Le thriller est une forme bien peu évidente à mettre en forme sur le plan ludique. Les réussites ne sont pas nombreuses : on pense à Spycraft, Fear Effect ou bien sûr le grand In Memoriam. Justement, Vivien Chazel, le chef de projet de Eye, connaît parfaitement le titre de Lexis Numérique (voir interview en fin de sous-chapitre). Son projet mené avec 8 autres étudiants tente cette plongée dans les arcanes obscures de la psychologie humaine avec brio et audace. Beaucoup de risques ont été pris pour que le joueur se sente attiré par un certain malaise. L'histoire, d'emblée, est austère et noire. Un homme a vu la mémoire de son épouse malade, Laura, être lacérée à petit feu. Un drame conclura cette dégradation : un jour, l'homme devient l'étranger dangereux et se fait agresser par celle qu'il aime. Devenu "hors cadre" dans les critères de la société, l'âme sans souvenirs sera incarcérée dans un établissement spécialisé. Une année passe et les deux êtres vont de nouveau se rencontrer sur l'initiative de l'époux. Vous prenez alors les commandes devant les grilles du dispensaire à la recherche de votre moitié. Vous en dire davantage serait cruel car la démo vous amène rapidement auprès de la femme et ses révélations. Pour découvrir ces dernières, il ne s'agira pas de la convaincre sur la base d'un jeu d'aventure classique, mais d'entrer dans ses souvenirs. Le jeu, en vue à la 3ème personne lors des phases avec l'homme, est désormais cadré par une vue à la 1er personne. La navigation devient floue et trouble, à l'image de la mémoire de Laura. Quelques minutes après avoir arpenté un étrange bateau en fête, vous voilà soudainement dans le noir complet. La mémoire de Laura flancherait t-elle ? Peut-être ne veut-elle pas voir la vérité ou la maladie est de retour. Vous devez alors vous diriger " à l'ouïe ". Le mari vous guide de ses appels répétés tandis que les dangers sont aussi avertis par des bruits inquiétants que vous devez éviter en situant leurs emplacements au volume et à la direction du son qu'ils produisent. Ces séquences sont véritablement d'une grande puissance, comme des réminiscences de nos peurs du néant. Plus loin, un autre mécanisme mettra à l'épreuve votre sens de l'orientation dans l'obscurité, puisqu'à la manière de plusieurs contes mythologiques, vous ne pourrez regarder certains spectres, représentants de vos angoisses. Vous devrez alors fermer les yeux pour les traverser.
Malgré sa place prédominante, le scénario n'est pas à l'origine du projet. Nous sommes tout d'abord partis d'une idée de jouabilité : se déplacer en première personne les yeux fermés. Puis il a fallu dégager un thème : le souvenir. Sur ces fondations, la question principale est celle du héros et de sa "nemesis", ses ennemis. Le héros devait pouvoir arpenter les souvenirs d'autres personnes, ses ennemis étant les "phobies" de ces gens, leurs mauvais souvenirs. Il manquait alors un objectif pour le joueur et le héros. Quoi de plus universel que la réconciliation avec un être aimé ? A partir de ces éléments le contexte s'est mis en place : un huis-clos dans un institut, des personnages partiellement amnésiques, etc... The Eye est ainsi une oeuvre sensible et qui est loin d'avoir misé son va-tout sur l'ambiance terriblement déroutante. Visuellement, il y a du Fellini sous absinthe dans ce rendu vibrant, baveux et saturé. Un outil technologique est à l'origine de ces qualités : le Maratis-2-Eye, le même à avoir permis les séquences de cécité. La technologie mise en oeuvre est omniprésente dans Eye. La salle obscure constitue un tutorial pour mettre en relief le traitement du son dans toutes les parties "souvenirs" à partir du moment où on ferme les yeux. La base de ce traitement est la suppression des sons non indispensables à la localisation (ceux qui servent uniquement à créer l'ambiance) et de changer la façon dont le niveau sonore augmente quand on se rapproche de l'origine du son (roll-off). Quand on a les yeux fermés le niveau sonore est globalement plus faible que la normale mais augmente très rapidement quand on s'approche de la source sonore. Ce qui permet au joueur de détecter la proximité d'un danger, de l'éviter, et ainsi, de se déplacer dans le noir. Il n'y a pas grand-chose à dire de plus sur Eye. Comme tout jeu qui chatouille nos sens et perturbe nos habitudes, il convient mieux d'expérimenter pour comprendre. Comme dans un certain Fire Walk With Me, rejoindre Laura et mourir...
Trois questions à Vivien Chazel, chef de projet de Eye
jeuxvideo.com > Quelle est votre situation actuelle ?
Je suis aujourd'hui en stage chez Lexis-Numérique, studio francilien de création et production de jeu vidéo. Après de multiples missions éditoriales, je suis à présent junior producer, en relation directe avec les chefs de projet et la directrice de production. Mon expérience de 3 ans de collaboration avec Lexis sur IN MEMORIAM débouche aujourd'hui sur mon premier projet de A à Z : l'adaptation du jeu sur mobile. Cela permet de concrétiser sur le terrain et en équipe ma formation en "Conduite de projet" suivie à l'ENJMIN.
jeuxvideo.com > Avez-vous multiplié les communications avec des gens externes à l'école pour avoir d'autres points de vue sur votre projet ?
A chaque fois qu'il a été possible de présenter le projet à des intervenants extérieurs nous l'avons fait. Il s'agissait essentiellement des conférenciers et professionnels de passage à l'école. La dimension narrative étant importante sur le projet Eye nous avons eu recours à des acteurs que nous avons "castés" grâce à l'association Poitou-Charente Tournages. Nous avons enregistré leurs voix dans un studio à l'aide d'une directrice d'acteurs. Faire appel à des professionnels extérieurs au monde du jeu vidéo, participait pleinement à notre ambition de proposer un titre pouvant atteindre un public plus large que celui des passionnés de jeux vidéo.
jeuxvideo.com > Il semble s'agir d'un projet très clairement orienté PC. Mais pensez-vous tout de même qu'il puisse être facilement adapté sur console ?
Oui sans aucun problème. La différence de contrôleur ne posera pas de problème pour ce style de jeu. A vrai dire, l'ambiance passerait même mieux assis dans un canapé.
En termes de jeu, Eye se prêterait encore mieux à la console de salon, du fait de l'ambiance cinématographique et surtout des systèmes 5.1 Home cinéma, plus courants autour du téléviseur que de l'ordinateur. La manette ne représenterait pas un réel souci de maniabilité. Si nous avons développé et pensé le jeu sur PC, c'est plus pour des raisons techniques et économiques. Le moteur que nous avons employé est un moteur PC et notre expertise portait plus sur cette plateforme que sur les consoles de salon pour lesquelles nous n'avions pas de kit de développement.
Site officiel de Eye
Pour télécharger la démo de Eye