Carte blanche pour bolide rouge
Trois jeux, trois succès. En un peu plus de deux ans, Yu Suzuki s’est imposé comme un as dans le jeu de cartes de Sega. Mais il aimerait maintenant prouver qu’il peut lui aussi trouver des concepts originaux et novateurs, plutôt que d’être assigné sur des projets déjà en cours. Il se replonge alors dans ses idées, repensant au film L'Équipée du Cannonball mettant en scène Burt Reynolds et Roger Moore. Il y est question d’une épopée motorisée pas tout à fait légale à travers les Etats-Unis, mais ce qui plaît particulièrement à Suzuki, ce sont les décors. Il imagine alors un nouveau jeu de course qui n’en est pas vraiment un. Enfin si, mais un jeu de course contre-la-montre, pas contre d’autres bolides. Avec OutRun, le jeune employé de Sega veut mettre en avant le plaisir de conduire.
Pour ce faire, Yu Suzuki inaugure sa nouvelle façon de travailler, celle qui l’accompagnera dans beaucoup d’autres de ses créations. Il obtient en effet la permission de partir en voyage pour rapporter des éléments de travail, des photos et plus globalement, de l’inspiration. Pour profiter de paysages plus variés, il abandonne les Etats-Unis du film de Hal Needham et privilégie l’Europe. Commence alors un périple de deux semaines à bord d’une BMW 520 qu’il équipe d’une caméra. Francfort, Genève, Rome, autant de paysages qui inspireront ceux d’OutRun, sans oublier le détour par Monaco qui aura une importance capitale.
Naturellement, les Ferrari me faisaient rêver. Par-dessus toutes les autres, celle dont on parlait le plus à cette époque était la Ferrari Testarossa 12 cylindres. La première fois que je l’ai vue, c’était à Monaco et j’ai vraiment été touché par sa beauté. J’ai pensé : "il n’y a pas d’autre choix, c’est celle-là".
De retour dans les locaux de Sega, Yu Suzuki pioche parmi les quelques talents encore disponibles et forme une équipe de quatre programmeurs, cinq designers graphiques et un compositeur. C’est peu et le chef est lui-même obligé d’employer sa science du code afin de mettre au point les éléments les plus importants du soft. 8 à 10 mois durant, il va "quasiment vivre dans les locaux de Sega" et se concentrer uniquement sur sa vision pour ce titre : un jeu de conduite (et non pas de course), qui évite de frustrer le joueur en l’emmenant faire un tour sur les côtes européennes à bord d’une Testarossa. On s’installe confortablement, on choisit une chanson et on roule cheveux au vent, tout simplement. Pas d’explosions à tout va, pas de routes embouteillées, juste un bolide qui roule à 293 km/h et des virages à aborder le mieux possible.
Pour parfaire le tout, cette vision très japonaise des paysages européens est mise en musique de manière magistrale par le compositeur Hiroshi Kawaguchi. Quatre formidables morceaux, allant du rock au jazz latino. Suzuki manque d’effectif et se voit contraint de confier la réalisation de la borne à une autre équipe de Sega. Celle-ci conçoit quatre modèles offrant des reproductions plus ou moins complètes de la fameuse Ferrari pour laquelle Sega n’a d’ailleurs demandé aucune autorisation. Qu’importe, le "taikan game" débarque dans les salles d’arcade en septembre 1986 et régale les joueurs nippons et étrangers. Le magazine Computer + Video Games lui décerne même les prix du meilleur jeu et du meilleur jeu d’arcade de l’année 1988.
Le concept d’OutRun n’est pas de faire la course comme un fou pour arracher la première place. Le concept, c’est offrir un petit tour à une jolie fille assise à côté de vous, conduire une voiture luxueuse avec juste une main sur le volant et terminer à la première place quoi qu’il arrive – avec un bon temps d’avance.
After Burner, l’apogée des "taikan games"
« La raison pour laquelle nous avons fait After Burner, c’était parce que la "société N" avait un jeu de simulation de vol et Sega non, donc le CEO m’a demandé d’en faire un ». L’histoire du quatrième grand projet d’arcade de Yu Suzuki commence donc comme son premier, à cause de la grande rivalité avec Namco. La firme vient en effet de lancer Thunder Ceptor, sa borne la plus puissante jamais créée. Un beau matin de décembre 1986, Hayao Nakayama, le big boss, confie donc cette mission à son poulain en précisant que le résultat doit "rapporter plus que ses précédents jeux". Le ton est donné. Le problème, c’est que Suzuki a un caractère bien trempé et ne veut pas renoncer au rythme de travail qui est le sien. Que ce soit sur Hang-On, Space Harrier ou OutRun, il a toujours travaillé jusqu’à des heures indues, pour n’arriver qu’en fin de matinée le lendemain. Au Japon, on ne plaisante pas avec les conventions de la vie professionnelle, même chez Sega, qui fixe une heure d’arrivée limite à 8h30. Afin d’éviter de potentielles pénalités sur son salaire, le petit prodige obtient l’autorisation de quitter le nid et s’installe dans un appartement non loin du QG, le "Studio 128".
Dans ce que son collègue Mark Cerny qualifiera plus tard "d’endroit sale avec 13 programmeurs et une pauvre demoiselle qui préparait du thé", l’équipe imagine un jeu à l’univers fantastique inspiré par Le Château dans le Ciel du studio Ghibli. Une idée intéressante, mais rapidement anéantie par la direction de Sega qui rappelle à tout ce petit monde que l’entreprise a désormais des ambitions internationales et que l’univers du soft doit parler aux occidentaux. Exit Sheeta et Pazu, place au F-14, avion de référence pour nos amis américains. Dans ce titre baptisé After Burner, le joueur contrôle donc le puissant aéronef à travers une multitude de niveaux qui contiennent des hordes de chasseurs ennemis. Pour tenir le coup graphiquement, le hardware d’OutRun a le droit à de nombreuses améliorations et prend ainsi le nom de code "X Board". Mais si l’expérience est évidemment très agréable, c’est surtout la borne qui fait office de révolution. Sega va encore plus loin dans son approche spectaculaire en imaginant un cockpit capable de pivoter sur deux axes.
Nous avons utilisé un moteur à deux axes pour contrôler la borne. Un avion a une liberté à 360 degrés et les mouvements d’une machine d’arcade étaient limités, mais malgré ça, l’équipe hardware voulait faire une borne capable de tourner à 360 degrés. Un jour, mes collègues du hardware m’ont demandé d’aller sur le balcon en précisant "Ne va pas manger tout de suite". Je suis monté et j’ai vu une chaise accrochée à une masse de câbles. Ils m’ont attaché, poussé et je tournais en boucle sur le balcon du cinquième étage (rire).
Donc oui, nous avons fait beaucoup d’expériences, pour finir par comprendre qu’il faut que le centre de rotation soit autour de l’estomac de l’utilisateur, sinon il vomit. Le coût de développement était assez élevé et nous avons dû résoudre de nombreux problèmes. Tout le monde a travaillé très dur sur ça.
Depuis son fameux Studio 128, la petite équipe dirigée par Yu Suzuki met donc une nouvelle fois sur pied une machine extraordinaire, certainement plus que toutes les autres. C’est un mastodonte de 362kg et deux mètres de profondeur qui est livré à toutes les salles d’arcade du pays dès juillet 1987. Avec After Burner, on atteint des sommets en termes de "taikan games" et c’est certainement pour cela que la machine restera un emblème de la pop culture des années ’80. Son apparition appuyée dans le Terminator 2 de James Cameron n’y est certainement pas pour rien… Voyez plutôt l'extrait ci-dessous (à 0:45).
https://www.youtube.com/watch?v=heJBfReQF9QMais ce qu’il faut retenir, c’est que Yu Suzuki atteint ici le zénith de la première partie de sa carrière. Tout ce qu’il a accompli chez Sega depuis son entrée en 1983, toutes ces nuits à travailler tard depuis quatre ans, nous en retrouvons un glorieux concentré dans After Burner. Un jeu étourdissant et graphiquement époustouflant dont le concept épouse naturellement les spécificités de la borne qui l’accompagne. C’est aussi une philosophie qui réside dans cet appareil. Yu Suzuki et Sega, c’est l’art de la démesure. Des bornes toujours plus grosses, toujours plus folles et des joueurs qui en redemandent. La firme nippone dépense des sommes colossales pour permettre à son poulain de matérialiser ses ambitions, là où la plupart des autres studios du pays auraient certainement jeté l’éponge. Pas Sega, une entreprise souvent moins prudente que son rival Nintendo… Pour le pire et le meilleur. Mais pour le moment, la société dirigée par Hayao Nakayama est assise à la table des maîtres de l’arcade, tandis que Sega of America symbolise son ouverture à l’international.
Pour achever cette ère de la 2D, Suzuki fera évoluer une ultime fois sa formidable borne avec G-LOC : Air Battle paru en 1990. Ce successeur spirituel d’After Burner propose un rendu encore plus impressionnant, mais surtout une cabine gyroscopique capable de tourner à 360 degrés dans sa version R360. Assis dans son siège, l’utilisateur peut effectuer un tonneau complet en inclinant le joystick, tandis que l’appareil lui fera faire un véritable tour sur lui-même. Autant dire que cet OVNI fait son petit effet auprès des joueurs, même si son succès sera légèrement moins important que celui d’After Burner. Peut-être parce que les années ’80 sont désormais terminées, laissant place à une autre décennie qui, comme vous le savez, sera celle d’une nouvelle technologie. La 3D s’apprête à faire une entrée définitive dans l’industrie vidéoludique et Yu Suzuki s’en félicite. Lui qui s’est passionné pour cette forme de rendu graphique alors qu’il n’était encore qu’étudiant à l’université des sciences d'Okayama peut enfin dépoussiérer quelques-uns de ses vieux fantasmes…
Par souci de clarté, nous n’avons évidemment abordé ici que les œuvres les plus marquantes de Yu Suzuki. Il fallait malheureusement faire un choix et certains titres tels qu’Enduro Racer (1986), Power Drift (1988) ou GP Rider (1990) n’ont pas été évoqués plus en détails puisqu’ils reprennent globalement des concepts déjà connus en leur appliquant d’autres paramètres. Nous pouvons également citer ses RPG produits pour la Mega Drive, Sword of Vermilion (1989) et Rent A Hero (1991), deux excellents titres qui valent clairement le détour. Le premier est d’ailleurs considéré par beaucoup comme l’un des meilleurs softs de la machine.