Il ne faut pas se mentir, la notion de difficulté n’avait pas la même importance dans les années 1990. Les studios ne disposaient pas des mêmes moyens et les hardwares limités empêchaient les concepteurs d’aller au bout de leurs idées initiales. Par conséquent, pour répondre aux limitations techniques, les développeurs ne pouvaient pas imaginer des quantités astronomiques de niveaux. Par exemple, un jeu comme Sonic the Hedgehog, que ce soit sur 8 ou 16-bits, ne dépasse pas les 45 minutes/1 heure dès qu’on le maîtrise. Les niveaux étaient souvent courts et il y avait alors une accumulation d’éléments (obstacles, ennemis…) pour que le joueur y trouve de la « durée » et du « challenge ».
Cet allongement artificiel de la durée de vie a très souvent été pointée du doigt par la presse spécialisée et les joueurs et certains studios ont été particulièrement visés. C’est le cas d’Infogrames, dont certains titres ont causé quelques crises de nerfs chez les joueurs. Il suffit de revoir les vidéos du Joueur du Grenier pour s'en convaincre. D’Astérix aux Schtroumpfs en passant par Tintin, tous ces titres adaptés de bandes dessinées ont subi les foudres des joueurs… non pas pour leur réalisation (souvent remarquable) mais plus pour leur injustice. Stéphane Baudet, le concepteur de ces jeux, explique la chose de la façon suivante :
En fait, nos jeux étaient assez courts, comparés aux Mario de Nintendo par exemple. Les rendre difficiles nous permettait d’allonger artificiellement la durée de vie. Les trois niveaux de difficulté proposés étaient également pensés en ce sens, mais globalement, on peut dire aujourd’hui qu’ils étaient en fait plutôt moyen, difficile et très difficile (et non pas facile, moyen et difficile). L’autre raison était qu’à l’époque, nous ne faisions pas suffisamment de playtests, c’est-à-dire de tests avec des enfants de la tranche d’âge auxquels ces jeux étaient destinés en priorité. La difficulté était réglée par les testeurs et l’équipe de développement, qui jouaient trop régulièrement et manquaient de recul. Pour eux, ces jeux étaient très faciles…
Eh oui, à force de passer des heures, jours et semaines sur un même niveau, la difficulté devenait, c'est le cas de le dire, beaucoup plus difficile à mesurer. Stéphane Baudet va même plus loin en détails en citant un autre de ses titres, les Schtroumpfs :
Le jeu fut jugé comme très difficile (pire qu’Astérix), mais ce sont surtout les adultes et notamment les journalistes qui se sont plains de sa difficulté. Les enfants eux, acceptaient plus facilement de refaire plusieurs fois de suite les mêmes enchaînements. Le problème vient du fait que le jeu a été testé par des joueurs hardcore qui parvenaient à le finir en une heure. De fait, nous avions tendance à rendre nos productions trop difficiles car on les connaissait par cœur. Malgré les trois niveaux de difficulté proposés, le principal défaut du jeu était qu’il était trop court. Augmenter la difficulté nous permettait de tirer artificiellement la durée de vie du jeu vers le haut. Je souhaiterais m’excuser auprès de ceux et celles qui se sont arrachés les cheveux sur les quelques passages vraiment très difficiles et sur les puzzles pas vraiment intuitifs… À cette époque, l’accessibilité des jeux n’était pas vraiment une notion qui était prise en compte : si nous comprenions ce qu’il fallait faire ou par où il fallait passer durant les phases de test, on considérait (à tort) que tout le monde s’en sortirait !
À l’époque, cette difficulté montrée du doigt a même eu un impact sur la situation de l’intéressé :
Pour revenir sur la difficulté, je rencontrais quelquefois de jeunes parents qui avaient offert le jeu à leurs enfants et qui me disaient tout le mal qu’ils en pensaient. Je me souviens des phrases du style : « Mais vous êtes des grands malades chez Infogrames ! Je n’arrive pas à passer tel ou tel niveau, alors comment voulez-vous que mon fils de 7 ans puisse finir le jeu ? » Dans certains diners, je devais rester évasif sur la nature de mon travail pour éviter de devoir me justifier ou aider le petit dernier à passer le niveau de la luge en fin de soirée… (rires) Comme quoi, la vie d’un développeur, ce n’est pas toujours de tout repos !
Les playtests se sont ensuite démocratisés afin que les studios jaugent plus facilement la difficulté des jeux à venir et sans doute aussi parce que les jeunes développeurs sont devenus parents… et que leurs progénitures se sont plaintes à leur tour.
Source : Interview Stéphane Baudet - Pix'n Love #10 / Pix'n Love #16