sans que nous soyons cités ou bien contactés par des médias de tout type : presse écrite, télé, Web… Le journal Le Monde, les magazines Netsurf, PC Max, le webzine Branchez-vous, la chaîne LCI dans la seule première moitié de janvier. Jusqu’à présent, notre entreprise avait été considérée un peu comme un ovni. Non seulement du fait de notre activité Internet, mais en plus parce que notre matière première était le jeu vidéo. Sans parler de notre implantation géographique auvergnate ! Il faut dire qu’une start-up basée dans le Cantal avait le don d’étonner. Cette saveur exotique attisait l’appétit des journalistes. Ce dont nous profitions allègrement. Nous répondions bien volontiers aux sollicitations des uns et des autres, conscients que ce serait en faisant parler de nous que nous pérenniserions le succès de Jeuxvideo.com. Cette année 1999 s’annonçait comme celle d’une croissante et forte médiatisation du Web. Un phénomène de médiatisation dont ferait partie Jeuxvideo.com. À son échelle, bien sûr — nous n’étions pas Yahoo, Amazon ou eBay.

Vers la fin janvier, une deuxième version de la boutique du site a été lancée. Fini, la simple page qui vendait des Action Replay. Nous entendions désormais proposer une vraie boutique de jeux vidéo, avec tous les principaux produits du marché. Elle allait fonctionner comme un magasin traditionnel, à ceci près que nous n’avions pas de stock. Chaque fin d’après-midi, j’appelais mes grossistes pour leur passer commande des références souhaitées par les joueurs au cours de la journée écoulée. Le lendemain matin, je recevais ma commande de jeux. J’éditais alors les factures pour les clients, j’emballais les jeux dans des cartons que j’avais préalablement achetés en gros et j’affranchissais les colis. Lesquels étaient enlevés par La Poste en fin de journée. Ce travail de commande et d’emballage était peu gratifiant. C’était long et fastidieux. Et cela me prenait un temps fou au détriment d’autres tâches plus cruciales pour l’entreprise. C’est ainsi toutefois que nous avons fait nos premières armes dans le commerce électronique, grâce aussi à des logiciels de back office très ingénieux, développés avec talent par François. À la fin du premier mois d’activité de cette boutique nouvelle formule, nous avions reçu soixante-dix commandes. Pas mal pour un début.

Suite au concours organisé par la DRIRE Auvergne que nous avions remporté quelques mois plus tôt, nous avions été sélectionnés pour représenter la région Auvergne aux Électrophées, concours national des espoirs de la Net économie. Il s’agissait cette fois-ci de présenter notre entreprise à Bercy, au ministère de l’Économie. Quinze minutes sur la scène d’un amphithéâtre, avec deux cents personnes qui vous scrutent : journalistes, chefs d’entreprise et investisseurs, pour l’essentiel. Exercice périlleux et stressant s’il en est.

J’avais préparé l’événement, notamment en faisant imprimer des cartes de visite, puisque je n’en avais pas encore ! Également en élaborant une présentation PowerPoint ainsi qu’un dossier de presse à distribuer aux journalistes que je ne manquerais pas de croiser — et aussi, détail amusant, en déclarant l’existence de Jeuxvideo.com auprès de la CNIL [26], comme la loi l’exigeait. Je n’avais en effet jamais pensé jusqu’alors à déclarer Jeuxvideo.com, et c’est un organisateur des Électrophées qui m’avait alerté en vérifiant si cette formalité avait bien été effectuée, étant donné qu’un membre de la CNIL figurait dans le jury !

Au final, nous n’avons pas été primés, mais cette journée nous a permis de rencontrer beaucoup d’acteurs de ce qu’on appelait alors « la nouvelle économie ». Dans les jours qui ont suivi, nous avons été sollicités tant par les médias que par des financiers à la recherche de start-ups dans lesquelles investir. Certaines sociétés du secteur commençaient même à nous approcher pour étudier une entrée dans notre capital, voire une fusion ou notre rachat total. Des idées qui nous ont fait beaucoup cogiter, mais qui, pour l’heure, en sont restées là.

Pour la première fois, nous prenions conscience d’un véritable intérêt des médias et des investisseurs pour notre activité, et plus généralement pour les start-ups Internet. De façon globale, de plus en plus de place était accordée dans les médias aux histoires de création d’entreprise. C’était non seulement vrai dans les médias spécialisés, de la presse économique aux magazines informatiques, mais désormais aussi dans les grands médias généralistes comme les journaux télévisés ou les émissions en prime
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[26] CNIL : Commission nationale de l’informatique et des libertés.

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time. Bref, les start-ups Internet devenaient peu à peu très présentes dans l’espace médiatique. Ce qui contribuait à faire des jeunes entrepreneurs Internet les héros de cette fin du XXᵉ siècle. Le Net était la grande tendance du moment, et les journalistes étaient à l’affût de la moindre histoire à raconter sur ce thème ! En France, on n’avait sans doute jamais connu un tel engouement lié à la création d’entreprise. Et la jeunesse française se prenait à rêver de réussite entrepreneuriale. Des jeunes diplômés d’écoles de commerce quittaient leur job pour monter leur affaire, des dizaines d’étudiants interrompaient leurs études pour tenter leur chance !

Les nombreux exemples de success stories américaines faisaient briller les yeux des jeunes entrepreneurs français. Ils voulaient tous devenir les nouveaux Yahoo, Amazon ou eBay. Leurs yeux brillaient d’autant plus que les investisseurs se prenaient eux aussi à rêver, appâtés par les marchés énormes que représentait la « nouvelle économie ». Ces investisseurs accordaient ainsi sans trop de mal des sommes importantes en échange de participations au capital de l’entreprise nouvellement formée. Nous assistions parfois à des échanges complètement insensés entre des investisseurs seniors qui savaient à peine consulter leurs emails et ces entrepreneurs tout juste sortis de l’adolescence qui maîtrisaient le Net sur le bout des doigts. Nous apprenions parfois dans la presse que tel entrepreneur inexpérimenté âgé d’à peine vingt ans levait plusieurs millions de francs alors qu’il n’avait aucune expérience de la gestion d’une entreprise et que sa société ne générait pas le moindre chiffre d’affaires. Sans doute était-ce un vendeur hors pair, passé maître dans l’art de faire miroiter une introduction en bourse à des investisseurs peu connaisseurs des technologies de l’information.

En somme, la période était à l’euphorie. Nous avons sans doute été indirectement bénéficiaires de ce grand mouvement que l’on désignerait plus tard par l’expression de « bulle Internet », mais qui ne se résumait pas à une euphorie spéculative. L’euphorie était aussi médiatique et entrepreneuriale.

Nous nous sentions malgré tout un peu étrangers à ce mouvement dans lequel des business plans tenant sur un post-it pouvaient donner lieu à des financements impressionnants. Nous nous appuyions depuis le début de notre aventure sur un autre modèle. Notre entreprise avait été fondée bien avant cet emballement euphorique. Au début de 1997, nous avions au contraire dû faire face au scepticisme général concernant Internet, perçu comme une mode passagère et accessoirement comme le repaire des pédophiles et pornographes… Et puis mes associés et moi n’avions pas cherché à collecter des fonds. Nous avions péniblement réuni la somme nécessaire à la création de la SARL, et depuis je tâchais de gérer l’entreprise en bon père de famille ! Notre société s’était développée de manière traditionnelle, nous ne dépensions que l’argent que nous avions gagné. À l’époque, nous étions l’une des rares start-ups Internet qui pouvaient se prévaloir de ne pas perdre d’argent. Lorsque j’en parlais à des confrères, cette caractéristique leur paraissait souvent insolite. Pour certains, c’était même presque un aveu d’échec : les start-ups qui avaient un « cash burn rate » élevé étaient celles qui visaient les objectifs les plus ambitieux et les marchés les plus prometteurs. Par conséquent, les entreprises déjà parvenues à la rentabilité étaient dans leur esprit celles qui étaient dépourvues d’ambition, donc sans valeur. Tel était le credo que l’on pouvait entendre à cette période, qui faisait la part belle aux vendeurs de rêves plus qu’aux chefs d’entreprise.

Quant à nous, si nous nous distrayions de cette agitation médiatico-spéculative, nous avions surtout d’autres préoccupations quotidiennes. L’une d’elles était désormais de trouver du temps pour continuer à nous développer. À force d’ajouter de nouvelles fonctionnalités à Jeuxvideo.com, nous étions débordés et avions du mal à tout gérer. Jérôme et moi consacrions dorénavant beaucoup de temps à rédiger les premiers tests de Jeuxvideo.com, en plus de nos tâches chronophages respectives : pour moi, le traitement des commandes passées sur la boutique ; pour Jérôme, la gestion du site, qui devenait de plus en plus complexe. Il faut préciser que chaque accroissement de notre audience posait de nouveaux problèmes de ressources machine ou de bande passante. L’infrastructure devait évoluer au fil du temps, et c’était Stoub l’ingénieur en chef de cette évolution, celui qui tentait d’anticiper les nouveaux besoins.

À ce stade, la solution était donc d’embaucher notre premier salarié. Voilà qui tombait bien, puisque la croissance de notre chiffre d’affaires publicitaire rendait justement possible de recruter une personne supplémentaire. Après en avoir discuté, nous avons décidé d’embaucher un rédacteur pour les tests de jeux, posant ainsi la première pierre de ce que serait la rédaction de Jeuxvideo.com.

Pour ce premier emploi à pourvoir, une page de recrutement a été ouverte sur le site [27] : quoi de mieux pour trouver la perle rare que d’utiliser le média à travers lequel le rédacteur allait s’exprimer ? C’était au moins l’assurance de trouver un habitué du site, ce qui à mon sens était l’une des conditions sine qua non pour ce poste-là.

Deux semaines après avoir mis l’offre en ligne, j’avais reçu une petite centaine de mails de candidats que la localisation dans le Cantal ne semblait pas avoir effrayés. J’ai effectué un premier tri pour éliminer les candidatures fantaisistes, celles bourrées de fautes d’orthographe ou qui émanaient de candidats trop jeunes. Puis j’ai sélectionné les meilleurs profils d’après le CV, la lettre de motivation ainsi que l’exemple de test que j’avais pris soin de demander. Je suis arrivé au final à une short list d’une petite dizaine de candidats, que j’allais recevoir sur plusieurs jours. Je ne comptais pas mon temps pour ce premier recrutement, car je savais qu’il serait crucial pour l’avenir de l’entreprise. Il était important de trouver un bon profil, car le recrutement du premier salarié est presque aussi fondamental pour une jeune entreprise que le choix d’un associé.

Le moment était venu de faire passer les entretiens d’embauche. Je n’avais pour seule expérience en la matière que les entretiens d’embauche par lesquels j’étais moi-même passé, au nombre de trois seulement ! C’était mince pour se faire une idée des bonnes pratiques dans ce domaine. J’avais toutefois préparé une liste de questions à poser aux candidats, histoire de ne pas me trouver démuni. J’évitais volontairement les questions pièges dont sont friands certains recruteurs retors. Mon but, en effet, n’était pas de mettre les candidats mal à l’aise, mais de cerner leurs qualités et défauts afin d’en déduire s’ils pouvaient convenir pour le poste.

Malgré une préparation minutieuse, j’étais assez intimidé le jour des premiers entretiens. D’autant que j’avais à peu près l’âge des candidats ! Du coup, j’ai proposé à ceux qui le souhaitaient de me tutoyer, puisque je n’avais pas l’habitude qu’on me vouvoie. Du reste, dans le secteur du jeu vidéo, le tutoiement est de mise, quelles que soient les différences d’âge. L’expérience aidant, je laisserais plus tard les candidats me vouvoyer, et en ferais de même de mon côté. C’est donc à un recruteur bien hésitant qu’ont dû faire face les premiers candidats. Il fallait vraiment avoir la foi pour postuler dans cette entreprise toute neuve, avec zéro salarié et un patron si jeune et inexpérimenté !

Pourtant, la série d’entretiens s’est bien déroulée, durant laquelle un candidat est sorti du lot. Il avait fait preuve d’une très bonne culture vidéoludique, maîtrisait bien la langue anglaise et c’était une bonne plume. Il nous avait envoyé un test du jeu The Curse of Monkey Island qui m’avait convaincu. Affaire conclue : ce jeune homme répondant au pseudonyme de Kornifex démarrait le 1ᵉʳ juillet 1999. Il allait avoir pour tâche principale de rédiger des tests de jeux, mais aussi les news pour la mise à jour du site, qui avait lieu chaque fin d’après-midi. Ce qui veut dire que son planning s’annonçait d’entrée très chargé, puisque je souhaitais qu’il rédige un test par jour. Or l’écriture des tests était encore très artisanale. Aucune interface de saisie n’assistait le rédacteur. Celui-ci devait, pour chaque test, créer une page Web statique avec le logiciel Dreamweaver, et mettre en page son article à la main. C’est-à-dire saisir le texte puis les images ainsi que les miniatures, et ne surtout pas se tromper dans les liens ! Bref, un travail de fourmi, que Stoub allégerait bientôt en développant une interface de saisie pour les tests, puis pour tous les contenus publiables sur Jeuxvideo.com.

En même temps que notre premier rédacteur nous apportait une aide précieuse, les recettes publicitaires de Jeuxvideo.com continuaient à croître, et je me félicitais d’avoir renouvelé au printemps notre contrat de régie avec Hi-Media, qui plus est dans des conditions plus favorables. Nos résultats publicitaires étaient en nette hausse par rapport à l’année précédente, à tel point que l’embauche d’un second rédacteur pouvait déjà être envisagée. Il arriverait quelques semaines plus tard sous le pseudonyme de Melo. Côté audience, tous les signaux étaient au vert également : nous venions en effet de passer le cap des cinq millions de pages vues dans le mois. Depuis les débuts du site en avril 1997, nous avions multiplié l’audience par cent en deux ans et demi !

Un nouvel élément est venu conforter notre confiance et nous montrer à quel point Jeuxvideo.com était devenu important sur le Web. Il s’agissait de la remise d’un rapport d’audit que j’avais commandé à un ami consultant en marketing online. Son rapport d’une dizaine de pages
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[27] Toujours active aujourd’hui : https://www.jeuxvideo.com/recrute.htm .

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consistait en une évaluation de Jeuxvideo.com. Cette évaluation était basée sur un certain nombre de critères, permettant d’obtenir une note globale et de déterminer une valorisation. Ces critères étaient d’ordre technique, rédactionnel, communautaire et économique. À cette époque d’euphorie Internet, alors qu’on entendait parler de valorisations stratosphériques de telle ou telle start-up, nous étions curieux de savoir combien pouvait bien valoir, selon un spécialiste de la question, un site comme Jeuxvideo.com. Le rapport d’audit n’en faisait pas mystère : nous tenions une pépite, comme l’indiquaient clairement les conclusions de l’analyste : « Le bilan total de l’audit, intégrant les coefficients par groupe, est 85,73∕100. Il est à signaler que c’est la meilleure note jamais attribuée à l’occasion d’un audit professionnel réalisé sur un site francophone. À titre de comparaison, la moyenne des sites audités se situe aux alentours de 52 %. Le site Jeuxvideo.com possède la plupart des caractéristiques qui participent à la constitution d’une entreprise économique très profitable sur Internet. » En conséquence, l’analyste concluait son rapport en évaluant la valeur de Jeuxvideo.com à près de huit millions de francs [28]. Une vraie fortune ! Voilà qui nous redonnait la pêche et pourrait nous aider si nous avions à discuter à l’avenir avec des investisseurs. Nous avions désormais une idée de la valeur du site, ce qui constituerait une base de négociation en cas de besoin.

Quelques jours plus tard, le rachat de Nomade, l’un des sites français les plus en vue, par le fournisseur d’accès Libertysurf [29] pour la somme de cent vingt millions de francs [30] ne démentait pas notre optimisme.

Le 30 juillet 1999, la société France Télécom, en accord avec sa filiale GOA dédiée aux jeux vidéo, m’adressait un courrier dans lequel elle me manifestait son intérêt pour une entrée minoritaire au capital de L’Odyssée Interactive, sur les bases de la valorisation de l’audit que je lui avais communiqué. Cette lettre, non engageante, était toutefois signée par un haut dirigeant de France Télécom et faisait suite à de longues discussions avec les équipes de GOA. Tout cela nous montrait bien que notre petite entreprise suscitait la convoitise et valait déjà plus que ce que nous imaginions atteindre aux débuts de l’aventure !

Entre deux discussions business, je revenais à des préoccupations plus vidéoludiques. Celle qui en ce mois d’août occupait mes pensées, c’était le salon européen du jeu vidéo qui se tenait à Londres chaque année au début du mois de septembre : l’ECTS [31]. Il devenait important pour nous de couvrir ce genre d’événement, tant pour nos lecteurs que vis-à-vis des éditeurs de jeux qui me sollicitaient à cette occasion. En mai de cette même année, nous avions renoncé à participer au salon mondial de l’E3 à Los Angeles, faute d’une équipe suffisamment étoffée. Cette fois-ci, néanmoins, les recrutements récents de Kornifex et Melo allaient nous permettre de répondre présent au rendez-vous.

Les lecteurs ont généralement une vision idyllique des salons dédiés aux jeux vidéo. Ils pensent souvent que ce sont d’immenses salles de jeux dans lesquelles les journalistes passent le plus clair de leur temps à tester les nouveautés ou les jeux à paraître. Payés pour jouer, quel beau métier ! Sauf qu’il s’agit là d’une vision très réductrice du travail des rédacteurs. En réalité, la durée passée à jouer est très faible. Ils consacrent beaucoup plus de temps à écouter des producers leur présenter leurs futurs jeux. Dans bien des cas, il est même impossible d’y jouer. La journée est une succession de présentations en anglais, souvent par des personnes dont ce n’est pas la langue maternelle, ce qui exige d’autant plus de concentration. Le plus souvent debout, et à un rythme effréné pour honorer tous les rendez-vous pris au préalable, lesquels se succèdent sans interruption. Si bien qu’il n’est pas rare que les rédacteurs n’aient même pas le temps de manger à midi. Le soir, rentrés à l’hôtel, ils ont encore pour travail de rédiger des articles sur les jeux qu’ils ont vus dans la journée, de trier des photos et plus tard d’enregistrer ou monter des vidéos. Ce qui signifie que les journées commencent le matin à l’ouverture du salon et se terminent souvent tard dans la nuit. Ajoutez à cela la fatigue du voyage et l’éventuel décalage horaire, et vous comprendrez que les rédacteurs finissent souvent les salons sur les rotules !

L’ECTS 1999 a été le premier salon couvert par Jeuxvideo.com. Je m’y suis rendu avec Kornifex. Voyage en train depuis Aurillac via Limoges puis Paris en Eurostar jusqu’à Londres, ce qui représentait déjà un petit périple en soi, puisqu’il nous a nécessité la journée ! Nous avions loué deux chambres dans un hôtel tenu par des Pakistanais à moins d’un mile à pied du salon. L’établissement était minuscule, les chambres douteuses, l’épaisse moquette marron « so british » avait tout d’un paradis pour acariens. Enfin, histoire de couronner le tout, les toilettes ainsi que la douche semblaient dater de l’époque victorienne. Voilà qui commençait bien !

Sur le salon, nous avions rendez-vous avec la plupart des éditeurs de jeux, mais pas tous, puisque certains attachés de presse préféraient consacrer tout leur temps à la puissante presse papier. Il s’agissait de mon premier salon vidéoludique, et j’avais opté pour une tenue à faire pleurer un gamer : costume gris anthracite ! Autant vous dire que j’étais en léger décalage avec mes interlocuteurs. Pour les salons suivants, j’adopterais vite le dress code [32] de notre industrie (jean et baskets de ville), puisque dans le secteur seuls les commerciaux et les top managers portaient habituellement le costume.

Comptant bien prendre des clichés du salon, j’arborais fièrement autour du cou un bijou technologique : un appareil photo numérique Sony Mavica. Doté d’un design soviétique, certes, mais il stockait les photos sur des disquettes ! Les prises de vue étaient donc immédiatement disponibles et lisibles sur n’importe quel PC. Inconvénient : la qualité laissait à désirer. La résolution des photos était de seulement 640 × 480 pixelsne, c’est-à-dire à peine 0,3 mégapixel ! Chaque soir, nous transmettions par email ces photos de la journée à Stoub, resté à Toulouse. Pour ce faire, il fallait d’abord trouver un accès Internet, ce qui était loin d’être évident à cette heure tardive de la journée : il n’y avait bien sûr aucune connexion à l’hôtel. Avec les éléments que nous lui adressions ainsi qu’avec ceux fournis par les services de presse des éditeurs, Stoub mettait à jour Jeuxvideo.com en relayant les news du jour. Dès notre retour à Aurillac, nous avons rédigé un dossier complet sur l’ECTS. Avec ce dispositif, nous étions aussi rapides que nos confrères Internet pour les news chaudes, et notre dossier bien alimenté nous assurait d’être plus complets qu’eux. Dans le même temps, nous battions à plate couture la presse papier mensuelle, pour qui il était difficile de relayer l’événement dans ses numéros d’octobre alors que nous en avions parlé trois semaines plus tôt.

Le bilan de notre premier salon était très positif. Sur le plan éditorial, mais surtout relationnel. Nous avions assuré une vingtaine de rendez-vous au cours desquels la plupart de nos interlocuteurs nous avaient déclaré consulter quotidiennement Jeuxvideo.com et apprécier le site. Mieux encore, au cours d’un échange avec la jeune responsable Internet d’Ubisoft, deux des fondateurs du groupe s’étaient glissés dans l’entretien : le directeur général Yves Guillemot et son frère Gérard, président d’Ubisoft Amérique du Nord. S’ils avaient tenu à se joindre à ce rendez-vous en dépit d’un agenda surchargé, c’est assurément qu’ils le considéraient comme important. J’en ai eu la confirmation lorsqu’Yves Guillemot, l’un des papes de l’industrie vidéoludique, m’a déclaré être très admiratif de ce que nous avions fait avec Jeuxvideo.com. L’histoire de L’Odyssée Interactive leur était particulièrement sympathique, eux qui avaient débuté leur aventure dans un petit village du Morbihan une quinzaine d’années plus tôt…

Voilà une rentrée qui démarrait sous les meilleurs auspices. Notre moral était au plus haut, comme on peut l’imaginer. Il le fallait, car, comme chaque année depuis le lancement de Jeuxvideo.com, le mois de septembre était synonyme de grande mise à jour du site ! Une mise à jour à laquelle travaillaient depuis plusieurs mois mes deux associés. François avait dû refondre notre système de forums, qui étaient devenus inutilisables en raison d’une fréquentation de plus en plus soutenue — à tel point que nous avions dû nous résoudre, la mort dans l’âme, à fermer totalement les forums pendant quelques semaines, le temps de pouvoir mettre en ligne une version plus robuste, entièrement développée maison par François. De son côté, Stoub améliorait le design général du site, pour répondre à certains détracteurs qui se plaignaient d’une couleur jaune un peu trop présente. Ils allaient bientôt être comblés, avec les teintes grises et orange très tendance que Stoub avait judicieusement ajoutées ici et là. Il avait également mis au point un logiciel de CMS [33] permettant aux rédacteurs de saisir directement leurs articles sur le site, sans avoir besoin de procéder eux-mêmes à la mise en page. Sans parler d’autres détails peu visibles pour l’internaute, mais qui avaient demandé un travail de titan à mes deux compères.

Cette mise à jour s’est révélée
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[28] Environ un million deux cent mille euros.
[29] LibertySurf serait racheté à son tour par l’Italien Tiscali en 2001, puis par Free en 2008.
[30] Plus de dix-huit millions d’euros.
[31] ECTS : European Computer Trade Show, salon européen du jeu vidéo plus tard supplanté au milieu des années 2000 par la Gamescom en Allemagne.
[32] Dress code : code vestimentaire.
[33] CMS : content management system, système de gestion de contenu.

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épique pour une bonne raison : nous ne disposions que d’un seul serveur pour héberger Jeuxvideo.com. Stoub et François se servaient de leurs PC pour développer, mais la mise en ligne était réalisée directement sur l’unique machine en production. Ce qui veut dire que, pendant que nous mettions à jour le site, celui-ci présentait un fonctionnement assez erratique. Certaines parties du site étaient fonctionnelles avec l’ancien design, d’autres avaient été mises à jour et fonctionnaient avec le nouveau. D’autres pages, enfin, étaient tout simplement inaccessibles ou buggées. Chaque mise à jour technique constituait donc une grosse épreuve de contre-la-montre qui généralement se finissait tard dans la nuit. Pas question d’aller dormir en laissant un site cassé. En tant que webmestre, c’est Stoub qui généralement finissait le dernier. Le lendemain de cette mise à jour, lorsque j’ai rallumé mon PC, j’avais un message sur ICQ [34] :

« Stoub à 04:30 AM

Ça y est, j’ai à peu près terminé, il faudra traquer les bugs et corriger quelques bricoles demain. Je vais faire un petit Quake pour me détendre :-) »

Stoub était bien la seule personne que je connaisse qui pensait à faire une partie de jeu vidéo « pour se détendre » à quatre heures trente du matin, et après plus de vingt heures de travail continu devant son écran ! Les jours qui ont suivi, en dépit de quelques bugs résiduels, la fréquentation de Jeuxvideo.com a connu une pente ascendante, nous permettant de battre nos records d’audience quotidiens. Avec cette nouvelle version du site, nous avions visé juste !

Peu de temps après l’embauche de Melo, notre deuxième rédacteur, venu du nord de la France, une opportunité s’est présentée comme il arrive parfois dans l’aventure entrepreneuriale. Le webdesigner d’une entreprise locale de création de sites souhaitait quitter son employeur pour nous rejoindre. Il s’en était ouvert à moi au cours d’un entretien informel. Renaud Boutoute (Reno), originaire de la petite commune de Murat, était webdesigner autodidacte. Je le connaissais depuis les débuts de l’ETAJV. Quand nous avons lancé Jeuxvideo.com, Reno faisait de son côté ses premières armes sur le Web en créant un annuaire de sites sur le Cantal. Un vrai succès d’estime au plan local, pour lequel il avait déployé de réels talents techniques et artistiques. À L’Odyssée Interactive, nous n’avions pas de graphiste, ce qui m’obligeait parfois à bricoler en catastrophe quelques images pour un résultat peu probant. Je peux dire que nous n’avions pas non plus de vrai webdesigner, tant mes talents en la matière étaient limités. Recruter Reno représentait donc une opportunité pour renforcer l’équipe. J’en ai parlé à mes deux associés : après vérification que l’effort financier demandé n’était pas insurmontable, l’affaire était faite. Reno a donné sa démission à son employeur pour signer un contrat avec L’Odyssée Interactive. Hasard de l’histoire, cet employeur était notre voisin dans le village d’entreprises de Tronquières, ses bureaux se situaient même précisément de l’autre côté de notre cloison ! Si bien que désormais Reno passait chaque matin devant son ancien employeur pour venir chez nous. Voilà qui n’a pas amélioré nos relations avec ce voisin, réputé teigneux ! Mais il finirait par s’y faire.

Nous étions désormais six personnes : deux rédacteurs et un webdesigner à Aurillac, en plus des trois fondateurs. Alors que j’étais encore seul en début d’année dans mon grand local de quarante mètres carrés, en octobre 1999 nous travaillions désormais à Aurillac à quatre personnes à temps plein.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu un hôte de marque dans la salle de réunion du village d’entreprises : l’un des plus gros vendeurs de jeux de France. En sa qualité de fondateur et PDG de la chaîne de magasins Micromania, Albert Loridan avait décidé de profiter d’une visite en Limousin pour faire un crochet par Aurillac. Son groupe croissait à une vitesse vertigineuse. Fort de soixante-quinze magasins de jeux vidéo, il prévoyait d’en ouvrir vingt-cinq supplémentaires par an, et bien sûr de développer parallèlement la vente en ligne sur le Net. Pour cela, il pouvait compter sur un fichier de plus d’un million de clients ! C’est à ce titre qu’il me rendait visite, peut-être pour voir si une alliance était possible, tout autant que par curiosité pour notre entreprise auvergnate pas comme les autres. Pendant notre rendez-vous, très cordial, le PDG de Micromania notait, de son stylet, chaque élément-clé de notre conversation sur son Palm. Cela m’a marqué, car c’était la première fois que j’avais en face de moi un interlocuteur qui préférait le numérique au couple plus traditionnel crayon-papier.

Si elle ne devait déboucher sur rien de concret, cette visite me rappelait néanmoins l’appétit des entreprises traditionnelles de jeux vidéo (éditeurs et distributeurs) pour des start-ups comme la nôtre. Tout comme Ubisoft, Micromania cherchait à débarquer sur le Net en maximisant ses chances de succès. C’est-à-dire soit en nouant des alliances, soit en y allant seul. Dans les deux cas, en ayant collecté un maximum de renseignements sur les acteurs déjà en place. Il s’agissait d’une démarche intelligente et de bon sens.

:globe: VII. Cession :globe:

Au fil des rendez-vous qui s’étaient succédé les semaines précédentes avec des chefs d’entreprise ou des financiers, j’avais pris toute la mesure de l’intérêt porté à Jeuxvideo.com, dans le contexte d’euphorie autour d’Internet dans lequel nous baignions sans en avoir d'abord eu conscience. C’est dans cet esprit que j’irais bientôt à deux nouveaux rendez-vous parisiens. Le premier, en réponse à une sollicitation de la Deutsche Bank, dont l’email était clair : « Nous aimerions mieux comprendre l’activité de votre société afin de vous proposer dans l’avenir des idées de partenariats, d’acquisitions, de cessions ou d’introduction en bourse. » Trop généraliste, cependant, cet entretien n’aurait pas de suites. Le second rendez-vous était avec une autre banque étrangère : UBS [35], l’une des plus grosses banques du monde. Ce rendez-vous avait été obtenu par François, dont l’ami d’enfance d’un ami commun était directeur chez UBS France. François avait discuté brièvement avec Lionel, le fameux banquier en question. Lequel lui avait indiqué qu’il connaissait peut-être un acheteur intéressé par L’Odyssée Interactive, dans l’hypothèse où nous serions vendeurs. Voilà qui avait le mérite d’être direct !

Je me suis donc rendu à Paris, boulevard Haussmann, au siège d’UBS France. Je suis arrivé dans des locaux cossus peuplés d’employés obséquieux et tirés à quatre épingles. On m’a décrit UBS comme la plus grosse banque d’affaires au monde en volume, et la troisième en solidité derrière Rabobank et la Deutsche Bank. Dans un salon feutré de la banque, j’ai donc fait la connaissance de Lionel, jeune directeur associé d’UBS. De taille moyenne, mince et distingué, Lionel devait avoir quelques années de plus que moi, c’est-à-dire nettement moins que l’âge moyen que j’imaginais pour un banquier d’affaires. Il portait un costume noir rayé et une chemise blanche dotée d’élégants boutons de manchette dorés. Souriant et très courtois, il semblait respirer à la fois l’assurance et le dynamisme propres à inspirer confiance à un chef d’entreprise, tout en arborant la tenue stricte qui sied à un banquier d’affaires.

Lors de notre entretien, différentes pistes de valorisation de notre entreprise ont été évoquées, de la simple prise de participation jusqu’à la cession complète. Chaque scénario envisagé a été soigneusement chiffré. À la suite de cette démonstration, j’ai compris que nous nous trouvions peut-être à un tournant. L’Odyssée Interactive valait probablement un montant important. Nous avions pu nous en rendre compte ces derniers mois, et la démonstration de la banque me le confirmait. Des acheteurs étaient sans doute prêts à investir pour prendre une participation ou racheter l’entreprise en totalité. Où en serions-nous dans six mois ? Notre optimisme nous conduisait volontiers à penser que Jeuxvideo.com, continuant à croître rapidement, pourrait à l’avenir valoir encore plus. En la matière, toutefois, rien n’était sûr. De la même façon, rien ne nous assurait que dans six mois notre entreprise immatérielle ne vaudrait pas beaucoup moins…

Le propos de Lionel était donc de nous expliquer que, notre patrimoine personnel étant à peu près égal à zéro, puisque nos salaires à L’Odyssée Interactive étaient modestes, il ne faudrait pas que nous ayons à regretter plus tard de n’avoir pas profité à temps de cette bonne valorisation de notre entreprise. Car beaucoup de choses pouvaient venir la déprécier. En premier lieu, l’arrivée de concurrents qui pourrait réduire notre activité. Je dois reconnaître que j’étais très sensible à cet argument, étant donné que nous voyions alors arriver sur le secteur une ribambelle de sites plus ou moins concurrents. C’était le cas de la nouvelle plate-forme Zonejeux.com (Infonie), de Goa.com (France Télécom) ou du futur site d’Ubisoft, qui allaient s’ajouter aux sites éditoriaux Overgame et Gamespot.fr, sans parler d’autres projets probablement en cours dont nous n’avions pas encore connaissance…

Lionel m’a expliqué que sa banque pouvait agir dans la négociation avec un investisseur par le biais de sa filiale Warburg Dillon Read. Sa rémunération serait un pourcentage des sommes levées ou du montant de la vente. En même temps, nous pourrions être conseillés par UBS France sur les questions patrimoniales. Cet argument ainsi que la confiance que nous pouvions légitimement accorder à ce jeune homme du fait de ses relations avec un ami commun ont fini par me convaincre que nous allions devoir
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[34] ICQ : Système de messagerie instantanée (prononcé « I seek you ») auquel nous recourions pour communiquer plus efficacement entre nous. Beaucoup moins utilisé aujourd’hui.
[35] UBS : Union de banques suisses.

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prendre une décision majeure pour notre entreprise.

Avec mes associés, après nous en être longuement entretenus, nous avons décidé de poursuivre les discussions avec UBS. À ce stade, nous étions d’accord pour céder certaines parts sociales afin d’être rémunérés d’une partie des efforts que nous avions consentis ces dernières années. À partir d’une certaine somme, il faut savoir considérer froidement les offres qui se présentent, à moins d’être complètement fou ou mégalomane. Sur ce plan-là, il me semble que nous avions plutôt la tête sur les épaules, malgré notre jeune âge !

Quelques jours après ma visite chez UBS, le 6 novembre 1999, je me suis rendu au Marathon de l’Internet créatif à Limoges. J’avais été invité à participer à une table ronde. J’y ai retrouvé parmi les intervenants la directrice de GOA ainsi que le directeur de la société québécoise Netgraphe, venu tout spécialement me rencontrer. Cette société, première entreprise Internet cotée à la bourse de Montréal, s’intéressait à nous dans le cadre de l’extension en France de ses activités. Entre la poire et le fromage, nous avons eu une discussion relativement libre au sujet des intermédiaires dans le cadre de cessions-acquisitions. Il connaissait bien le sujet pour avoir été capital-risqueur lui-même, puis dirigeant d’une banque d’affaires. Selon lui, le choix de notre conseil était primordial : il arrivait en effet que les conseils soient davantage au service des gros financiers avec lesquels ils travaillaient tous les jours qu’à celui de leur client. Et ce serait, d’après lui, particulièrement vrai dans le cas de cessions, des transactions au cours desquelles il pouvait arriver que le conseil soit tenté de minorer le prix de vente au bénéfice de l’acheteur, avec lequel il aurait conclu un accord occulte de compensation financière… J’avoue que je n’avais pas envisagé cette éventualité, et désormais cet élément rentrerait en ligne de compte pour savoir si nous devions donner suite à la proposition d’UBS ou non. La confiance serait déterminante.

À Limoges, la conférence s’est relativement bien passée, si ce n’est que je n’avais pas prévu de prendre la parole devant une salle quasiment déserte — une vingtaine de personnes au maximum. La raison ? La finale France-Australie de la Coupe du monde de rugby était retransmise dans une salle attenante ! Je ne pouvais pas reprocher aux fans de sport d’avoir préféré le match…

Je n’avais toutefois pas fait le voyage à Limoges pour rien. En effet, j’y ai rencontré également David Bordas (Haazel), jeune étudiant en informatique qui voulait faire chez nous son stage de fin d’études. Il était originaire du Cantal et son profil me plaisait bien ; j’ai donc décidé de le prendre comme stagiaire quelques mois plus tard. Bien m’en a pris, car, à la fin de son stage, j’étais tellement satisfait de ses services que je lui ai proposé d’emblée un contrat de travail à durée indéterminée. Ce fut notre tout premier informaticien, en dehors des fondateurs. Douze ans après, il est devenu directeur technique de Jeuxvideo.com, à la tête d’une équipe d’une quinzaine de personnes. C’est naturellement un des piliers de l’entreprise. Comme quoi, chers amis étudiants, ne négligez pas de choisir attentivement dans quelles entreprises vous faites vos stages de fin d’études. Votre avenir professionnel en dépend peut-être !

De retour à Aurillac, j’ai examiné avec mes associés les trois pistes qui se présentaient à nous si nous décidions de confier un mandat à UBS : une cession minoritaire, majoritaire ou totale de l’entreprise. François l’économiste, plus à l’aise avec ces questions, nous a exposé sa vision : il estimait que la cession totale constituait l’option présentant l’objectif le plus clair tout en comportant le moins d’incertitudes pour nous trois. « Mieux vaut tenir que courir », concluait-il. C’était sans doute la solution qui nous permettrait à la fois d’obtenir la meilleure valorisation de l’entreprise et de nous assurer de retirer sans délai les bénéfices de nos efforts.

Après en avoir débattu longuement entre nous par emails et par téléphone, nous avons donc communiqué notre réponse à UBS. Nous leur donnions un mandat de cession totale de L’Odyssée Interactive pour un montant minimal restant à fixer. François, pour sa part, souhaitait après cette cession quitter l’entreprise en vue de voguer vers de nouveaux horizons, tandis que Stoub et moi gardions une motivation intacte pour poursuivre l’aventure une fois que la société aurait été reprise.

Quelques jours plus tard, UBS a fait son premier déplacement à Aurillac pour nous rencontrer, Stoub, François et moi. Lionel était accompagné de François H., qui travaillait pour la banque Warburg, filiale d’UBS spécialisée en fusions-acquisitions d’entreprises (M&A [36] dans le jargon). François H. était encore plus jeune que Lionel. S’il n’avait pas la même élégance que ce dernier, il avait pour point fort son franc-parler. Là où le banquier patrimonial était tout en circonvolutions, le financier parlait « cash » et préférait aller droit au but. Comme la plupart de ses collègues, François H. avait fait ses gammes quelques années à la City de Londres avant de revenir en France. Réunis à l’occasion de notre dossier, Lionel et François H. formaient un vrai duo de banquiers. J’allais être en contact avec chacun d’eux de façon presque permanente au cours des mois qui allaient suivre. Ainsi, Lionel serait notre contact pour le volet patrimonial, tandis que François H. s’occuperait de la cession proprement dite.

Lionel nous a annoncé la chronologie des événements. Tout d’abord, les services de la banque allaient réaliser un audit sur Jeuxvideo.com afin de déterminer une valorisation, laquelle fixerait l’objectif à atteindre pour la cession. Ensuite, il faudrait rédiger un mémorandum, sorte de bible présentant en détail l’activité de la société, son historique, ses fondateurs et ses perspectives d’évolution. Enfin, il s’agirait d’identifier les acheteurs potentiels en France ou à l’étranger. Il faudrait alors les contacter un par un, dans l’optique de réussir à en intéresser plusieurs pour créer un système d’enchères dans lequel la concurrence ferait monter les prix. Pour l’heure, la balle était dans le camp d’UBS, qui devait réaliser l’audit de valorisation. Nous étions au début d’un long processus qui allait prendre près de six mois.

Avant toute chose, cependant, UBS nous a proposé de respecter une stricte confidentialité : nous ne devrions jamais parler à quiconque de la cession possible de l’entreprise. En effet, ébruiter le sujet conduirait tôt ou tard à discréditer le dossier et à le dévaloriser. Aussi, nous nous sommes accordés pour ne plus citer nommément Jeuxvideo.com ou L’Odyssée Interactive au cours de nos échanges. Il fut décidé d’adopter un nom de code : après avoir écarté Lara Croft, trop proche de notre activité, nous l’avions décidé, ce serait Cantal ! Oralement comme par email, c’était ce mot qui serait désormais utilisé pour éviter les fuites. Il s’agissait d’une précaution digne d’un film d’espionnage, et cela me plaisait bien ! Il faut dire cependant que nous étions l’un des plus petits dossiers de cession qu’ait eu à traiter l’équipe d’UBS. François H. nous confiait qu’ils avaient davantage l’habitude de traiter des dossiers de grosses PME industrielles de plusieurs centaines de salariés, revendues à la fin de la carrière du dirigeant pour plusieurs centaines de millions de francs. Nous étions dans un cas de figure complètement différent : la banque avait accepté ce « petit » dossier parce qu’elle avait besoin de références Internet en cette période d’euphorie netéconomique. Elle n’en avait pas moins conservé les méthodes très rigoureuses adaptées à des dossiers beaucoup plus volumineux, qui nécessitaient toutes les précautions pour protéger des valorisations stratosphériques.

Pour en avoir été averti par UBS, je savais que pendant la période qui s’ouvrait, au cours de laquelle la banque travaillerait sur le dossier Cantal, j’allais être extrêmement sollicité. D’abord pour fournir un maximum de renseignements aux équipes de la banque, mais également pour répondre aux sollicitations des acheteurs potentiels : il me faudrait alors me déplacer pour les rencontrer. Pour autant, j’avais bien l’intention de continuer à faire fonctionner L’Odyssée Interactive comme si de rien n’était. À ce titre, les nouveautés allaient continuer à s’enchaîner sur Jeuxvideo.com à un rythme soutenu.

C’est ainsi que, fin novembre, nous avons mis en ligne un module d’avis des lecteurs. Il permettait à chacun, à l’instar des rédacteurs de Jeuxvideo.com, de commenter et de noter les jeux sur vingt. Cette nouvelle fonctionnalité permettait ainsi aux internautes de comparer la notation de Jeuxvideo.com à la moyenne des notes attribuées par nos lecteurs. C’était un point de vue supplémentaire pour tous ceux qui venaient consulter le site dans l’optique d’acheter leurs jeux. Pour nous, il s’agissait d’un nouveau contenu qui venait enrichir le site et nous permettait d’afficher une note même pour les jeux que nous n’avions pas testés. Cette possibilité nouvelle, plébiscitée par nos lecteurs, a connu d’emblée un énorme succès : plus de cinquante avis par heure étaient postés dès le premier jour, ce qui représentait pour nous un petit défi technique ! Heureusement que nous venions de changer le serveur d’hébergement de Jeuxvideo.com ! C’était aussi un défi humain, puisqu’à cette époque chaque avis de lecteur était validé à la main par un membre de l’équipe — en général Stoub ou moi — avant d’être diffusé sur le site. En dépit de ces contraintes, la mise en place de ces avis des lecteurs nous a permis de battre notre record d’audience quotidien [37]. Ce qui au passage nous laissait espérer franchir le cap symbolique des dix millions de pages vues sur
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[36] M&A : mergers and acquisitions.
[37] Quatre cent trois mille pages vues par jour, à l’époque.

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l’ensemble du mois de décembre, chiffre qu’alors peu de sites pouvaient se vanter d’atteindre. D’ailleurs, tous les clignotants d’audience étaient dans le vert, comme le confirmait une étude Médiangles selon laquelle Jeuxvideo.com était le septième site français ayant connu la plus forte progression d’audience au cours de l’année 1999. Devant nous, uniquement des poids lourds du secteur : Multimania, Yahoo, Voila, Caramail ou TF1. Dans ce contexte de probable cession prochaine de Jeuxvideo.com, tout ce qui pouvait mieux nous faire connaître était évidemment bienvenu !

À la veille de l’an 2000, après nous être mis d’accord sur la valorisation, nous avons finalement signé le mandat de cession d’UBS. Dès lors, le processus était enclenché. Les services de Warburg ont commencé le travail de rédaction du mémorandum, destiné à présenter en détail Jeuxvideo.com aux acquéreurs potentiels. Il fut décidé de rédiger le texte en anglais pour pouvoir contacter des acquéreurs étrangers plus facilement. Cela permettait également de montrer aux candidats français que nous constituions un dossier international, gage de sérieux et de crédibilité.

Quelles entreprises étaient susceptibles de nous racheter ? Une première liste établie par Warburg comportait environ soixante-dix noms : des fournisseurs d’accès à Internet, les plus gros sites Web, des éditeurs de jeux vidéo ou des plates-formes de jeux en ligne, des groupes de médias, et enfin des groupes de distribution.

Cette année 1999 se terminait pour moi sur une impression de vertige. Ces dernières semaines avaient été si enthousiasmantes et stressantes à la fois ! J’étais sollicité de toutes parts, par des journalistes, par mes contacts chez les éditeurs de jeux vidéo, par UBS, par nos lecteurs de plus en plus nombreux… Pendant ce temps, le magazine Le Point publiait un dossier sur les cent Français qui feraient les années 2000. Contre toute attente, je figurais dans ce palmarès des personnalités françaises de moins de quarante ans censées faire l’actualité de la décennie. Dans la liste, on trouvait aussi des avocats, des politiciens, des sportifs de haut niveau, des chanteurs, des écrivains, des chercheurs… Et moi, au milieu de tout cela, représentant le secteur vidéoludique en compagnie du médiatique Nicolas Gaume, fondateur de l’éditeur bordelais Kalisto. Je venais pourtant de signer un mandat de cession de mon entreprise. Difficile dès lors de ne pas me projeter dans l’avenir en me demandant si j’allais vraiment faire l’actualité des prochaines années… ou bien si je n’allais pas tout simplement être débarqué par notre futur acquéreur ! Voilà donc pourquoi j’éprouvais un sentiment de fierté, mais aussi cette sensation de vertige. Le même vertige que j’avais éprouvé trois ans plus tôt, au moment de signer les statuts de L’Odyssée Interactive.

Cet article du Point n’est pas resté sans suites, puisqu’il a sans doute été la raison de mon entrée dans le Who’s Who [38] quelques semaines plus tard. Il m’a en outre valu pendant quelques années le surnom de « Bill Gates du Cantal » que le journaliste avait utilisé dans son article — sobriquet que je trouvais tout à fait ridicule. Enfin et surtout, cet article crédibilisait notre action auprès du grand public. UBS se frottait les mains, car cette présence dans Le Point allait inciter d’autres journalistes à emboîter le pas au magazine d’actualité en rédigeant à leur tour un papier sur Jeuxvideo.com.

L’an 2000 commençait comme s’était achevé 1999 : à fond ! Pas question de relâcher la pression. Nous avons recruté un troisième rédacteur : Sébastien Vidal (Twitten). C’est drôle, car Twitten avait été recalé lors du recrutement précédent, mais son profil s’était cette fois-ci imposé devant tous les autres. Encore plus étonnant, alors que nous recrutions sans distinction de localisation, avec des candidatures en provenance de toute la France, notre nouvelle recrue habitait à deux kilomètres de nos bureaux ! Comme quoi, Internet ne nuisait pas à la proximité. Twitten, qui était donc déjà sur place, a pu rejoindre très rapidement Jeuxvideo.com. Son travail a consisté à rédiger des solutions de jeux, en commençant dès le premier jour par celle de Tomb Raider 4. Par la suite, ses aptitudes ont été mieux utilisées pour la rédaction des tests et la couverture des salons, où sa parfaite maîtrise de la langue anglaise faisait merveille. Twitten était aussi un grand spécialiste de MMORPG [39]. D’ailleurs, il nous quitterait plus tard pour prendre un poste chez GOA, avant de devenir un jour le directeur Europe de NCsoft, à Brighton en Angleterre. Ce serait une de mes fiertés que de voir ainsi certains salariés ayant débuté chez nous réussir par la suite une brillante carrière.

Très vite, un autre événement allait déclencher une nouvelle vague de sollicitations, moins de deux semaines après l’article du Point. Un soir, alors que je rentrais en train d’un nouveau déplacement à Paris, la sonnerie de mon portable m’a sorti de ma lecture. C’était le président de la Jeune Chambre économique [40] du Cantal. Le jour même, il devait proposer un candidat pour l’élection au titre d’Auvergnat de l’année. Il se trouve qu’il m’avait sollicité quelques semaines plus tôt pour me demander des informations sur notre activité, dans le but avoué de proposer ma candidature. Ce soir-là, après les délibérations du jury des Jeunes Chambres économiques d’Auvergne, il m’appelait pour me communiquer les résultats. Bingo ! J’étais élu Auvergnat de l’année 2000 !

Quelques semaines plus tard, je recevrais mon prix des mains du président Valéry Giscard d’Estaing, au cours d’une réception en grande pompe, entouré de personnalités, d’amis et d’une partie de ma famille qui avaient fait le déplacement à Clermont-Ferrand. Je retiendrais de cette journée le caractère attachant de l’ancien chef de l’État, très aimable et brillant orateur, loin des caricatures dont il a pu faire l’objet. Je n’oublierais pas, au-delà du prix qui m’était personnellement décerné, que c’est le projet qui était récompensé, et par là même toutes les personnes l’ayant rendu possible, en premier lieu mes deux associés et nos premiers salariés. Ce prix était matérialisé par une œuvre du sculpteur Alain Dumas représentant deux A accolés réalisés en matériaux bruts de la région : l’un en châtaignier, l’autre en pierre de Volvic. Une œuvre que je garderais fièrement dans mon bureau, et qui symbolise, finalement, mon attachement à ma région d’origine.

Suite à cette récompense, une avalanche de sollicitations par les médias régionaux : quelques jours après l’annonce officielle, j’étais en une de tous les journaux du coin, et l’on pouvait m’écouter sur toutes les radios d’Auvergne ! Je recevais par ailleurs des dizaines de mails de félicitations de la part de maires ou de parlementaires, d’amis, de chefs d’entreprise, d’anciens collègues, d’anciens profs ou de personnes dont je n’avais pas eu de nouvelles depuis des lustres ! Décidément, il allait vite me falloir trouver une collaboratrice, car je ne pouvais plus gérer seul toutes ces sollicitations : je ne pouvais pas rester ainsi le standardiste de L’Odyssée Interactive tout en tenant la comptabilité, en plus des tâches prioritaires.

En attendant de recruter une secrétaire, j’allais m’attaquer à la boutique de jeux. Il s’agissait assurément du travail qui me demandait le plus de temps : plusieurs heures chaque jour, entre la facturation, les commandes de jeux aux grossistes, les réponses aux questions des clients, la confection des colis, la gestion des fraudes… Qui plus est, le nombre de commandes quotidiennes augmentant régulièrement avec la croissance de Jeuxvideo.com, je n’avais désormais plus le temps de confectionner les colis pendant la journée. Alors, je revenais souvent au bureau en soirée pour terminer. La situation était donc tendue, et ne pourrait pas durer éternellement. Tout cela en outre pour une rentabilité misérable, puisque c’est chaque jour que je passais commande aux grossistes, dans des volumes trop faibles pour qu’ils puissent nous accorder des conditions intéressantes. Heureusement, j’allais bientôt m’apercevoir qu’il était possible de décupler la rentabilité de cette activité tout en réduisant considérablement le temps à y consacrer. Comment ? En sous-traitant la gestion de notre boutique à une entreprise dont c’était le métier. Fini, les commandes de jeux, les expéditions et les colis perdus. Nous n’aurions plus qu’à encaisser une commission sur les ventes effectuées par un prestataire spécialisé. Nous pourrions ainsi nous concentrer sur notre cœur de métier, qui n’était pas d’expédier des jeux, mais de produire du contenu éditorial. Des vendeurs de jeux sur Internet, il y en avait désormais foison. L’un d’eux m’a sollicité, il s’agissait de BlackOrange, une jeune start-up dynamique qui venait de collecter des fonds et offrait une grande qualité de service au client. Elle se permettait même d’innover : par exemple, elle proposait à ses clients parisiens une livraison dans la journée ! En fait, cette start-up aux méthodes très agressives faisait figure d’épouvantail, car elle inquiétait beaucoup d’acteurs du secteur, notamment les vépécistes ou tous ceux qui voulaient vendre
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[38] Who’s Who, selon Wikipédia : dictionnaire biographique censé lister « les personnes qui comptent en France, en affirmant se fonder sur quatre critères : “la notoriété, l’honorabilité, le mérite et le talent [qui] contribuent à l’activité et au rayonnement de la France” » !
[39] MMORPG : massively multiplayer online role-playing game, jeu de rôle en ligne massivement multijoueur, c’est-à-dire qui permet à un grand nombre de joueurs de se connecter simultanément et d’interagir dans le monde virtuel persistant ainsi mis en ligne, servant de cadre au jeu.
[40] Association qui rassemble des chefs d’entreprise ou des cadres âgés de moins quarante ans. Parfois assimilée à une antichambre du Rotary ou du Lions Clubs.

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MP
Niveau 8
29 septembre 2014 à 10:52:22

des jeux vidéo sur le Net.

Après quelques discussions, nous avons convenu avec les fondateurs de BlackOrange qu’ils s’occuperaient désormais de la boutique de Jeuxvideo.com en échange d’une commission sur le chiffre d’affaires généré. Dès les premiers jours, j’allais grandement apprécier cet espace vacant dans mon emploi du temps. Nos clients étaient ravis, car ils bénéficiaient d’une bien meilleure qualité de service, d’un catalogue plus important, des prix les plus bas et des délais de livraison les plus courts du Net. C’était donc une solution incomparablement supérieure à celle que nous proposions jusqu’à présent. Bref, tout le monde était content ! Ce qui allait se vérifier dès les premiers jours dans nos statistiques. Dans notre propre boutique, nous traitions environ cent cinquante commandes mensuelles, chiffre que nous allions tripler dès le premier mois de partenariat avec BlackOrange ! Cet accord allait durer jusqu’à ce que la société connaisse des difficultés, puis ferme purement et simplement. Cependant, preuve que l’échec peut être riche d’enseignement, l’un des fondateurs de BlackOrange allait fonder Smartbox, leader mondial en 2011 des coffrets cadeau !

Depuis quelques semaines, nous remarquions que les forums de Jeuxvideo.com étaient de plus en plus fréquentés. On sentait que leur popularité faisait tache d’huile. Il était désormais de notoriété publique chez les joueurs qui voulaient avoir une réponse à leurs questions que c’était sur les forums de Jeuxvideo.com qu’il fallait venir les poser.

Malheureusement, l’audience ne cessant de croître, le forum général devenait de plus en plus le lieu de discussions hors sujet, très éloignées du thème vidéoludique. Par ailleurs, le ton montait fréquemment entre les participants, et ce forum tendait en vérité à devenir un vrai capharnaüm. Voilà qui ne plaisait pas aux fans de jeux vidéo, qui ne s’y retrouvaient plus ; voilà qui ne plaisait pas non plus aux internautes qui venaient là simplement discuter et ne comprenaient pas pourquoi on leur reprochait d’être hors sujet. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de créer un forum Bla-bla pour accueillir toutes les conversations qui ne concerneraient pas le jeu vidéo. Plus tard, devant l’affluence de ce seul forum, nous déciderions de le scinder par tranches d’âge : moins de quinze ans, quinze à dix-huit ans, dix-huit à vingt-cinq ans, vingt-cinq à trente-cinq ans, et plus de trente-cinq ans. C’est aussi à ce moment-là que François a créé la possibilité de nommer des modérateurs, c’est-à-dire des utilisateurs réguliers de nos forums auxquels nous donnerions la faculté de supprimer les messages d’insulte, de haine, de publicité et tout ce qui pouvait être illégal. Ces deux mesures ont contribué à restaurer la paix sur les forums. Au moins pour un temps. Car nous n’étions en réalité qu’au commencement d’une série de mesures que nous aurions à prendre au fur et à mesure de l’extension des forums, pour préserver leur convivialité et la sérénité de leurs utilisateurs.

Pendant ce temps, la CCI [41] du Cantal me décernait le titre de « Coach Cantal », récompense qui distinguait les chefs d’entreprise cantaliens les plus conquérants. J’ai reçu mon trophée lors d’une soirée organisée dans les locaux consulaires, devant un parterre de chefs d’entreprise. Nos salariés m’avaient sympathiquement accompagné à cette cérémonie. Le lendemain, j’étais une nouvelle fois à la une des journaux, ce qui a eu pour effet de donner naissance à une nouvelle vague de demandes et de rencontres.

Depuis le début de l’année, j’étais donc extrêmement sollicité : réunions le soir, déplacements à Paris toutes les semaines, fins de journée après onze heures du soir, samedis et dimanches travaillés. Bref, je n’avais plus d’horaires. Des déclarations de TVA terminées à deux heures du matin, la tenue de la comptabilité le samedi, des mails envoyés à Warburg le dimanche après-midi. Tout cela était devenu la règle et non plus l’exception. Plus de vie privée non plus. Le travail occupait plus de cent pour cent de ma vie, empiétant désormais sur mon temps de sommeil. Le dossier de la cession ainsi que les récompenses récentes m’avaient plongé la tête sous l’eau. Même si j’avais abandonné le train de nuit au profit de l’avion pour mes déplacements, ce n’était pas suffisant. J’éprouvais de plus en plus de fatigue, je m’endormais parfois à la pause entre midi et deux. Le soir, je tombais comme une masse, et je mettais une bonne demi-heure pour me réveiller le lendemain matin, malgré l’alarme du radio-réveil dont le volume sonore aurait réveillé un mort. Au fil des semaines, la fatigue accumulée a commencé à se répercuter sur ma santé. Pourtant, à ce moment-là, il m’était impossible de ralentir le rythme, j’étais en phase de cession de l’entreprise, il fallait conduire le processus jusqu’à son terme, en s’efforçant de faire bonne figure. Aussi la fin de l’année 1999 et la première moitié de l’an 2000 ont-elles sans doute constitué professionnellement les mois les plus éreintants de ma jeune carrière. Sans aucun doute, j’ai travaillé pendant six mois aux extrêmes limites de mes possibilités, au bord du burnout. Je savais que ce rythme ne pourrait pas durer. Si j’avais depuis la création de L’Odyssée Interactive adopté l’idée que la conduite d’une entreprise était une épreuve de fond, j’étais maintenant en train de sprinter au milieu d’un marathon ! Et j’en payais le prix s’agissant de ma santé.

Malgré tout, j’ai réussi à fournir à Warburg les derniers éléments demandés pour la rédaction du mémorandum. À cette occasion, j’avais dû mettre par écrit ma vision du métier. C’est drôle, parce qu’en relisant ce passage je me disais que cette vision-là, cet objectif-là n’avaient guère varié au fil du temps, à quelques détails près. Globalement, c’était déjà ce même objectif que nous poursuivions dès 1997, et ce serait plus ou moins le même à mon départ en 2012, malgré les changements considérables qu’avait connus le Net entre-temps. Morceaux choisis de ma vision du métier en 2000 :

« Jeuxvideo.com est un site conçu par des gamers pour des gamers. Nous avons mis l’internaute au cœur de notre métier, et c’est toujours l’intérêt de l’internaute qui a prévalu dans nos décisions stratégiques et technologiques, sans pour autant mépriser l’aspect économique, puisque notre société est l’une des seules à être rentable depuis sa création…

Notre objectif est de mettre à disposition des joueurs un maximum d’informations concernant les jeux vidéo, mais aussi un certain nombre d’outils. C’est dans cet esprit que notre but premier est de couvrir l’ensemble du cycle de vie du jeu.

— Le développement d’un jeu commence : on l’annonce dans nos news.

— Un jeu est en cours de développement, on reçoit une préversion : on rédige une première critique.

— Le jeu est terminé : on effectue un test avec notation (notation que peuvent contester nos lecteurs).

— Avant d’acheter le jeu, le joueur peut télécharger une démonstration pour se faire une idée du produit.

— Il est possible d’acheter le jeu directement sur Jeuxvideo.com, moins cher qu’en boutique traditionnelle.

— Après avoir acquis son jeu, le joueur peut déceler des problèmes de fonctionnement avec son matériel et télécharger alors un patch correctif.

— En cas de blocage dans le jeu, le gamer va alors dans notre rubrique la plus visitée : celle des trucs et astuces.

— Enfin, pendant tout le cycle de vie du jeu, les joueurs peuvent échanger via un chat (dialogue en direct) ou des forums (dialogue différé).

[…]

Le modèle économique est simple : générer un maximum de trafic sur Jeuxvideo.com de façon à maximiser les recettes publicitaires.

[…]

La quasi-totalité des technologies utilisées sur Jeuxvideo.com a été développée en interne, ce qui nous garantit une grande indépendance. »

À la fin février, Warburg m’a remis sa copie. Sur la base des informations que j’avais fournies à François H., le mémorandum de présentation de Jeuxvideo.com était achevé. Soit une cinquantaine de pages intégralement en anglais. La première étape de la cession était franchie. Maintenant que le document était prêt, nous pouvions passer à la suite du processus, qui était de contacter des acquéreurs potentiels.

La semaine suivante, François H. commençait donc son démarchage, sans dévoiler le nom de l’entreprise à céder. Les premiers résultats étaient encourageants. Il a pu ainsi obtenir rapidement un rendez-vous avec le PDG d’Ubisoft Yves Guillemot, que j’avais rencontré à l’ECTS l’année précédente. Un bon contact également avec le Québécois de Netgraphe avec lequel je m’étais entretenu à Limoges quelque temps plus tôt. Par ailleurs, un accueil bienveillant de Yahoo Europe ainsi que d’un des fondateurs suédois du groupe Spray, qui avait débarqué en France quelques semaines auparavant avec d’énormes moyens financiers. Prise de contact, enfin, avec les sociétés PPR Interactive, Multimania, Havas, Europ@Web (filiale Internet de Bernard Arnault) et enfin l’Anglais Gameplay.com. Vivement le premier entretien ! C’était seulement à cette occasion que nous saurions si notre dossier intéressait vraiment ces candidats ou bien s’ils nous avaient répondu uniquement pour obtenir sur nous des informations.

Au début mars, le huitième membre de Jeuxvideo.com était embauché : la première fille de l’équipe, secrétaire-comptable. Consciencieuse et débrouillarde, elle allait vite se révéler indispensable pour me seconder, prendre le relais sur la comptabilité de l’entreprise, préparer les déplacements, répondre au téléphone…

Dans la foulée, François H. m’appelait pour me tenir au courant des premiers entretiens qu’il avait eus avec les acquéreurs potentiels. Il avait tout d’abord rencontré le PDG d’Ubisoft, pour lui remettre le mémorandum en mains propres. Chaque exemplaire était numéroté, mais la numérotation commençait après 6
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[41] CCI : chambre de commerce et d’industrie.

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